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lundi 31 janvier 2022

«En éradiquant nombre d’espèces sauvages, les humains deviennent la cible privilégiée des virus»

par Catherine Calvet

publié le 3 février 2021

Dans son dernier ouvrage «A l’Aube de la 6e extinction. Comment habiter la Terre», le paléontologue Bruno David décrit les menaces fulgurantes qui pèsent sur certaines espèces, un effondrement dont l’homme est la cause principale. Il rappelle que la biodiversité est notre assurance vie, notre meilleure alliée contre les pathogènes. 

Président du muséum national d’Histoire naturelle et paléontologue, Bruno David a récemment publié un livre d’une grande clarté sur un sujet multiforme, la biodiversité. Dans A l’Aube de la 6e extinction. Comment habiter la Terre (Grasset, ­janvier), ce biologiste de formation ne renonce pas ­devant la complexité du sujet, et parvient à nous faire sentir humbles devant cette innovation permanente, cette imprévisibilité qui n’est autre que le cœur de la vie sur Terre.

Cette pandémie est-elle directement liée à l’effondrement annoncé de la biodi­versité ?

Le déclin de la biodiversité, conséquence de notre mode d’existence, contribue à pro­voquer des pandémies d’origine animale, les zoo­noses, maladies transmises des animaux vers l’humain. Il y a d’abord la promiscuité que nous avons développée avec un certain nombre d’animaux sauvages, en empiétant sur leur domaine naturel ou en les important sur nos territoires humanisés. Ces contacts favorisent bien sûr le passage d’un virus d’une espèce animale à l’humain. Autre cause, la domestication. Les premières zoonoses sont arrivées avec la domestication de certains animaux dès le Néolithique il y a 10 000 ans, comme la variole. La pratique de l’élevage ­intensif est aussi devenue la source de nombreuses zoonoses potentielles.

Mais surtout en éradiquant nombre d’espèces sauvages, les humains deviennent la cible ­privilégiée des ­virus. En effet, un virus se retourne toujours vers l’espèce dominante dans une logique de survie et de propagation. Plus nous préserverons une grande diversité, plus les pathogènes se répartiront sur un grand nombre d’espèces et seront susceptibles de nous épargner.

A propos d’élevages intensifs, vous parlez d’ailleurs de véritables «bombes virales»…

L’élevage intensif est non seu­lement source de promiscuité, ­entre les animaux eux-mêmes et entre humains et animaux, mais aussi de perte d’identité, car les animaux en question sont presque des clones, tous issus d’un même ou de quelques reproducteurs. Un festin pour un pathogène qui peut attaquer tous les individus en même temps sur le même mode. Il ne servira à rien de bourrer ces animaux d’antibiotiques qui agissent sur certains pathogènes bactériens mais sont sans effet sur les ­virus.

Les humains se déplacent beaucoup, et ils ont créé de nouvelles voies de commu­nication empruntées aussi par les animaux…

Un exemple. Beaucoup d’espèces marines empruntent le canal de Suez, ce qui a consi­déra­blement modifié les environ­nements de la Méditerranée orientale. Il existe une ­géographie des espèces ani­males, «la bio­géographie», qui étudie la répartition des ­espèces ­vivantes sur Terre. Il existe des régions, des provinces et même des sous-provinces qui se définissent par la coexistence d’une ­certaine faune et d’une certaine flore, dans le ­domaine marin comme dans le ­domaine ­terrestre.­

Depuis cent cinquante ans, il y a tellement d’individus de diverses espèces qui ont pris le canal de Suez pour s’installer en Méditer­ranée orientale qu’on parle aujourd’hui de «province lessepsienne» [Ferdinand de Lesseps, architecte du canal de Suez, ndlr]. Ces espèces ont souvent pris le bateau ou tout du moins les ballasts de ces bateaux (réservoir d’eau de grande capacité équipant certains navires). Le réchauf­fement climatique joue aussi son rôle dans cette migration de l’océan Indien vers la Méditerranée orientale qu’il rend accueillante à des ­espèces tropicales. Certaines de ces espèces migrent même aujourd’hui vers la Méditerranée occidentale.

De façon plus générale, nombre d’espèces accélèrent leur migration grâce aux infras­tructures et aux moyens de transport installés par les humains, même si elles seraient poussées à se ­déplacer par elles-mêmes, plus lentement, sous l’influence du réchauffement climatique. On peut ajouter que celles qui sont transportées non intention­nellement ne survivraient pas dans de nouvelles contrées plus au nord s’il y avait encore des ­hivers très rigoureux.

