Remplir une feuille d’imposition, acheter un billet de train, faire une demande de carte d’identité… On peut aujourd’hui réaliser de nombreuses démarches administratives en quelques clics sur Internet. Si la dématérialisation facilite les démarches de nombreux usagers pour accéder aux services publics, elle en écarte aussi les moins connectés.
Selon une étude de l’Insee publiée en 2019, 17% de la population française est concernée par la fracture numérique. Une personne sur six n’utilise pas Internet et plus d’un usager sur trois maîtrise mal les outils informatiques de base, voire ne sait pas utiliser un ordinateur. Or la pandémie n’a fait qu’aggraver cette fracture, au détriment des personnes résidant dans des zones blanches ou peu familières d’Internet. La défenseure des droits Claire Hédon alerte sur les risques que représente cette dématérialisation à marche forcée dans les services publics, qui présente trop peu d’alternatives pour ceux qui en sont exclus.
La pandémie a-t-elle exacerbé ou mis en lumière des inégalités d’accès aux services publics ?
On a vu rapidement, au début du premier confinement, des choses très concrètes comme des personnes dont la poste à côté de chez elles était fermée et qui ne pouvaient donc pas recevoir leurs prestations sociales. La Poste a réagi rapidement quand nous le leur avons signalé, ce qui montre bien l’importance du rôle d’alerte que nous pouvons jouer. Nous avons fait des alertes aussi dans le secteur privé auprès de commerçants qui refusaient des paiements en liquide alors que certaines personnes n’ont pas de carte bleue. Côté services publics, cette période a bien montré que si la dématérialisation est une chance pour un grand nombre de personnes qui voient leurs démarches facilitées, elle est aussi très compliquée pour des personnes qui vivent dans des zones blanches sans accès à Internet, qui n’ont pas d’ordinateur, qui ne peuvent pas remplir leur dossier sur Internet ou qui le remplissent mal parce qu’elles ne connaissent pas les outils informatiques, comme les personnes âgées qui n’arrivent pas à s’inscrire sur Doctolib pour se faire vacciner. Il est indispensable de maintenir une présence téléphonique et physique dans les services publics pour toutes ces personnes-là.
L’extension du pass sanitaire est-il un nouveau frein à l’accès aux aux services publics, aux transports publics ?
Cette crise sanitaire a été plus difficile pour les personnes en situation de vulnérabilité : handicap, maladies, ou encore précarité économique. Or il ne faudrait effectivement pas que le pass aggrave les inégalités. Les chiffres de l’assurance maladie sont assez clairs. Les cartes du taux de pauvreté et du faible taux de vaccination se superposent. Ce n’est pas si simple pour des gens en situation de précarité de prendre rendez-vous pour se faire vacciner. Gratuité ne veut pas dire accessibilité. C’est gratuit mais les personnes en situation de pauvreté n’en bénéficient pas parce qu’elles n’ont pas de médecin traitant, parce qu’elles ne savent pas comment se connecter sur Doctolib, parce qu’elles n’ont pas de centres de vaccination à côté de chez elles ou encore parce qu’elles peuvent avoir des difficultés à se projeter dans l’avenir avec les difficultés du quotidien. Les personnes non vaccinées en situation de précarité ne sont pas toutes contre ce vaccin, loin de là. C’est aussi un phénomène qu’on remarque pour les campagnes de dépistage du cancer du sein et du cancer de l’utérus.
Le déremboursement des tests m’inquiète aussi. Surtout s’il devient un obstacle pour l’accès aux soins. L’épidémie a aggravé les inégalités dans le domaine de l’éducation pour les enfants et adolescents qui n’ont pas Internet ou d’ordinateur ou même d’un ordinateur de qualité et équipé des bons logiciels pour travailler dans des conditions satisfaisantes à la maison. A cet égard, le projet d’isoler seulement les élèves non vaccinés et cas contact au collège et au lycée risque d’exclure davantage des jeunes qui sont déjà dans une situation difficile. Je suis pour la vaccination mais, pour les 12-17 ans, l’imposition du pass sanitaire me semble excessive au regard de l’intérêt supérieur de l’enfant. Il ne faudrait pas que des jeunes et des enfants soient exclus d’un certain nombre d’activités d’activités extrascolaires alors que ces activités sont essentielles pour leur développement.
Quels services publics sont globalement difficiles d’accès ?
Les difficultés d’accès aux services publics sont assez larges parce qu’elles peuvent aussi bien concerner des problèmes de cartes grises, de récupération de permis à point, de droit au séjour, de RSA, d’APL… Parmi les situations dont nous sommes saisis, il y a des réclamants qui mettent jusqu’à deux ans pour toucher leur pension de retraite et qui empruntent pendant ce temps-là. Ce sont souvent des personnes qui n’ont pas eu des carrières très linéaires et pour qui reconstituer la retraite est compliqué. C’est donc redoutable s’ils ne parviennent à avoir personne au bout du fil ou sur un point d’accueil. Ces gens-là arrivent désespérés devant nos délégués, qui constatent depuis trois-quatre mois un afflux de personnes épuisées nerveusement, en larmes ou en colère, parce qu’elles ne trouvent aucun interlocuteur pour les aider et cela à cause de la suppression de plus en plus de postes d’accueil.
