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mardi 21 septembre 2021

«Perte de sens», «absurdité» : les agents des services publics donnent le las

par Anaïs Moran   publié le 20 septembre 2021

Plus de 4 500 fonctionnaires ont répondu à l’enquête du collectif «Nos services publics» sur la perte de sens dans leur travail. Parmi eux, 80% pointent un sentiment «d’absurdité» récurrent dans l’exercice de leur mission.

Les agents de la fonction publique ont-ils encore foi en leur mission ? Se sentent-ils toujours utiles à l’intérêt général, ou les coupes budgétaires et autres logiques d’austérité dictées dans leur administration ont-elles eu raison de leur engagement ? Dans une enquête dévoilée ce lundi, le tout jeune collectif «Nos services publics» – né il y a cinq mois, à l’initiative d’agents et cadres de la fonction publique animés par la volonté de décrypter de l’intérieur les dysfonctionnements de l’Etat – a voulu prendre la température du phénomène de «perte de sens» vécu par leurs pairs. Entre le 30 avril et le 31 août, plus de 4 500 fonctionnaires, de tous âges, de tous statuts et de tous secteurs d’activité, ont répondu à l’appel de leur questionnaire et 3 000 d’entre eux ont même pris le temps de témoigner anonymement de leurs expériences professionnelles.

L’enquête ne dispose pas d’échantillon (tout agent pouvait y répondre), les domaines de l’éducation nationale, de la santé ou de l’enseignement supérieur sont nettement plus représentés que ceux de l’économie, de la culture ou de l’intérieur (27 % des répondants travaillent dans l’éducation nationale, 4,8 % à la culture). Mais finalement, qu’importe, tant la conclusion majeure de ce travail est partagée par la quasi-totalité de ces 4 500 individus sondés, unis et ankylosés dans le même mal-être, quatre répondants sur cinq ayant déclaré être confrontés «régulièrement» ou «très fréquemment» à un sentiment «d’absurdité» dans l’exercice de leur travail. Seuls 3 % des agents de l’enquête disent n’avoir jamais ressenti une telle sensation. Et quelque 55 % dénoncent une «perte de sens» de la mission qui leur est confiée.

Faiblesse des budgets et désaccords d’orientations stratégiques

«Le manque de moyens, un défaut de vision, le sentiment de servir autre chose que l’intérêt général, le poids de la structure et le manque de reconnaissance» apparaissent comme les cinq grandes raisons de ce désenchantement, analyse le collectif. «Les injonctions contradictoires sont fréquemment dénoncées, peut-on lire dans la restitution de l’enquête. Revient également l’impression de servir un intérêt particulier, que ce soit celui du manager, du politique ou de l’affichage. Le poids de la structure peut se manifester par l’importance et la lourdeur des procédures, de la hiérarchie, les restructurations ou l’importance des indicateurs à remplir.» Parmi les problèmes jugés les plus limitants et décourageants, la faiblesse des budgets et les désaccords d’orientations stratégiques sont déplorés en premier lieu, par 64 % et 61 % des agents répondants. Dans les secteurs de la justice, de la santé et de l’éducation nationale, les trois quarts des sondés font part d’un manque de moyens structurel et structurant de leur malaise professionnel.

Les milliers de témoignages recueillis par «Nos services publics» constituent un trésor pour se rendre compte de l’ampleur de la souffrance sur le terrain. «On me demande de “faire du papier“. On manque de temps, de ressources, mais il faut toujours éditer des documents inutiles et les conserver en de multiples exemplaires. On me demande de tenir l’usager à distance, de ne pas entrer en empathie avec lui. […] On m’incite à maintenir l’usager dans une forme de flou quant à nos process internes, à ne pas lui expliquer comment nous fonctionnons, alors qu’il devrait avoir un droit de regard comme citoyen. Mes supérieurs et mes interlocuteurs de catégorie supérieure ne comprennent (de leur propre aveu) pas en quoi consiste mon travail, mais ils m’évaluent et prennent des décisions que je dois appliquer», décrit ainsi un agent de catégorie B. «Commissaire de police, je suis entré pour être un concepteur et suis devenu en quelques années au quotidien d’abord un “super exécutant“ chargé de rendre compte par des tableaux à remplir d’instructions supérieures dénuées de sens», exprime ce haut gradé de la police. «Dans le cadre du premier confinement, le ministère de l’Intérieur demandait aux préfectures de département de remonter des chiffres sur la mobilisation des dispositifs d’aide. Les préfectures, ne disposant pas de ces chiffres, les demandaient aux directions régionales, qui les recevaient elles-mêmes… des administrations centrales. L’exemple même du travail inutile», raconte un coordinateur de préfecture.

«Tous les indicateurs de performance ont été construits sur la rapidité et le moindre coût»

Ici, un agent de direction de la Sécurité sociale regrette le temps perdu à «optimiser des indicateurs dont tout le monde sait parfaitement qu’ils ont été construits pour ne pas refléter la réalité de la situation mais l’image que l’Etat voulait en donner». Là, un agent territorial constate une «tendance de plus en plus prégnante à évaluer les missions en termes de coûts plutôt qu’à l’aune de leur adéquation avec les besoins de nos concitoyens». Un agent d’accueil d’un «très grand musée» : «On sent que pour la hiérarchie le but n’est pas de présenter des œuvres ou faire de l’histoire ou réfléchir sur des problématiques. Mais bien de faire rentrer le plus de monde possible et les faire dépenser un maximum, au détriment du confort de visite.» Une magistrate judiciaire en poste depuis vingt ans : «La situation s’est considérablement dégradée, les réunions de service ont tourné sur comment convoquer plus de personnes avec moins de magistrats et de greffiers, le temps passé sur chaque décision a commencé à compter plus que le fond. Tous les indicateurs de performance ont été construits sur la rapidité et le moindre coût. Un bon magistrat est devenu celui qui est le plus rapide au détriment de l’écoute, du temps de décision, de la construction d’autres manières d’agir.» Une professeure des écoles : «Je me suis engagée pour servir les valeurs républicaines et emmener les enfants vers cet idéal en développant leur esprit. Actuellement, il est clair que je fais de la garderie et on me demande de ne jamais faire de vagues.»

Interrogés sur les motivations à rester au sein du service public, la moitié des répondants affirment vouloir continuer à «servirl’intérêt général» et conserver de l’attrait pour leur mission. Mais les autres ? Ils évoquent en nombre la «difficulté de changer de métier»(36,8 % des sondés y font référence) et /ou la «stabilité de l’emploi»(35,6 %). «Le cumul des problèmes rencontrés conduit à une crise de sens massive, dissèque le collectif. Un tiers des agents ayant déclaré rejoindre le service public pour servir l’intérêt général, soit 68 % des répondants, ne restent plus en poste pour ce motif.» Affligeant, même si peu surprenant. Mais qui s’en soucie vraiment ?


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