par Julien Lecot
«De l’extérieur, tout est nickel. Ça semble moderne, c’est beau et propre, raconte Lucas(1). Mais en coulisses, ça n’a vraiment rien à voir. Il faudrait faire une caméra cachée pour montrer à quel point c’est scandaleux.» Il y a quatre ans, au milieu de ses études d’infirmier, ce trentenaire a travaillé de nuit comme aide soignant dans un Ehpad du groupe Orpea dans le nord de la France. Lorsqu’on évoque avec lui ces douze mois passés dans l’entreprise, l’un des leaders mondiaux du secteur avec un réseau d’un gros millier d’établissements, le jeune homme explique qu’il allait «travailler la boule au ventre» et qu’il revenait chez lui «sans pouvoir [se] regarder dans la glace». «Humainement, je ne pouvais plus. Je ne pouvais pas être complice de ce système. Vous n’imaginez pas ce qu’il se passe là-bas», confie-t-il à Libération.
Depuis qu’il avait quitté l’établissement, Lucas avait repris une vie normale, loin de la «pire expérience professionnelle» de sa vie de soignant. Mais aujourd’hui, tous ses souvenirs refluent. Depuis la sortie du livre les Fossoyeurs de Victor Castanet, dans lequel le journaliste d’investigation dénonce les pratiques d’Orpea.
Mauvaise prise en charge des personnes âgées, conditions de travail difficiles, sous-effectif et même rationnement des produits d’hygiène : le journaliste y décrit tout un système où le bénéfice l’emporte sur la santé des résidents. Le scandale a provoqué une réaction en chaîne : dégringolade en Bourse, plaintes de la CGT, CFDT et FO pour «discrimination syndicale» et préparation d’une action de groupe basée sur les plaintes de familles de résidents. Dimanche soir, le groupe a essayé d’éteindre l’incendie, limogeant son DG qui avait 28 ans de boîte, Yves le Masne.
Son remplaçant, Philippe Charrier devra «faire toute la lumière» sur les accusations portées contre Orpea et «aura pour mission de garantir, sous le contrôle du conseil, que les meilleures pratiques sont appliquées dans toute l’entreprise». Mardi matin, c’est le directeur général France, Jean-Christophe Romersi qui sera reçu par la secrétaire d’Etat chargé de l’Autonomie, Brigitte Bourguignon, le ministère de la Santé se réservant le droit d’ouvrir une enquête plus large sur les pratiques d’Orpea.
Pourtant, parmi les salariés, ces révélations n’en sont pas vraiment. Aides soignants, infirmiers, syndicalistes, directeurs… Qu’ils soient passés par l’entreprise il y a quelques années ou toujours en poste, plusieurs employés d’Orpea contactés par Libération ont salué la sortie du livre de Castanet qui met au jour ce qu’ils ont vécu pendant des années, sans oser en parler. «C’est simple, tout ce que j’ai lu jusqu’à présent est vrai. On ne va pas se mentir, dans beaucoup de maisons de retraite ça ne se passe pas bien. Mais Orpea, c’était vraiment un autre niveau», assure Lucas. «Il faut le vivre pour comprendre. Entre ce que l’on vous vend et la réalité de ce qu’il s’y passe, la différence est énorme», confirme une aide soignante passée par un établissement du groupe. Marie(1), infirmière libérale, renchérit : «Je sais qu’ici, aucune infirmière ne veut travailler à Orpea, car on en connaît la réputation et les mauvaises conditions de travail.»
«C’était vraiment l’horreur»
Pour eux, le manque de personnel est le cœur du problème. Depuis 26 ans, Christelle(1) est aide soignante dans un Ehpad Orpea dans le sud de la France. Elle considère son établissement comme «un Club Med à côté des autres» où elle a à se rendre. Pourtant, la quinquagénaire ne tient plus le rythme de ce «travail à la chaîne»imposé : «Faute de personnel, on doit faire douze toilettes par aide soignante, à raison de quinze minutes par patient. C’est tout simplement impossible de le faire bien. Alors on court constamment, on passe à côté de plein de choses. Ce n’est pas impossible de rater un début d’escarre, de faire mal au résident car on va trop vite. Et ne me parlez pas de rapports humains : en si peu de temps, on ne crée tout simplement aucune relation avec le patient.»
Ces deux dernières décennies, Christelle a aussi eu l’occasion d’effectuer des vacations dans un autre Orpea de son département. «Là-bas c’était vraiment l’horreur, souffle-t-elle. Les aides soignantes n’avaient même pas le temps de changer les patients. Quand je les couchais le soir, certains avaient des couches qui dégoulinaient tellement elles étaient pleines. Mais vous êtes contraints de les laisser comme ça, car il y en a des dizaines d’autres à coucher. C’est vraiment de la maltraitance.»
«Soins, pansements, perfusions… Tout se faisait à la va-vite»,confirme Marie(1), infirmière libérale dans le centre de la France. Il y a trois ans, elle est recrutée en CDI dans un établissement Orpea. Elle ne tient que cinq jours avant de démissionner. «Je ne me voyais pas travailler dans ces conditions épouvantables, justifie-t-elle. On était deux infirmières pour 100 résidents. On nous demandait toujours d’aller plus vite. Le premier jour, j’ai mis près de trois heures pour donner leurs médicaments à tous les patients, un à un, en m’assurant qu’ils les prenaient. On m’a directement fait comprendre que c’était beaucoup trop long, qu’il fallait simplement les déposer sur leur table. Qu’ils les prennent ou non, ça ne changeait rien.»
