Par Anne Chemin Publié le 17 septembre 2021
ENQUÊTE Un principe présent depuis l’Antiquité et inscrit dans le droit français exonère le malade mental de tout châtiment parce qu’il est privé de volonté et de libre arbitre. L’affaire Sarah Halimi montre que cette idée est de plus en plus mal acceptée par le corps social.
Depuis plus de deux siècles, les juges et les psychiatres s’efforcent, dans l’enceinte feutrée des palais de justice, de tracer une frontière étanche entre le territoire du mal et celui de la folie. Parce que le code pénal proclame qu’il n’y a ni crime ni délit lorsque le délinquant est en état de démence au moment des faits, ils doivent, jour après jour, distinguer les criminels sains d’esprit, qui sont appelés à comparaître devant la justice, des « aliénés », qui sont destinés à rejoindre les institutions de soins. Ce faisant, ils dessinent peu à peu les contours d’une notion éminemment complexe : l’irresponsabilité pénale.
Si cette summa divisio gouverne la justice pénale depuis 1810, elle est, depuis les années 1980, de plus en plus mal acceptée par le corps social. Les Français peinent à admettre que les criminels privés de « discernement » soient exonérés de tout châtiment : au printemps, le non-lieu accordé au meurtrier de Sarah Halimi, un jeune homme pris d’une « bouffée délirante aiguë », a suscité un tel tollé que le gouvernement a décidé de réformer les textes sur l’irresponsabilité pénale. Depuis quarante ans, la part des non-lieux liés à des troubles mentaux s’est d’ailleurs effondrée : entre 1984 et 2010, elle a été divisée par plus de quatre.
Assisterait-on, en ce début de XXIe siècle, au déclin d’une idée présente depuis des millénaires dans de nombreux traités consacrés à la justice ? La part « dérisoire », voire « ridicule », des non-lieux psychiatriques, selon le mot de Daniel Zagury, est-elle liée à un changement de pratique des experts ? Parce qu’il n’y croit guère, le psychiatre invite depuis de longues années les procureurs de la psychiatrie à élargir le spectre : pour comprendre cet irrésistible recul, écrivait-il dès 2009 dans le Journal français de psychiatrie, il faut s’intéresser à la conscience collective, aux institutions et à la prise en compte des victimes – et ce sur une période longue.
Déjà dans le droit antique
L’irresponsabilité pénale des « aliénés » est en effet une idée très ancienne. On en trouve la trace dans le code babylonien d’Hammourabi, un texte gravé sur une stèle de Mésopotamie 1 700 ans avant Jésus-Christ, mais aussi dans les écrits de Platon consacrés, pendant la démocratie athénienne, au droit criminel. La justice, soulignait dans les Lois le philosophe grec (Ve-IVe siècle avant Jésus-Christ), ne saurait condamner un« fou » ou un homme qui est « si bien en proie à la maladie, tellement accablé par l’excès de la vieillesse, ou à ce point tombé en enfance, qu’il n’y a aucune différence encore à faire entre lui et les fous proprement dits ».
Pendant l’époque romaine, cette règle est inscrite dans le corpus juridique de la jeune République. « A Rome, le principe selon lequel les fous ne sont pas maîtres de leurs actes est affirmé dans l’un des tout premiers documents écrits que l’on ait pu reconstituer : la loi des XII Tables, rédigée et promulguée au Ve siècle avant notre ère, précise Pierre-Henri Ortiz, maître de conférences en histoire romaine à l’université d’Angers. Le furor (l’aliénation) “ex-cuse” – littéralement, il “dé-judiciarise”. Celui qui en souffre est réputé innocent, non pas au sens où il ne saurait faire le mal, mais au sens où il ne saurait le vouloir. »
Pour justifier l’impunité des meurtriers atteints de démence, l’empereur Marc Aurèle (121-180) affirme, dans un rescrit rédigé au lendemain d’un parricide, que la folie est, en elle-même, un châtiment suffisant pour le criminel. Un siècle plus tard, cette idée est reprise par le juriste Modestin, qui estime qu’un homme atteint par le furor est amplement puni « par le malheur de son sort ». Parce qu’un fou n’a pas d’intention, ajoute le juriste Ulpien, il ne saurait être traduit devant un tribunal : les dommages qu’il provoque sont, selon lui, semblables aux dégâts accidentels provoqués par l’errance d’un quadrupède ou la chute d’une tuile.