Pourquoi parlez-vous de match inégal ­entre les deux combats qui sont à mener aujourd’hui : la lutte contre le réchauf­fement climatique et celle contre la disparition de la biodiversité ?

Il faut bien sûr se préoccuper des deux. Le climat est également une urgence. Mais la bio­diversité est une notion beaucoup plus dif­ficile à comprendre, à cerner. Bien que ce soit exact, il ne suffit pas de dire que c’est ce qui est vivant sur Terre.

Alors que nous disposons de mesures, de chiffres concernant le réchauffement clima­tique, il est bien plus difficile de mesurer ­l’effondrement de la biodiversité. Son déclin se fait de façon presque invisible. Même si l’on constate autour de nous la disparition locale de certaines espèces d’oiseaux ou d’insectes, on ne réalise pas facilement l’énorme chute des effectifs des espèces que nous voyons ­encore. Car le bon fonctionnement des écosystèmes dépend aussi du nombre d’indi­vidus par espèce qui dépend de leur ­fertilité et des chances de survie des nou­velles générations. L’abondance, c’est-à-dire le nombre d’individus dans une population ou une espèce, est une notion clé, c’est elle qui détermine les relations et les synergies entre les différentes espèces.

Le vivant est-il beaucoup plus complexe que le climat ?

Oui car, contrairement au climat, on ne peut pas modéliser l’ensemble du vivant pour la simple raison qu’il ne répond pas à une ­logique déterministe ; le vivant est en évo­lution constante, en perpétuelle innovation depuis 3 800 millions d’années. Souvent on a pensé le contraindre, le diriger, mais il a généralement réagi autrement par rapport à ce que nous ­attendions et de façon complè­tement imprévisible. On exerce sans toujours le savoir des pressions de sélection darwinienne qui provoquent souvent d’autres effets que ceux ­escomptés. Par exemple, l’Australie et la Nouvelle-Zélande étaient envahies par les lapins, les autorités ont donc décidé d’introduire un nouveau prédateur pour contenir l’espèce ­invasive : le furet qui est la version domes­tique du putois. Le furet se reproduit très mal dans la nature donc, a priori, il ne ­risquait pas de devenir invasif. En Nouvelle-Zélande, on a toutefois croisé des furets avec des putois afin qu’ils s’adaptent mieux à un environ­nement sauvage. Aujourd’hui, on se retrouve avec des furets devenus sauvages qu’il faut éradiquer. Tout cela signifie que l’on ne peut pas prétendre gérer la nature, nous ne sommes pas des démiurges. Il faut renoncer à cette arrogance dans notre rapport à la ­nature. Nous pouvons agir, mais en restant modestes. La vie ne se gouverne pas. Il faut se défaire de notre déterminisme.

La prise de conscience de l’effondrement de la biodiversité est beaucoup plus ­récente que celle du réchauffement ­climatique, pourquoi ?

Oui, on le voit dans les différentes institutions internationales. Le Giec est plus ancien que la Plateforme intergouvernementale scien­tifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (Ipbes). Et les ­rapports du Giec sont aussi beaucoup plus ­médiatisés. Il est plus rapide et facile de comprendre que l’année 2020 est la plus chaude enregistrée depuis cent cinquante ans que de saisir les implications d’une étude sur les pollinisateurs. Car si l’on peut étudier le climat globalement, on n’appréhende la biodiversité que par petites touches. On peut calculer un indice climatique mondial, mais pas un indice mondial de la biodiversité. Certes, il convient d’être le plus pédagogue possible, mais on ne peut pas ­réduire la complexité inhérente à la vie en deçà d’un certain seuil. Il faut accepter de se coltiner une part de complexité, même dans les médias.

La biodiversité s’effondre-t-elle aussi dans nos imaginaires ?

Oui, ainsi une équipe du muséum a mené une étude très originale sur la diminution de la biodiversité dans les dessins animés de Disney. Cette étude met le doigt sur notre amnésie environnementale. On a parfois du mal à se souvenir du climat dans lequel nous ­vivions il y a cinquante ans mais c’est encore plus dif­ficile concernant la biodiversité. On se souvient mieux de la neige plus fréquente l’hiver que du nombre d’espèces d’oiseaux qui nous entouraient alors. On se souvient moins bien de ce qui a disparu, d’autant que ce n’est pas une hécatombe avec des morts bien visibles mais un déclin diffus et souvent impercep­tible. Il faut simplement savoir qu’au bout du déclin, il pourrait bien y avoir l’extinction.