L’accès au service public est pourtant l’une des bases de notre démocratie et de la confiance qu’on peut avoir dans notre Etat. Si on ne parvient plus à joindre les services publics, on perd cette confiance. Nous avons 550 délégués sur le territoire qui sont la porte d’entrée de 80 % des réclamations que nous recevons. Parmi elles, plus de deux tiers concernent l’accès aux services publics avec près de 100 000 réclamations en 2020 et une forte augmentation, probablement de 10% à 15%, pour l’année 2021. Parmi elles, plus de deux tiers concernent l’accès aux services publics.
Cet afflux est-il lié à la pandémie ?
Il y avait déjà une augmentation des saisines liées à la dématérialisation et aux fermetures de lieux d’accueil. L’épidémie a aggravé ces situations. Nos délégués continuent à dire que c’est «l’enfer» pour un certain nombre de personnes, encore aujourd’hui. On a, par exemple, de nombreuses saisines de personnes en renouvellement de carte de séjour qui ne parviennent pas à prendre rendez-vous sur les sites Internet des préfectures et qui se retrouvent en situation illégale parce qu’elles n’ont pas le récépissé de dépôt de dossier et qui ont perdu, à cause de cela, leur travail et leur logement.
La dématérialisation peut-elle donc être source de sanctions ?
Oui, parfois. J’ai été assez frappée, par exemple, par la situation d’une personne rayée de la liste de demandeurs d’emploi parce qu’elle vit dans une zone blanche où elle n’a pas accès à Internet. Elle n’avait pas reçu à temps le mail de rendez-vous que lui a adressé Pôle Emploi. Certaines personnes ne consultent pas leur mail quotidiennement car ce n’est pas leur une pratique aisée en zone blanche ! Le maintien d’un courrier papier dans ces territoires me paraît indispensable.
La Poste va généraliser la remise du courrier à trois jours, contre deux aujourd’hui. Quelles conséquences cela peut entraîner alors que de nombreux bureaux de poste ferment ?
Le problème, c’est que les bureaux de poste ferment justement là où les services publics sont déjà absents, notamment en zones rurales ou dans des quartiers politiques de la ville. C’est là aussi que les gens se sentent physiquement les plus éloignés. C’est pareil pour les guichets de la SNCF en zone rurale. Nous avons rendu une décision à ce sujet parce que nous recevons des réclamations de personnes qui prennent un train dans une gare (appelée «Pang», points d’arrêts non gérés) où il n’y a non seulement plus personne pour leur vendre un billet mais aussi pas de machine. Dans certaines régions le prix du billet vendu à bord est plus cher et dans certaines situations les voyageurs peuvent être verbalisés pour absence de billet ! Tout le monde n’a pas de smartphone avec l’application SNCF.
En dehors d’une présence physique, comment peut-on améliorer l’accès aux services publics ?
Il suffit déjà d’avoir quelqu’un au téléphone à qui on peut exposer sa situation. Nous avons mené une enquête sur la satisfaction des réclamants lors d’une expérimentation sur la médiation préalable obligatoire pour le RSA. Ce qu’il en ressort c’est évidemment, le degré de satisfaction des réclamants lorsque leur situation a trouvé une issue favorable par l’intermédiaire de nos délégués mais aussi quand une explication a été apportée lors d’un refus ou d’une difficulté. Pour un certains nombres d’exclus du numérique l’accès aux droits passe par le dialogue.
Pour pallier le départ de services publics dans certaines zones rurales, Emmanuel Macron a lancé la création de «Maisons France service», qui regroupent plusieurs administrations dans un même lieu. Que pensez-vous de cette initiative ?
C’est intéressant, à condition que ces maisons regroupent l’ensemble des services publics et que les personnes à l’accueil soient formées. Ce n’est pas le cas aujourd’hui dans toutes ces maisons. Les personnes sont censées être polyvalentes sur tous les sujets : Pôle emploi, RSA, retraites, le droit au séjour, carte grise etc., sinon ça ne peut pas marcher. Il est encore un peu tôt pour faire un bilan. Par ailleurs, ce dispositif ne doit pas être une raison pour supprimer à nouveau des services publics mais plutôt pour compenser ce qui a déjà été fermé. On ne peut pas indéfiniment fermer les services publics de proximité. Je ne suis, en outre, pas certaine que ce soit rentable. Le coût en lien social et en confiance dans notre démocratie est bien plus élevé que l’économie qu’on peut faire en supprimant l’accès au service public.
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