Mêler vitesse et précipitation entraîne parfois des situations dramatiques. Marie, qui retourne parfois dans l’Ehpad en appoint, quand les effectifs ne peuvent assurer certains soins, explique que l’une de ses patientes a dû être hospitalisée récemment à cause d’une escarre mal soignée que les équipes n’avaient pas détectée. Elle est décédée quelques semaines plus tard : «La plaie s’était infectée sérieusement car ça n’a pas été suivi. Elle est clairement morte à cause du manque de soins.»
Des dizaines de milliers d’euros de prime
Pour éviter d’en arriver à de tels drames, la solution semble pourtant toute trouvée : engager plus de personnel pour pouvoir passer plus de temps avec les résidents et mieux les traiter. «On avait les fonds pour le faire et des financements publics, assure Jean-Marie(1), directeur pendant une dizaine d’années d’un Ehpad Orpea dans le Sud-Ouest, mais la consigne de la direction régionale était de ne pas embaucher de personnel, de resserrer au maximum le budget et de faire des économies. Comme directeur, je n’avais aucune marge de manœuvre. Et si on faisait suffisamment d’économies, on touchait en fin d’année des primes de plusieurs dizaines de milliers d’euros. Alors forcément, certains chefs d’établissement serraient la vis au maximum.»
Aujourd’hui éloigné de l’entreprise, Jean-Marie décrypte une pratique à laquelle il a dû se résoudre : faire de faux arrêts maladies des soignants en poste pour récupérer des remplaçants et alléger un peu la pression subie par ses salariés. «Ce qui est fou c’est que ma résidence dégageait entre 600 000 et 700 000 euros de bénéfices annuels mais on ne pouvait pas recruter. Orpea est vraiment une machine à broyer, aussi bien les résidents que le personnel», dénonce le désormais retraité. Ce n’est pas partout pareil, heureusement. Interrogé sur le sujet, un autre ex-directeur d’établissement dément toute pression de sa direction régionale pour faire des économies, même s’il reconnaît avoir eu un budget assez serré à tenir «comme dans toutes les entreprises».
Dans son livre, Victor Castanet parle aussi d’un rationnement du matériel imposé dans certains établissements du groupe pour, encore une fois, faire des économies. En dépit des déclarations du directeur général d’Orpea, qui assure qu’il n’y a «jamais eu la moindre restriction» ni «le moindre rationnement» dans les Ehpad du groupe, plusieurs personnes interrogées par Libération ont confirmé y avoir été confrontées.
«Si on nous donnait 30 couches pour la nuit, c’était pas une de plus. Alors quand il n’y avait plus de protection, on devait, pour le dire crûment, laisser certaines personnes dans leur merde.»
— Lucas*, ancien aide-soignant dans un Ehpad Orpea
«Le principal rationnement concernait les couches, les gants et les blouses, se remémore Lucas. Si on nous donnait 30 couches pour la nuit, c’était pas une de plus. Alors quand il n’y avait plus de protection, on devait, pour le dire crûment, laisser certaines personnes dans leur merde.» L’ancien aide soignant explique avoir été contraint de «cacher des protections» avec ses collègues lorsqu’il leur en restait à la fin d’un service pour pouvoir les réutiliser en cas de besoin. Le tout évidemment en se cachant de sa direction : «Ma directrice avait dit qu’on n’avait pas accès au stock de protections car il pouvait y avoir des vols. Qu’est-ce que j’irais foutre avec des couches pour personnes âgées moi ? L’objectif était évidemment économique.»
Ces petites économies passaient, entre autres, par le repas des résidents, se souvient Jean-Marie. Pour son établissement, l’ancien directeur explique avoir eu 2,95 euros de budget nourriture par jour et par résident, «tous les repas compris, goûter inclus». Alors il fallait jongler avec les moyens du bord.
«Que de la parade»
En revanche, les établissements avaient la dépense bien plus facile quand il s’agissait d’entretenir l’entrée des bâtiments et les extérieurs, pour que l’image reste attrayante. «Tout ce qui compte c’est le tape-à-l’œil, grogne Christelle. Le hall a été refait trois fois depuis que je suis en poste, je n’imagine pas le prix que ça a coûté.»Marie, l’infirmière, corrobore : «Là où je me rends de temps à autre, il y a une belle salle à manger, une belle nappe et de jolis couverts. Mais ce n’est que de la parade pour que les familles aient l’impression que les résidents sont bien traités.»
Face à tant de dysfonctionnements, comment se fait-il qu’aucune inspection n’ait débouché sur des changements substantiels ? «C’est pourtant très simple, rit jaune un ancien représentant syndical d’un établissement, quand il devait y avoir des contrôles, on était systématiquement mis au courant. Alors quand l’ARS se pointait, forcément tout le monde faisait attention. On faisait venir des CDD et intérimaires en plus pour montrer que l’on s’occupait bien d’eux. S’il y avait des contrôles inopinés, ça aurait été bien différent.» Lundi, le principal syndicat des Ehpad privés, Synerpa, s’est dit favorable à une révision urgente «des systèmes de contrôle et d’évaluation de la qualité des Ehpad» pour restaurer la confiance envers les établissements.
Pour autant, depuis la parution des Fossoyeurs, la donne semble avoir changé. Jeudi, les agents de l’Agence régionale de santé ont passé la journée à inspecter l’établissement «Les bords de Seine» à Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine), maintes fois pointé du doigt par Victor Castanet. Contacté par Libération, Orpea renvoie direct vers un communiqué disant que l’entreprise prend «connaissance de l’ensemble des éléments du livre» et mandate deux cabinets pour «faire la lumière sur les allégations graves portées à l’encontre du groupe». Sans pour autant répondre à nos questions, Orpea assure«qu’à aucun moment la direction du groupe n’a mis en place un système quelconque pour orchestrer les pratiques qui lui sont reprochées».
(1)Les prénoms ont été modifiés
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