par Anaïs Moran
Sa vie, aujourd’hui ? Il dirait qu’elle est comme «endormie». Figée dans l’air immobile de ses deux dernières années. Empêchée, piégée entre quatre murs érigés par le Covid-19. «Tout mon quotidien est à l’arrêt», témoigne Frédéric Baudrillard, 47 ans, masque blanc sous regard azur, posté à l’autre bout d’un banc public de Pontault-Combault, en Seine-et-Marne. Atteint d’une mucoviscidose, transplanté des deux poumons en 2016, l’homme fait partie de ceux qu’on appelle les immunodéprimés. Son corps est une muraille battue en brèche. Ses défenses, déficientes et altérées par sa maladie, sont stimulées par la prise journalière de cinq comprimés. «Mon équilibre a toujours été fragile, vulnérable face aux virus et bactéries en tout genre, souffle-t-il. L’arrivée du Sars-CoV-2 m’a fait basculer dans une autre dimension.»
Le quadragénaire n’est jamais vraiment sorti du premier confinement. Barricadé avec ses deux chats, cet employé de Colissimo a pratiquement télétravaillé sans discontinuer. Encore aujourd’hui, il se refuse toute sortie au restaurant. Décline systématiquement les soirées poker du vendredi organisées par sa bande d’amis. Ne voit plus son frère qu’en coup de vent, pense souvent à sa mère qu’il n’a serré qu’une seule fois dans ses bras en deux ans. C’était au printemps 2021, il venait de recevoir sa troisième dose de vaccin. «Mon unique moment d’insouciance dans cette crise sanitaire, avant que j’apprenne que les injections n’avaient quasiment pas d’efficacité sur moi. L’information a été terrible à encaisser. Voir les gens retrouver pas à pas le cours de leur vie et arriver à se projeter dans le futur, c’est heureux et douloureux à la fois, parce que tout cela m’est inaccessible.» Vacciné une quatrième fois cet hiver pour retenter de booster la réaction de son organisme, Frédéric Baudrillard n’a acquis ni anticorps puissants ni tranquillité de l’esprit. Alors, depuis la fenêtre de son appartement du centre-ville, il regarde le temps défiler sans lui.
Traitements incapables de prendre le relais
Ils sont environ 230 000 en France, selon le Conseil d’orientation de la stratégie vaccinale. Greffés, dialysés, porteurs de maladie auto-immune ou de déficits héréditaires, patients touchés par certains cancers : tous désarmés sous une même épée de Damoclès. Car bien que prioritaires depuis le début de la campagne vaccinale et déjà autorisés à une quatrième (voire cinquième) doses de rappel, ils ne répondent pas − ou trop peu − aux injections contre le Covid-19. Une situation angoissante qui n’a fait que décupler ces dernières semaines avec l’irruption d’omicron, son extrême contagiosité et sa libre circulation assumée par les autorités. Cruelle, aussi. Alors que le pays croit apercevoir de nouveau un fragment de lumière, osant rêver au retour des jours heureux au regard des caractéristiques du variant et de l’optimisme du gouvernement, les immunodéprimés sont encore plongés dans le noir. D’autant que les traitements sont incapables, pour l’heure, de prendre pleinement le relais de la vaccination.
Le médicament Ronapreve, formule de deux anticorps monoclonaux (reproduits en laboratoire en grande quantité) la plus utilisée jusqu’alors dans les hôpitaux, ne fonctionne pas sur omicron. L’antiviral curatif Paxlovid de Pfizer, autorisé le 21 janvier par la Haute Autorité de santé, est contre-indiqué «chez les personnes avec une insuffisance hépatique ou une insuffisance rénale» sévères. Son déploiement commence à peine en ce début février, comme celui de l’anticorps monoclonal sotrovimab, du laboratoire GSK. Aujourd’hui, seul le médicament Evusheld d’AstraZeneca est utilisé, mais son accès est limité − au 18 janvier, 4 000 patients immunodéprimés en avaient bénéficié, selon le ministère de la Santé − et son efficacité désormais partielle en raison du variant. Laissant cette population en première ligne face au risque de développer une forme grave de la maladie. «Les personnes immunodéprimées représentent actuellement 15 % à 30 % des malades hospitalisés pour Covid-19 en soins critiques en fonction des établissements», alertent les experts du Conseil scientifique dans leur avis du 19 janvier (1). Précisant qu’il s’agit bien là d’une «surreprésentation majeure», avec un «pourcentage de décès qui demeure élevé compte tenu de leur âge».
