par Marie Piquemal publié le 30 mars 2022
Cet article fait partie de notre exploration interactive de la Gare du Nord, à la rencontre des invisibles qui y vivent.
Son bureau est tout au bout de la voie 2. Du bâtiment vitré, elle surplombe les rails. Odile Girardière, 54 ans, y reste parfois des soirées pour recopier ses notes sur l’ordinateur. La journée (ou la nuit), elle consigne tout dans des carnets, qu’elle choisit avec une couverture rigide pour écrire debout, dans les courants d’air de la gare. «Ce sont juste des mots pour me rappeler des visages, des prénoms, des détails. C’est très important pour les fois suivantes, pour reprendre le fil.»
Ces carnets racontent les vies invisibles de la Gare du Nord, celles que l’on croise sans voir. Des histoires de sans-abris et de drogués. Derrière son masque, ses yeux sourient : elle kiffe ce métier qu’elle n’avait pas imaginé. Longtemps, elle a vendu des billets et des cartes Orange pour les trains de banlieue, puis grandes lignes. Avec le temps et Internet, les boutiques sont devenues plus rares, elle s’est retrouvée «animatrice qualité», sans envie. C’est là, dans les couloirs de Gares et Connexions, qu’elle rencontre par hasard Hervé, son prédécesseur. L’intitulé du poste «référent social de gare» est un peu abscons, mais sa réalité très concrète. Avec un paquet de clopes («ça facilite le contact»), elle sillonne quais, parkings, parvis et recoins pour aller vers les sans-abri.
«Dame parlant polonais /Bouton côté droit bouche/Peu sympathique /Cheveux courts /pantalon rouge
Lesly /refuse l’échange
Didier /va bien /hébergement jusqu’en février /Soins à Larib’ [hôpital Lariboisière, ndlr]
— Extraits des carnets d'Odile
Des morceaux de vie, en pièces détachées, elle en a rempli dix carnets, en cinq ans d’exercice. «Mes notes, je les transmets ensuite à mes coéquipiers. La dame polonaise par exemple, avec les signes distinctifs, ils l’ont aperçue. L’un d’eux parlait polonais. Un premier contact, elle s’appelle Yola. Petit à petit, on reconstruit les histoires.»Odile Girardière travaille en réseau - une toile d’araignée d’anges gardiens. Elle fait équipe avec deux policiers en civil de la brigade des réseaux ferrés (1), dont la mission est désormais tournée vers le social. Jamais loin : leurs acolytes de la SUGE (sûreté ferroviaire), en tenue mais à distance. Il y a ensuite Aux captifs, la libération,l’une des associations partenaires de la SNCF, avec son équipe gare dédiée. Un psy, une infirmière et un éducateur qui démêlent des gros nœuds, notamment administratifs : refaire des papiers d’identité à Malik qui se les est fait chiper, rouvrir les droits au RSA d’Ahmed, trouver un Ehpad pour accueillir Jean-Pierre, 67 ans, à la rue depuis cinquante ans. Ils font des merveilles.
Bobby apparaît à plusieurs reprises dans les carnets d’Odile. Juste le prénom, sans aucun mot derrière. «Je n’écris rien parce qu’on n’arrive à rien. Dès que l’un de nous s’approche, il se lève et il part.»Les bons jours, il répond «ça va», mais la plupart du temps il a déguerpi avant qu’ils n’arrivent. Bobby est toujours au même endroit : sur les grilles d’aération devant le Burger King, pour l’air chaud. Ou à l’intérieur, entre les deux ascenseurs. Il est pieds nus, ses ongles font la taille de quatre pouces. Son corps le démange, à cause des parasites, mais il refuse de l’aide, même pour une douche.
«C’est peut-être cela le plus difficile, souffle Odile, en baissant le regard. Accepter que des personnes refusent l’aide. Ne pas leur en vouloir, ne pas les juger.» Comme Bobby. Ou Eden, seule en gare, avec ses sacs. Odile l’a toujours connue. «Je me souviens très bien, c’était l’une de mes premières maraudes en 2016. Cette nuit-là, il neigeait, un froid pas possible, -10 °C en ressenti. Laisser cette dame seule, dans ce froid, c’était au-dessus de mes forces.» Elle se souvient avoir insisté. Longtemps. L’avoir suppliée. «Je m’identifiais à elle. Il ne faut pas. On ne peut pas forcer la main.» Elle regarde dans les yeux pour ajouter : «J’ai appris.» Bon, parfois, les tripes reprennent le contrôle. L’autre soir, c’était pour des Russes, sous drogue, avec leur ribambelle d’enfants : heureusement, les services sociaux sont vite intervenus.
En feuilletant ses carnets, les histoires remontent. «Je revis les moments.» Elle tire fort sur sa cigarette électronique en relisant les mots écrits sur Thierry. Un soir, sur les coups de 19 heures, en sortant du bureau. Elle le croise, le salue. Chose improbable jusqu’ici : il lui répond. «Les bras m’en sont tombés. Jamais ce n’était arrivé. Il s’est ouvert d’un coup.» Thierry parle alors à toute vitesse de son addiction à l’héroïne. De cette impression d’être un dans une marée, et ne pas vouloir d’aide à cause de ça : il est plus urgent d’aider les autres. Dans les jours suivants, sa peau est devenue jaune. Il est trop tard. Thierry est mort quelques semaines après.
En lui passant le relais, avant sa retraite, Hervé l’avait prévenue : «Dis-toi bien que tu es une cuillère à café dans un océan.» Elle sourit.
(1) Nous avions rencontré Badiaa et Manu l’année dernière, lors de notre premier reportage. Contactée, la préfecture de police n’a pas accepté qu’ils s’expriment dans Libération.
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