Le « réquisit de rationalité »
Dans la France du Moyen Age et de l’Ancien Régime, le principe de l’irresponsabilité pénale des malades mentaux présente toujours un « caractère d’évidence », selon le juriste Scipion Bexon (1750-1825). « Il n’est pas formalisé dans les textes car le droit de l’époque est essentiellement jurisprudentiel mais il figure dans la doctrine comme un implicite, précise Laurence Guignard, professeure en histoire contemporaine à l’université Paris-Est Créteil Val-de-Marne. Les criminels atteints de démence ne sont pas déférés devant la justice – sauf lorsqu’ils ont commis des actes considérés comme atroces comme des parricides, des crimes de lèse-majesté ou des régicides. »
Dans le climat profondément religieux qui imprègne la période médiévale et l’Ancien Régime, l’insensé inspire en effet un sentiment de compassion qui incite la société à le dispenser de tout châtiment, analysait en 2001 le psychiatre Georges Lantéri-Laura (1930-2004) dans le Journal français de psychiatrie. « Dans la mesure où l’on tient les desseins de Dieu pour insondables, l’on pense qu’il a déjà puni l’insensé par sa folie sans que les hommes aillent se substituer à lui en infligeant une peine supplémentaire, écrit-il. Pareil comportement semble cruel, mais surtout impie : personne ne saurait se substituer à Dieu. »
« Il n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action » – l’article 64 du code Napoléon de 1810
Il faut attendre la fin du XVIIIe siècle pour que cette clémence envers les fous soit envisagée non plus comme un geste de charité, mais comme un concept fondateur de la responsabilité pénale. « A cette époque, émerge un mouvement d’élaboration théorique du droit, poursuit l’historienne Laurence Guignard. Les juristes, qui s’appuyaient jusqu’alors sur les compilations de jurisprudence, les grands textes du droit romain ou les principes du droit canon commencent à construire avec une grande rigueur des corpus de doctrine fondés sur des concepts abstraits. Les notions de culpabilité ou de responsabilité trouvent, à cette époque, leur structuration définitive. »
Ce travail théorique qui permettra pour la première fois d’inscrire en toutes lettres l’irresponsabilité pénale des aliénés dans le code pénal commence, en 1795, par une banale affaire de vol. Parce que la prévenue, Suzanne Firmin, a été exclue du prétoire en raison de ses « vociférations » et de ses « actes de furie », un pourvoi est transmis à la Convention nationale, puis à une commission de réflexion sur les « accusés en démence ». En cette fin de XVIIIe siècle, commence, dans les instances législatives du Directoire, du Consulat et de l’Empire, une réflexion sur les fondements du droit de punir qui durera quinze ans.
Rythmé par de nombreux rapports, ce travail aboutit, en 1810, à la rédaction d’un article du code Napoléon qui restera en vigueur jusqu’à la fin du XXe siècle – « il n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action ou lorsqu’il a été contraint par une force à laquelle il n’a pas pu résister ». Ce texte fondateur impose pour la première fois un principe que le philosophe Michel Foucault baptisera le « réquisit de rationalité » : parce qu’un criminel atteint de démence n’est pas doté de volonté, il ne saurait être considéré comme responsable de ses actes. Le châtiment ne peut se concevoir sans libre arbitre.
L’émergence de la justice « subjective »
Le juriste Faustin Hélie (1799-1884), vice-président du Conseil d’Etat, résume l’esprit de cet article dans ses Leçons de droit criminel. « Il faut dans l’auteur du fait, dans l’agent qu’on veut punir, une condition essentielle, c’est-à-dire la volonté, écrit-il. Et quand je dis volonté, j’entends, avec le législateur, une volonté qui sait et qui peut ; d’un côté, j’entends intelligence, de l’autre, liberté – intelligence de l’acte auquel on concourt, liberté de s’en abstenir. Telles sont les deux conditions dont le concours est nécessaire dans l’agent, dans l’auteur du fait, pour légitimer à son égard l’application d’une peine quelconque. »
Pour Laurence Guignard, cette nouvelle conception de la responsabilité pénale est le fruit d’une véritable mutation anthropologique. « Le XIXe siècle est l’âge d’or du sujet dit “classique” dont parle Michel Foucault, explique l’historienne. Au XVIIe et surtout au XVIIIe siècle, émerge l’idée que chacun détient une intériorité subjective qui est la source première de ses actes. Cette figure d’un homme maître de sa raison est présente implicitement chez Beccaria et Bentham et de manière plus aboutie chez Kant, qui a profondément inspiré les pénalistes du XIXe siècle. La volonté du sujet libre et rationnel devient la clé de voûte de l’édifice pénal. »
En faisant du libre arbitre le cœur de la responsabilité, les hommes de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle façonnent peu à peu une doctrine juridique radicalement nouvelle. Alors que la justice « objective » de l’Ancien Régime, au nom de l’exemplarité, sanctionnait de peines quasiment fixes des actes plutôt que des personnes, la justice « subjective » qui émerge au XIXe siècle explore avec attention l’âme, la culpabilité morale et la volonté rationnelle du criminel. Le droit entre peu à peu dans l’ère de la « subjectivité du vouloir », selon le mot de l’historien des idées Jean Starobinski.
