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mardi 1 février 2022

Faut-il être parano pour avoir envie de changer le monde ?






Société
Antoine Rogé publié le 

Notre époque est traversée par des revendications politiques fortes, sur les questions économiques ou sociétales essentiellement. Comment se forment de tels discours ? Les individus qui portent haut et fort des revendications seraient-ils des paranoïaques qui s’ignorent ? C’est la thèse originale que discute le psychanalyste Benjamin Lévy dans L’Ère de la revendication. Manifester et débattre en démocratie(Flammarion, 2022). Éclairage.

Pourquoi tant de haine ? À force d’entendre les discours conservateurs sur la supposée « folie » LGBT, les « délires » antiracistes, la « fureur déchaînée » des Gilets jaunes et l’« hystérie » de la génération Greta Thunberg – parfois même renvoyés dos à dos avec la protestation des antivax et le fanatisme islamiste, on se prend parfois à se demander si ces exigences de changement de société ne relèveraient pas d’un même fond pathologique : un sentiment paranoïaque, qui correspondrait à une lecture du réel biaisée née d’affects contrariés.

C’est toute l’ambiguïté du concept de « revendication », qui véhicule à la fois l’idée d’une cause à défendre (aujourd’hui principalement en vue de la meilleure inclusion d’un groupe dans la société) et celle, portée par l’étymologie du terme, d’une âpre « vindication » vengeresse, marquée par le vertige de détruire ou de punir. Mais pointer du doigt ce qu’il y a de psychologiquement problématique dans l’acte de revendiquer, n’est-ce pas tout simplement faire le jeu des véritables ennemis de la démocratie, ceux pour qui le désaccord, la liberté de débattre et de critiquer sont insupportables ?

La frustration, mère de toutes les revendications

Cette question permet une réflexion renouvelée sur l’articulation de la politique et des passions, que conduit habilement le psychanalyste Benjamin Lévy dans son premier livre, L’Ère de la revendication, croisant les approches de la philosophie, des sciences sociales et de la théorie psychanalytique (freudienne, mais pas seulement) en vue d’élucider les mécanismes par lesquels « une même source – la frustration – peut donner naissance aux revendications qui vont dans le sens du dialogue démocratique comme à celles où s’initient des dynamiques meurtrières ».

Laissant de côté les revendications individuelles, telles qu’elles peuvent se trouver formulées par exemple chez les « abonnés » aux procédures judiciaires, l’ouvrage accorde une attention privilégiée à la revendication comme phénomène collectif, et plutôt à sa face sombre – pour mieux la distinguer de sa forme lumineuse. C’est-à-dire au cheminement possible vers la violence et le dogmatisme aveugle qui prend son point de départ dans l’absence de « tolérance à la frustration », que Mélanie Klein (1882-1960) avait théorisée comme l’un des moments d’apprentissage nécessaires dans la formation d’une psyché saine chez l’enfant. Irrémédiablement humilié par le sentiment de sa propre impuissance, « soudé » à l’objet de son désir, le sujet est incapable d’y renoncer, faute d’avoir opéré préalablement ce que Freud nommait le « refoulement originaire », qui n’est pas seulement le deuil d’un objet particulier, mais le fait de céder une partie de ses pulsions, faculté qui conditionne l’entrée dans la vie sociale et qui est la contrepartie de ses avantages.

Un tel rapport de réciprocité, dont Benjamin Lévy montre qu’il est également pensé par RousseauDurkheimMauss ou Lévi-Strauss, fait défaut au niveau du langage. La revendication s’y exprime en effet sous la forme de l’« assertitude », terme forgé par la psychanalyse française il y a quelques décennies pour qualifier la parole unilatérale des paranoïaques, absolument pleine d’elle-même dans la dénonciation de la vacuité des paroles des autres.

Des paranoïaques sous influence

Spécialiste de la paranoïa, Benjamin Lévy la voit en effet à l’œuvre dans les discours complotistes, les dérives sectaires et terroristes, et jusque dans la mégalomanie nationaliste de TrumpPoutine ou Erdoğan, dont les propos tiennent souvent plus de la vindicte que de la revendication élaborée. Mais le propre de ces délires de persécution et de ces revendications paranoïaques est qu’ils prennent une forme collective dans laquelle s’efface toute singularité désirante et pensante de l’individu, dissolution favorisée par l’essor d’internet, formidable caisse de résonance des mal-êtres.

Toutefois, Lévy récuse la thèse du « loup solitaire » et il ajoute, fidèle au Freud de Totem et Tabou (1913), que la présence d’un « chef de horde »(comme l’était la figure patriarcale écrasante de Moïse vis-à-vis du peuple juif, avant que celui-ci ne s’en libère par un parricide originel) reste nécessaire pour enter ces frustrations sur un thème commun, les organiser dans une vision cohérente du monde et entretenir le « masochisme » des affidés qui sert de principal moteur pour les passages à l’acte.

Or, si les chefs de horde sont en mesure d’instrumentaliser une frustration insurmontablec’est faute de « rites », de médiations pour les accueillir et les canaliser – qu’il s’agisse de la structuration qu’apportaient naguère (et peinent à entretenir) les partis politiques, les syndicats et les tribunaux aux revendications –, ou de la « sublimation » du sentiment de frustration par la culture, mécanisme qui permet en principe, selon Freud, de reporter nos pulsions agressives vers un objet de satisfaction symbolique compatible avec la vie sociale.

Revendiquer, est-ce forcément délirer ?

Ce tableau pessimiste est aussi une manière de dessiner, en négatif, la revendication constructive et démocratique, celle qui se donne à entendre verbalement et initie un dialogue, même s’il peut être houleux, parce que la parole d’autrui n’est pas d’emblée disqualifiée et que les demandes proférées ne sont pas l’expression d’une méfiance généralisée, mais possèdent un contenu déterminé et n’impliquent pas l’abolition du jugement individuel. Cette caractéristique est aussi celle qui permet de les mettre à l’épreuve du réel, tandis que les entrepreneurs de la haine fabriquent d’emblée un glacis protégeant leurs revendications morbides de toute contestation.

Un tel effort analytique permet d’opérer des distinctions utiles entre le bon grain de la demande légitime et l’ivraie de la dérive revendicative maladive et à en croire l’auteur, l’enjeu de ce départ n’est pas que théorique, tant il est vrai que « le statut de victime est difficile à assumer pour les personnes dont on pourrait attendre qu’elles veuillent légitimement se le voir décerner. Chez elles, l’exigence légitime de réparation se trouve souvent bâillonnée par la crainte de passer pour un revendicateur maladif ». Alors que la paranoïa propre aux psychanalystes, s’il en était une, pourrait être de croire apercevoir la paranoïa en toutes choses, on ne peut que saluer cette volonté de lutter contre la pathologisation systématique des revendications politiques.

L’Ère de la revendication. Manifester et débattre en démocratie, de Benjamin Lévy, vient de paraître aux Éditions Flammarion, coll. Delta. 336 p.


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