par Frédérique Roussel publié le 17 septembre 2021
Entretien autour de la dernière œuvre de la romancière, qui n’a plus retrouvé le sommeil depuis sa maternité.
Marie Darrieussecq a perdu le sommeil il y a vingt ans et a tout tenté pour le retrouver. Dans un livre sur l’insomnie entre essai et autobiographie parcouru de photographies, elle convoque de nombreux écrivains qui ont souffert de ne pas fermer l’œil la nuit («la littérature de 4 heures»), égrène les recettes qu’elle a expérimentées en vain pour dormir, parle sans détour de son accoutumance à l’alcool ou aux somnifères. Elle tire de son cas personnel le sentiment d’un syndrome global, lié à la connexion permanente et à l’anthropocène. Elle répondait à nos questions au Livre sur la Place le week-end dernier à Nancy.
Aucun de vos livres ne parle d’insomnie, pourquoi lui en dédier un ?
Je ne m’étais jamais posé la question. J’avais un peu honte de mal dormir sans vraie raison. J’ai vu autour de moi des gens s’épuiser au travail – il y a de nombreux marins pêcheurs dans ma famille – qui dormaient bien. Mon problème d’insomnie me paraissait un peu luxueux, un peu souffreteux. Je me suis intéressée aux auteurs insomniaques, Kafka, Proust, Duras… J’ai réfléchi à ce que je pouvais en dire à ma façon.
Vous racontez avoir été une bonne dormeuse, que s’est-il passé ?
Il m’est arrivé cet événement si singulier et si banal de devenir mère en 2001. Le Bébé porte sur cette première naissance. Certes, on dort moins bien avec des bébés mais, normalement, le sommeil revient. Ce qui est pathologique, c’est de le perdre à tout jamais. C’est comme si le sommeil était parti comme un chat jaloux face au bébé. J’ai aussi parfois le sentiment que mon ombre a disparu. Le sommeil est comme notre ombre, c’est la partie de soi où l’on s’abandonne. La mienne n’est jamais revenue se coller à mes pieds, et je ne sais plus dormir. «En nous blottissant dans un coin pour dormir, nous nous abandonnons à un lieu – il devient notre refuge en tant que base», disait Levinas. J’aime beaucoup cette idée, et avoir perdu le sommeil, c’est ne plus très bien savoir où on habite, ne plus avoir ce lieu de repli, cette sécurité objective.
Que vous a apporté de trouver autant d’écrivains insomniaques ?
On se sent moins seul, évidemment. A la fin de sa vie, Proust ne dormait pas du tout. Sa gouvernante Céleste Albaret s’était mise à vivre à son rythme, un cas d’insomnie par solidarité. Le journal de Kafka est un journal d’insomnie. Duras, Hemingway, Fitzgerald ne dormaient pas… Autre grand insomniaque, Cioran disait que les gens se suicident parce qu’ils n’arrivent pas à dormir. Combien de poèmes assimilent la chambre au tombeau et le sommeil à la mort ! Sans vouloir non plus dramatiser, il faut bien admettre que s’endormir quand on souffre psychiquement, fait du bien. Alors que rester éveillé sans cesse est une souffrance en soi. On ne peut jamais se quitter et la compagnie de soi n’est pas souhaitable 24 heures sur 24.
Vous racontez avoir tout essayé…
A une époque, une psychiatre m’avait dit qu’il n’y avait pas d’autre solution que de se lever quelle que soit l’heure et de commencer sa journée. On appelle ça la compression du sommeil. J’ai essayé de bonne foi. Les nuits sont très courtes et on doit finir par tomber d’épuisement. J’ai fait Il faut beaucoup aimer les hommes et Notre nuit dans les forêts comme ça. Je me levais à 4 heures et jusqu’à sept heures et demie, j’écrivais. La maisonnée se réveillait, on habillait les enfants pour l’école, etc. Très souvent, j’avais un tel coup de barre vers 10 heures, que je me rendormais. Alors qu’il faut tenir pour faire des nuits complètes, je n’ai jamais réussi. J’avais ce qu’on appelle un sommeil biphasique, en deux tranches.
N’était-ce pas aussi le cas au Moyen Age, selon l’historien Roger Ekirch ?
C’était parfaitement normal alors. Son essai, la Grande Transformation du sommeil (Editions Amsterdam), vient enfin d’être traduit. Au Moyen Age, soit c’était l’été et l’on suivait le soleil, la nuit était très courte et longue les journées aux champs. En hiver, avec le froid, le feu s’éteignait vers 3-4 heures du matin. Les gens se réveillaient naturellement, le rallumaient et commençaient une nouvelle tranche de vie, avant de se rendormir jusqu’au lever du jour. Il y a aussi ce livre formidable de Jonathan Crary, le Capitalisme à l’assaut du sommeil, qui montre que notre injonction à être rentable sans arrêt nous empêche de dormir. La chambre de Pascal, cette fameuse chambre où nous devrions nous tenir puisque tous les malheurs du monde viennent de ce qu’on ne sache pas demeurer en repos dans une chambre, elle n’existe plus. Elle est connectée de partout, elle est poreuse. On peut aujourd’hui échanger et téléphoner à quatre heures du matin.
La société dort-elle moins ?
Paul Valéry le notait par rapport à la Première Guerre mondiale. Stefan Zweig disait : «Il y a moins de sommeil aujourd’hui dans le monde.» Ils se sont beaucoup occupés d’insomnie à partir du moment où ils ont vécu dans un siècle de massacres et d’électricité. Pour eux, le monde devenait frénétique et allait à sa perte. On est aujourd’hui dans un monde où le sommeil est une peau de chagrin.
Avez-vous vraiment l’espoir de mieux dormir un jour ?
Je me suis souvent dit que mon sommeil reviendrait, comme reviennent parfois les chats. Là ça fait vingt ans, c’est vieux pour un chat, mais non, il n’y a pas de raison qu’il revienne. Raymond Queneau disait Je suis insomniaque et je m’en arrange, je n’en fais pas toute une histoire. J’essaye de trouver cette sagesse-là. Par moments, j’y arrive, à d’autres, je suis trop épuisée.
Vous élargissez le propos aux forêts et à l’extinction des espèces. Notre insomnie détruit-elle la nature ?
Cela partait d’une intuition poétique. J’avais cette phrase en la tête : notre insomnie augmente à mesure qu’on déboise. D’ailleurs, c’est un alexandrin. Je pense qu’effectivement, à mesure qu’on entre dans les forêts et à mesure que les forêts brûlent, on empiète sur le territoire chamanique et sur les derniers êtres humains qui ne vivent pas comme nous. Eduardo Kohn décrit par exemple dans Comment pensent les forêts ces tribus amazoniennes en Papouasie qui savent encore décrypter les rêves des «autres» animaux, pour reprendre l’expression du philosophe Baptiste Morizot. On dormira vraiment mal quand il fera très chaud, quand l’accès à l’eau sera un problème… On y va vers l’insomnie, réellement.
Marie Darrieussecq Pas Dormir P.O.L, 306 pp.
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