Ce tournant doctrinal se nourrit d’une petite révolution médicale : l’émergence, à la fin du XVIIIe siècle, d’une discipline qui deviendra, un siècle plus tard, la psychiatrie. « A cette époque charnière, le mouvement aliéniste qui émerge dans plusieurs pays d’Europe occidentale tient un nouveau discours sur la folie, explique Hervé Guillemain, professeur d’histoire contemporaine à l’université du Mans. Pour ces ancêtres des psychiatres, les insensés, même s’ils possèdent une part étrangère à eux-mêmes, ne sont pas des bêtes furieuses mais des êtres en souffrance qui peuvent être guéris par le dialogue et les soins. »
Liberté d’interprétation
Les travaux de Philippe Pinel (1745-1826) sur le « traitement moral » des aliénés, et ceux de Jean-Etienne Dominique d’Esquirol (1772-1840) sur les « moyens curatifs » de l’aliénation bouleversent alors le regard sur la folie. « Ces aliénistes qui créent des classifications et des institutions nouvelles font le pari que l’on peut ramener les personnes démentes dans le giron de la cité, poursuit l’historien. Pour le philosophe Marcel Gauchet et la psychiatre Gladys Swain, cette discipline nouvelle qui émerge dans le sillage de la Révolution française est fondée sur un acte politique : elle transforme les fous en citoyens. »
En consacrant solennellement le principe de l’irresponsabilité pénale des fous, le code Napoléon prend acte de cette révolution juridique et médicale – et ouvre la voie à un dialogue inédit entre les juges et les aliénistes sur la frontière entre la folie et la raison. Les premiers pas sont hésitants : mal payés, peu considérés, les experts médicaux du début du XIXe ne sont pas toujours les bienvenus dans les tribunaux. Ces pionniers de la psychiatrie finissent cependant par s’imposer : dans les années 1860, trois circulaires ministérielles consacrent le statut de l’expertise et enjoignent aux magistrats « de ne plus leur contester le caractère de médecin et d’expert ».
La tâche des aliénistes du XIXe siècle reste cependant d’une immense complexité. Comment prouver qu’un meurtrier est fou ? Faut-il prendre en compte les pathologies qui surviennent après le crime ? Que recouvre exactement la notion de « démence » évoquée dans le code pénal ? Dès 1810, ce terme apparaît étrangement désuet : Philippe Pinel, pour qui cet état n’est qu’une des quatre formes de l’aliénation mentale, n’utilise jamais ce mot. Dès le début du XIXe siècle, observe Sandrine Zientara, avocate générale près la Cour de cassation, la « démence » appartient davantage au « registre vernaculaire que scientifique ».
En énonçant un principe abstrait fondé sur une notion dépassée, le législateur de 1810 se montre prudent : il entend laisser à la pratique judiciaire le soin d’adapter le droit aux transformations sociales et scientifiques. Mais cette liberté d’interprétation ouvre un vaste champ de controverses : en explorant avec minutie le continent jusqu’alors inconnu des maladies mentales, les aliénistes du XIXe siècle bousculent une à une les certitudes du législateur. Il n’y a pas de frontière infranchissable entre la folie et la normalité, concluent-ils jour après jour dans leurs expertises : les altérations de la conscience peuvent être partielles ou intermittentes.