Voilà pourquoi David Scala, 37 ans et «deux reins atrophiés», a pris la lourde décision de ne pas remettre ses deux garçons en classe de maternelle et de primaire à la rentrée, le 3 janvier. «Le protocole annoncé par Jean-Michel Blanquer semblait totalement hors-sol pour ma femme et moi. C’était comme s’il pariait sur la tête des gens,relate ce jeune père malade, branché chaque matin depuis 2017 à sa machine de dialyse pour suppléer son insuffisance rénale. Bien sûr, quand on se réveille le matin et qu’on voit nos gamins privés de leurs copains et d’apprentissage, on culpabilise, on se tape la tête contre les murs. Mais sans autoconfinement, je risque d’y passer, donc comment on fait ?» La famille habite une maison au toit couleur café, bordée de conifères, dans un coin de Corrèze où le taux d’incidence s’envole depuis les vacances de Noël. Cet ancien plombier-chauffagiste en invalidité le sait car il épluche les chiffres tous les soirs. «A défaut de dompter sa peur, on essaie de maîtriser les données pour adopter au mieux nos comportements à un instant T. Autant de cas, on n’avait jamais connu ça.»
Les Scala, vaccinés, savent qu’ils se font «taxer d’enfermistes». Ça bruisse dans leur village de Saint-Bonnet-l’Enfantier, dit David. «On passe pour des râleurs et des trouillards excessifs. Alors qu’on fait simplement de notre mieux pour éviter un drame.» Les journées sont étouffantes, parfois électriques. Sa compagne, en arrêt de travail pour une blessure à la main, s’inquiète de plus en plus des potentielles conséquences de leur décision. «On se prend le chou entre nous, parce qu’on ne veut pas être hors la loi vis-à-vis de l’école. On veut le meilleur pour nos fils, mais on navigue totalement à vue, on ne se sent pas du tout soutenus», glisse le Limousin. Le couple envisage de faire cours à la maison par le biais du Centre national d’enseignement à distance (Cned). Ou bien à installer jusqu’à nouvel ordre David dans les 10 mètres carrés de buanderie, pour que les petits, 3 et 9 ans, puissent retrouver un semblant de normalité. «Aucune solution n’est satisfaisante, tout n’est que casse-tête. On a le sentiment d’être tombé dans un calvaire infini.»
«Un tunnel sans fin»
Déjouer les menaces d’un coronavirus rusé et omniprésent. Avoir toujours un coup d’avance. Mesurer chaque bénéfice-risque, et s’ajuster. Hélène Devoet, 31 ans, ne connaît que trop bien. Depuis la fin de la première vague et du déconfinement, elle fait tout pour maintenir sa «bulle de survie» étanche. Victime d’une méningite aiguë en 2013, elle est passée par plusieurs amputations et par l’épreuve de la réanimation, puis du centre de rééducation pendant près d’un an et demi. Sa mère lui a offert l’un de ses reins en 2015 pour remplacer ses deux organes anéantis. «Je ne veux pas retourner en réa. J’y suis restée deux mois, dont sept jours dans le coma, il m’a fallu six mois pour me remettre debout. Si le Covid me renvoie là-bas, je ne sais pas si je serai capable de me relever une seconde fois.»
Elle vit dans un T2 à Courbevoie (Hauts-de-Seine) avec son compagnon et leur chien Louna. Recluse et privée d’horizon. «Les soirées, les cinémas, c’est fini. Les bars et les dîners avec les proches aussi. Ma méningite m’avait déjà fait perdre un temps tellement précieux. Je commençais à profiter de la vie, et là, le Covid me renferme dans un tunnel sans fin.» Il y a eu des moments de répit. Quelques douces semaines cet été, durant lesquelles la jeune femme s’était autorisée des week-ends à deux et des terrasses en famille. Une simple parenthèse. Cela fait des semaines qu’Hélène Devoet, quatre doses de vaccin quasiment caduques selon son test de sérologie, ne voit presque plus que sa voisine de palier de 72 ans, tout aussi solitaire et prudente, pour leurs promenades de l’après-midi. «Mon compagnon, conducteur de travaux, rentre chez ses parents à Meaux dès qu’il y a un soupçon de possibilité qu’il soit cas contact. Je lui demande systématiquement s’il a bien mis son masque au travail. Ce n’est pas une vie…»
«Une sorte de planète inconnue»
L’hypervigilance les consume. A Strasbourg, Carmen Hadey, atteinte d’une hépatite B chronique, souffre d’anxiété autant que «du manque de spontanéité» de ce mode de vie. Calculer chaque durée d’exposition potentielle en amont de toutes virées dehors, anticiper les moments d’afflux avant de prendre le tram, descendre au moindre mouvement de foule, désinfecter une à une les courses avant de les ranger, prévoir quinze jours à l’avance chaque rencontre avec l’un de ses deux enfants afin que tout le monde prenne ses dispositions : ses nouvelles routines ascétiques «emprisonnent son cerveau dans un surmenage exténuant», décrit cette femme de 61 ans, qui n’a reçu qu’une seule dose à la suite des complications de santé.