Dans ce livre, vous rétablissez aussi des échelles temporelles très signifiantes…

L’échelle de temps humaine n’est rien par ­rapport à celle de l’évolution. La biodiversité a mis des centaines de millions d’années à se mettre en place et à évoluer. Quand on ­ «tripote» la biodiversité, on intervient sur un processus qui a mis très, très longtemps à s’installer. On dérègle des processus qui ont pris parfois des millions d’années à se ­réguler. De même, les dérèglements auxquels nous assistons aujourd’hui vont mettre un temps très long à se rééquilibrer et, s’ils y parviennent, ce ne sera pas un retour à un état initial car l’évolution ne revient jamais en arrière. J’ai une ­double formation, de biologiste mais aussi de géologue, et la ­géologie est une bonne école du temps long.

On parle de sixième extinction, mais à quoi ressemblaient les précédentes ?

La première a eu lieu alors que la vie était ­exclusivement marine. La deuxième a eu lieu à l’ère primaire, lors du dévonien. La troisième fut la plus importante, elle s’est produite à la fin de l’ère primaire, nombre d’espèces ont alors totalement disparu. La quatrième extinction, au début de l’ère secondaire. La cinquième est la plus connue, c’est celle de la disparition des dinosaures non aviens et des ammonites. Ces cinq extinctions ont eu des impacts très différents sur la richesse de la biodiversité. Lors de la troisième extinction, près de 90 % des espèces ont disparu. La vie n’a pas été en danger d’extinction totale, les ­micro-organismes ont très bien résisté, mais c’est un énorme bouleversement, les éco­systèmes d’après cette crise ne ressemblent pas du tout à ceux d’avant. La cinquième que nous connaissons le mieux n’a pas éradiqué autant d’espèces mais les espèces qui ont été touchées étaient des espèces clés dans les ­écosystèmes. Celles-ci structuraient ces derniers, et leur disparition a induit des bouleversements considérables. Faire disparaître les ammonites des océans du secondaire reviendrait aujourd’hui à faire disparaître presque tous les poissons. Mais c’est justement cette disparition qui a permis le développement des poissons alors qu’au même moment, la disparition des dinosaures ­ouvrait la porte à l’émergence d’une grande diversité de mammifères.

Et quelle est la caractéristique de cette ­sixième extinction ?

La première est qu’elle est due à une seule ­espèce, la nôtre. Et elle va beaucoup plus vite que les précédentes, elle va 100 à 1 000 fois plus vite. Sinon, elle a aussi beaucoup de points communs avec les précédentes : elle est multifactorielle, tout s’imbrique. Et elle s’apparente plus à une litanie de déclins qu’à une hécatombe. Elle est essentiellement due à l’homme via de grands facteurs de pression : pollution, réchauffement climatique, usage des espaces… C’est comme le Crime de l’Orient-Express, il y a plusieurs coupables. Mais une fois de plus, la vie n’est pas en ­danger. Seule certaines espèces dont les humains sont sur la sellette.

Ce livre, publié en pleine pandémie, prend des accents presque annonciateurs…

J’ai commencé à l’écrire bien avant, il y a plus de deux ans. J’ai simplement ajouté un cha­pitre pendant le confinement sur ce que nous traversons. Je voulais souligner à quel point la biodiversité est notre assu­rance vie, et notre assurance santé. Nous, humains, faisons partie intégrante de la nature, nous ne la dominons pas. Et nous ne pouvons pas l’observer comme un phénomène qui nous serait extérieur. Nous sommes une ­espèce parmi les autres, en lien étroit avec beaucoup d’autres. Il faut sortir du dualisme ­ «culture nature», mais pas au point de renoncer à agir. Pas au point de nous laisser ­aller aux pires travers de notre espèce, en se disant que le propre des fourmis est de faire des fourmilières, et que le nôtre serait de coloniser la Terre jusqu’à son épuisement. Nous pouvons nous responsabiliser. Infléchir nos modes de vie à l’aune de nos moyens et de nos situations respectives. Un petit acte individuel multiplié par plusieurs millions de ­citoyens a un vrai impact. Nous pourrions commencer par les quelque 500 millions d’Européens. Toutefois, il ne faut jamais ­perdre de vue que l’acceptabilité sociale des efforts à consentir est essentielle, au ­risque de déclencher des populismes climato-né­gationnistes ou, osons le terme, «biodiversito-négationnistes».


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