De l’« aliénation » aux « maladies mentales »
Parce que les troubles de l’esprit deviennent au XIXe siècle un objet de connaissance, ils ne cessent en effet de se complexifier. « Les aliénistes de cette époque précisent et enrichissent la liste des maladies mentales, constate l’historien Hervé Guillemain. A la fin du XIXe, la psychiatrie scientifique inspirée par l’école allemande crée ainsi de nouvelles catégories comme la schizophrénie, la démence précoce ou la psychose maniaco-dépressive. L’aliénisme constate en outre l’existence de modèles évolutifs : certains malades sont, à un moment de leur vie, agités, violents, voire furieux, puis ils se calment et reprennent le cours de leur vie. »
En passant de l’aliénation au singulier aux maladies mentales au pluriel, les experts brouillent peu à peu la frontière étanche entre raison et démence définie en 1810 par le législateur. « Les aliénistes identifient nombre de formes intermédiaires entre la normalité et la grande folie, poursuit Hervé Guillemain. A la fin du XIXe siècle, on voit ainsi apparaître dans la nosologie des aliénations partielles dans le temps et l’objet qui lézardent peu à peu la représentation unitaire du fou. Amplifiées par la découverte de l’inconscient freudien et les traumatismes de la Grande Guerre, ces porosités fragilisent l’intangibilité de l’état psychiatrique tel qu’il est défini par l’article 64. »
Les victimes commencent, à partir des années 1980, à prendre la parole sur la scène publique – et elles dénoncent haut et fort les ravages du non-lieu psychiatrique
Confrontés à cette immense complexité, les aliénistes contestent l’alternative qu’ils jugent simpliste de la loi de 1810 – la prison pour les sains d’esprit, l’asile pour les aliénés. Face aux « demi-fous », comme on les appelle parfois à l’époque, ils plaident pour une modulation de la responsabilité pénale des déments. En 1863, la Société médico-psychologique réunit ainsi, dans le cadre d’un débat sur le traitement judiciaire des aliénés, les grands noms de la médecine de l’époque : publiées par les Annales médico-psychologiques, leurs contributions défendent le principe d’une gradation de la responsabilité pénale.
Malgré les réticences de la magistrature et du législateur, cette idée finit par s’imposer. « La doctrine pénale spiritualiste du premier XIXe siècle s’y opposait mais l’avènement de la IIIe République change la donne, analyse Laurence Guignard, autrice de Juger la folie. La folie criminelle devant les assises au XIXe siècle (PUF, 2010). La magistrature est épurée, le corpus théorique se laïcise et la justice accepte le principe de la responsabilité graduée – d’abord, en 1885, par la petite porte d’un arrêt de la Cour de cassation qui évoque la responsabilité “limitée”, puis en 1905, avec la circulaire ministérielle du garde des sceaux, Joseph Chaumié, sur l’expertise médico-légale qui envisage une responsabilité “atténuée”. »
Nouvelle psychiatrie neurobiologique
Il faudra près d’un siècle pour que ce principe soit inscrit dans la législation française. Promulgué en 1992 par François Mitterrand, le troisième code pénal – après celui de la Constituante (1791) et celui de l’Empire (1810) – est l’héritier tardif de ces enseignements de l’aliénisme du XIXe siècle : dans son article 122, il distingue pour la première fois l’« abolition » totale du discernement, qui dispense le délinquant de toute sanction, de sa simple « altération », qui entraîne une réduction de peine. Les « demi-fous demi-responsables » évoqués par le neurologue Joseph Grasset dans un ouvrage publié en 1907 sont enfin reconnus par la loi.
Lorsque le nouveau code pénal entre en vigueur, en 1994, le visage de la psychiatrie a cependant profondément changé. Alors que les pionniers du XIXe et du début du XXedéfendaient avec opiniâtreté le principe de l’irresponsabilité pénale, leurs lointains successeurs se montrent nettement plus circonspects : à partir des années 1980, les non-lieux psychiatriques se mettent à chuter. « A la fin du XXe siècle, certains courants de la psychiatrie entrent dans le schéma de la “responsabilisation” », constate Denis Salas, président de l’Association française pour l’histoire de la justice et auteur de La Foule innocente (DDB, 2012).
