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mercredi 2 février 2022

Scandale Orpea Ehpad: «J’ai cru entrer dans une chambre mortuaire»




par Juliette Delage

publié le 31 janvier 2022
Anne Peignelin raconte à «Libération» les «deux dernières années inhumaines» qu’a vécues sa mère dans une résidence de la Vienne, avant de mourir d’une chute dans les escaliers. Elle va porter plainte pour «mise en danger de la vie d’autrui».

A l’aube de ses 91 ans, Lucette Peignelin est morte après une chute dans les escaliers. Pourtant, sa famille assure avoir alerté l’Ehpad où elle résidait à Neuville-de-Poitou (Vienne) de leur dangerosité. Ses deux dernières années de vie dans l’établissement ont été «inhumaines», raconte sa fille, Anne Peignelin, 52 ans, à Libération. Contactée, la résidence des Jardins de Charlotte «conteste les propos rapportés» et souligne que «dans le cadre de la dernière commission de sécurité qui s’est tenue en octobre 2021, l’accès à ces escaliers n’a jamais fait l’objet de remarque ou préconisation particulière». Anne, elle, voulait «simplement témoigner» pour que ce qu’a vécu sa mère «ne se reproduise plus jamais».

«Un jour, les médecins nous ont dit qu’on n’avait plus le choix : notre maman ne pouvait plus vivre seule. On était en février 2020, elle avait 89 ans, des troubles cognitifs de plus en plus importants, et ne pouvait plus bouger sans son fauteuil roulant. Pressés par le temps, nous avons commencé à visiter des Ehpad avec mon frère, François, dans la Vienne. C’était important pour nous qu’elle reste dans la région où elle vivait et où habite toujours une partie de notre famille.

«Quand on est arrivés dans la résidence des Jardins de Charlotte, qui appartient au groupe Orpea, j’avais l’impression qu’on nous vendait une croisière luxueuse et coûteuse, avec plein d’options. Ce qui nous a plu, c’est surtout sa petite taille, comparé aux autres que nous avions visitées. Alors oui, on a tout de suite ressenti l’aspect commercial, mais ça nous rassurait qu’elle soit dans un endroit “à taille humaine” plutôt que dans une structure gigantesque. Comme elle ne pouvait pas entrer dans la plus petite chambre avec son fauteuil roulant, on a réussi à négocier d’en avoir une plus grande au même prix : entre 2 500 et 3 000 euros par mois en fonction de l’évaluation de sa dépendance.

«La direction m’a dit que ce n’était pas grave»

«Elle est entrée quelques jours avant le premier confinement de mars 2020. Les visites étaient déjà fermées aux familles. Là aussi, ça m’a plutôt mise en confiance, je me disais qu’ils protégeaient bien les anciens. Forcément, ça a été difficile pour ma maman de s’adapter. On n’a pas pu aller la voir pendant des mois et elle n’était pas capable de répondre au téléphone toute seule. Je demandais régulièrement des nouvelles, on me répondait qu’on n’avait pas le temps de m’en donner. Heureusement, une aide soignante m’envoyait quand même des photos de temps en temps pendant ses repos.

«Quand je suis allée voir ma mère pour la première fois, en mai 2020, ça a été un choc. Elle avait le visage tout tuméfié. La direction m’a dit que ce n’était pas grave. Que ça n’aurait servi à rien de m’appeler. Et puis ça a recommencé. A plusieurs reprises, j’apprenais en allant voir ma mère qu’elle avait fait des chutes, qu’elle avait été recousue. Je trouvais ça anormal qu’on ne me tienne pas au courant. Mais, à chaque fois, on me formulait la même réponse “votre maman est fatiguée, à son âge c’est normal qu’elle fasse des chutes, ce n’est pas grave”. [A Libération, l’établissement assure “prévenir systématiquement les familles en cas de chute d’un résident”, ndlr].

«Pendant l’après-Covid, on allait la retrouver sur rendez-vous, ça semblait aller. Quand l’épidémie a ralenti et qu’on a pu la visiter à l’improviste, on a commencé à voir les choses différemment. Elle n’était parfois plus lavée, plus coiffée, plus habillée. Il arrivait qu’elle porte des vêtements qui ne lui appartenaient pas, que ceux que je lui offrais soient perdus malgré les étiquettes. Son matelas anti-escarres était dégonflé, elle dormait dessus à plat. Je me souviens de ma visite du 17 octobre 2021 : j’ai cru entrer dans une chambre mortuaire. Il était 15 heures, elle était dans les vapes, dans son lit, personne ne s’occupait d’elle. Et encore une fois la même rengaine : “votre mère est âgée, elle est fatiguée, c’est normal.” Leur bonne foi semblait s’effriter, et ma colère montait.

«Ma mère avait des troubles de la sénilité, elle n’était pas vraiment en mesure de verbaliser qu’elle était maltraitée. Mais dès le début, elle nous a parlé d’un escalier qui lui faisait peur, large et non sécurisé. Nous avons alerté la directrice, qui m’a répondu qu’il n’y avait jamais eu de problème et qu’ils surveillaient pour qu’il n’y en ait pas. Et puis le 4 décembre 2021, l’Ehpad a appelé mon frère. “Votre mère est tombée dans les escaliers avec son fauteuil, elle part aux urgences.” Ils nous ont dit de ne pas nous inquiéter, qu’elle était consciente, qu’elle s’était juste cassé le nez. J’ai contacté les urgences. Ils nous ont dit de venir. Ma maman avait de multiples fractures, c’était la fin. Elle est décédée le lendemain. La vie de ma mère s’est fracassée dans cet escalier. Une mort violente, faite de souffrances terribles. Et nous, la famille, on s’est retrouvés à devoir faire un Tetris entre le chagrin – ce qui est normal quand on perd un être cher – et la colère, un autre sentiment qui l’est moins.

«On ne se rachète pas une conscience comme ça»

«J’ai été reçue dès le lendemain avec mon frère par la directrice de la résidence et le directeur régional d’Orpea. Ils n’étaient pas franchement à l’aise. Ça a été tellement violent pour le personnel qu’une cellule psychologique a été mise en place. C’est d’ailleurs le personnel qui a immédiatement sécurisé l’escalier en positionnant des tables pour empêcher une nouvelle chute. Elles y sont toujours. La directrice m’a demandé si je les autorisais à venir aux obsèques. J’ai accepté pour les filles qui se sont occupées du mieux qu’elles ont pu de ma maman. Mais j’ai refusé pour la direction. Après tout, je n’étais qu’une cliente, ça faisait deux ans qu’on me l’avait bien fait comprendre. On ne se rachète pas une conscience comme ça.

«Quand j’ai vu le livre de Victor Castanet, entendu les témoignages d’autres familles, je me suis dit qu’il fallait aussi que je parle. Les deux dernières années de ma maman ont été inhumaines, je ne pouvais pas ne pas réagir. Avant même la sortie de l’enquête, j’avais pris rendez-vous pour porter plainte pour “mise en danger de la vie d’autrui”. Je ne demande pas d’argent. Je ne suis ni dans la haine ni dans la vengeance. Je veux juste que chaque papy, chaque mamie, puisse être en sécurité dans les établissements qui leur sont dédiés.»


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