Certains sont minés par le poids des détails, pris en tenaille par une kyrielle d’interrogations nécessaires, par exemple sur la meilleure tactique à adapter lors des courses. Faut-il plutôt rester très peu de temps dans la boutique mais être contraint d’y aller fréquemment, ou l’inverse ? Sur ce sujet, Joëlle Kerempichon a tranché pour le drive de son supermarché. A côté, la Bretonne s’organise avec le boucher pour que son mari n’ait plus qu’à passer récupérer leurs pièces de viande. Sa boulangerie aère toujours pour elle sa boutique en matinée. «Le dehors, c’est devenu une sorte de planète inconnue qui me fout la boule au ventre», dépeint cette néoretraitée de 64 ans, en lutte contre un lymphome depuis cinq ans. Son univers gravite autour de la ville de Plestin-les-Grèves (Côtes-d’Armor), dont elle n’arpente les rues qu’en tenue de scaphandrier − couvre-chef, lunettes, masque FFP2. «Je me bats contre cette saloperie de cancer comme pas permis, j’ai déjà gagné une année de vie, c’est hors de question que je parte à cause du Covid-19. Ça n’aurait aucun sens.»
Joëlle Kerempichon n’accueille plus sa fille que devant la porte de sa maison. «Son boulot à la poste, avec tout ce monde, c’est juste trop dangereux.» Elle n’a jamais embrassé ni porté son «amour de petite-fille», née le 23 août dernier. Elle s’est seulement autorisée à recevoir sa grande sœur de 9 ans l’après-midi de Noël. «Pour dire bonjour, elle a eu l’instinct de venir se coller le dos contre moi, précise-t-elle, émue. Le reste du temps, on a gardé nos distances. Je lui dis « mamou elle t’aime quand même tu sais», sauf que je sens bien que tout ça est un peu traumatisant.» La grand-mère songe à l’emmener découvrir l’air montagnard ce mois-ci, dans un logement qu’elle nettoierait «entièrement au Sanytol» à son arrivée. «Je me dis qu’elle a quand même le droit de graver quelques moments de bonheur avec moi. Je le fais aussi pour mon mari. Je veux lui offrir des instants heureux. Une sorte de bouffée d’oxygène pour s’échapper de notre emprisonnement…»
«Chacun pour sa gueule»
Car dans cette épreuve, les proches sont pieds et poings liés. A Wargnies-le-Grands (Nord), Thierry Rocquet, 60 ans, greffé d’un rein, diabétique de type 2, victime d’un infarctus au printemps 2020, s’est forgé un bouclier. Sa femme Maryse, roc d’amour et d’inquiétude, s’affaire tous les jours à le consolider. «Son enfer est le mien», énonce-t-elle. Non sans ricochets sur sa propre santé. La semaine passée, elle en est venue à déprogrammer une échographie, «trop stressée» à l’idée de revenir infectée. «On sait que les soignants asymptomatiques travaillent. Cela aurait été imprudent.» Son mental est également durement éprouvé. Il y a un an et demi, cette jeune retraitée a même fini par être hospitalisée un mois en unité psychiatrique, complètement «démolie». «J’avais atteint un point de pression trop grand. J’avais perdu l’appétit et le sommeil. Ce qui m’a vraiment fait flancher, c’est mon rapport avec mes propres enfants. J’avais peur de les recevoir. Parfois, je n’avais même pas envie car je craignais beaucoup leur réaction. Je me demandais si j’avais le droit de les obliger à mettre le masque, à faire un test avant de venir. Si j’avais le droit de leur imposer nos nouvelles conditions de vie.» Le 31 décembre, une amie lui a demandé par SMS : «Qu’est-ce qu’on peut vous souhaiter pour la nouvelle année ?» Maryse Rocquet a simplement répondu : «De la sérénité.» Thierry, lui, aimerait voir le gouvernement faire preuve d’un peu plus d’attention à leur égard : «Le Président a ouvert les vannes. On a l’impression d’être oubliés par les pouvoirs publics de notre pays.»
Face à ce futur suspendu, chaque individu cristallise son dépit et son indignation à sa manière. Chez Joëlle Kerempichon, par exemple, la colère est dirigée contre ces «gens qui pourraient être protégés et qui ne se vaccinent pas et ne veulent rien entendre». Sans se rendre compte de la chance qu’ils ont, s’indigne-t-elle. «Moi j’en veux aussi aux désinformateurs, développe Frédéric Baudrillard. Ça fait deux ans qu’il y a des types qui, depuis les plateaux télé ou leur salon, n’affirment que des âneries et les font entrer dans la tête des gens.» Pour Hélène Devoet, l’exaspération se focalise sur les sans-masques, masques sous le nez, masques au menton : «C’est chacun pour sa gueule. Il n’y a aucun respect pour les gens fragiles, aucune prise de conscience collective.» David Scala pense pareil : «A la télé l’autre jour, j’entendais un présentateur dire qu’il en avait plein le dos. Mais nous, on devrait dire quoi alors ? Les gens veulent laisser tomber les gestes barrière, ils répètent à tout va qu’il faut arrêter d’avoir peur et vivre avec le virus. Elle est où l’humanité là-dedans ? Personne ne se soucie de nous. On est les laissés-pour-compte.» Dans leur dernier avis, les membres du Conseil scientifique qualifient les immunodéprimés d’«invisibles» et interpellent : «Il s’agit de créer une bulle de compréhension, d’empathie, de solidarité et de protection autour de cette population.»
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