Alors que le XIXe siècle débattait avec passion de l’intention du fou criminel, le XXe siècle s’interroge avec anxiété sur sa dangerosité. « Dans les années 1950, les psychiatres deviennent de plus en plus sensibles à la question de la récidive, souligne Caroline Protais, chercheuse associée au Cermes3 (CNRS-Inserm-EHESS). S’y ajoute, à la fin des années 1960, l’idée, chez de nombreux psychiatres d’orientation psychanalytique dits “désaliénistes”, que l’irresponsabilité pénale est excluante, stigmatisante, voire inhumaine. La vulgate lacanienne estime en outre que la sanction a des vertus thérapeutiques : rappeler la loi à un psychotique qui cherche à l’abolir, ce serait le mettre en présence du symbolique. »
A partir des années 1980, le succès planétaire du « DSM », ce manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux venu des Etats-Unis, accentue ce changement de paradigme. « Pour cette nouvelle psychiatrie neurobiologique qui prône une approche athéorique des troubles mentaux, la maladie n’est pas un système global qui fait sens mais une vaste collection de symptômes, poursuit l’autrice de Sous l’emprise de la folie ? L’expertise judiciaire face à la maladie mentale (1950-2009) (EHESS, 2017). Il suffit donc que les psychiatres repèrent, dans leurs expertises, un symptôme qui n’affecte pas le libre arbitre pour que le délinquant soit responsabilisé. »
« Populisme pénal »
Entamé dans les années 1980, le recul des non-lieux s’accentue dans les années 1990 et 2000 – d’autant que le changement de pratique des experts psychiatres se double d’une transformation des représentations collectives sur la justice. Les victimes, qui étaient, au XIXe et au début du XXe siècle, des figures négligées du droit pénal, commencent, à partir des années 1980, à prendre la parole sur la scène publique – et elles dénoncent haut et fort les ravages du non-lieu psychiatrique. En exonérant les fous de toute responsabilité, cette procédure, affirment-elles, les prive d’un procès dont elles ont impérativement besoin pour se reconstruire.
Dans les années 1990, leurs critiques sont entendues. Jadis centrée sur l’accusé et la défense de l’ordre social, la procédure pénale ménage une place de plus en plus grande aux victimes : elles obtiennent de nouveaux droits lors de l’instruction, mais aussi la possibilité d’être confrontées publiquement à un criminel atteint d’un « trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes ». Depuis 2008, l’irresponsabilité pénale est ainsi prononcée au terme d’une audience publique et contradictoire au cours de laquelle le meurtrier est interrogé – dans l’affaire du meurtre de Sarah Halimi, il avait déclaré qu’il pensait être « pourchassé par le démon ».
Cette reconnaissance de la souffrance des parties civiles nourrit, dans les années 2000, un puissant mouvement de dénonciation de l’irresponsabilité pénale. « Au nom des blessures infligées aux victimes, nombre d’élus – et même un chef de l’Etat, Nicolas Sarkozy – demandent que des criminels atteints de troubles psychiques soient jugés et condamnés au même titre que les autres délinquants, souligne le magistrat Denis Salas. La victime réelle, de chair et d’os, doit bien évidemment pouvoir faire valoir ses droits, mais le discours politique de ces années-là se situe dans un autre registre : il instrumentalise la partie civile afin de promouvoir une politique répressive. »
Alimenté par la cause victimaire et les passions punitives, ce « populisme pénal », selon les mots de Denis Salas, transforme, au fil des ans, la représentation sociale de celui que l’on appelait jadis l’« aliéné ». « Le fou, comme l’a montré Michel Foucault, génère toujours une inquiétude collective mais avec le climat sécuritaire des années 2000, cette inquiétude croît démesurément. La démence, qui relevait au XIXe siècle de la maladie, est de plus en plus souvent associée non plus à la maladie, mais à la dangerosité. Le procès de Romain Dupuy, meurtrier en 2004 d’une infirmière et d’une aide-soignante, symbolise ce basculement : ce schizophrène devient l’ennemi public numéro un. La figure du fou est désormais assimilée à une menace. »
Comment s’étonner, dans un monde profondément irrigué par les inquiétudes sécuritaires, que l’approche humaniste de la folie défendue par les premiers aliénistes se soit peu à peu estompée ? Est-il vraiment surprenant, dans ce climat, que les juges et les psychiatres tiennent compte de cette intolérance croissante envers le principe même de l’irresponsabilité pénale ? « Quand les attentes de la société deviennent prédictives, le traitement psychiatrique perd du terrain, conclut Denis Salas. La priorité, aujourd’hui, est de contenir la folie criminelle en instaurant un système de contrôle fiable des individus dangereux – et donc de responsabiliser les fous. » Au risque, parfois, de mettre en péril une tradition millénaire : la clémence envers les aliénés.
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