Par Cécile Bouanchaud Publié le 24 septembre 2021
Après avoir vécu en couple les mécanismes de domination masculine, de nombreuses féministes remettent aujourd’hui en question le modèle hétérosexuel de la vie à deux.
Après dix ans de relation, Ludivine Demol a quitté son compagnon « pour une histoire de tache de sauce tomate ». « La tache de trop », précise celle pour qui l’engagement féministe ne faisait plus bon ménage avec la vie de couple. « Ma séparation s’est clairement faite pour des raisons féministes », assume la trentenaire, qui souhaite aujourd’hui « se passer des hommes ».
En mettant en lumière la dimension systémique de la domination masculine, le regain du mouvement féministe est venu questionner nos rapports intimes, au point d’ébranler le sacro-saint modèle du couple hétérosexuel. « Les débats sur l’injonction à la conjugalité sont très présents dans les milieux militants », constate Céline Piques, porte-parole d’Osez le féminisme !, selon qui « le célibat est consubstantiel au féminisme ».
« La remise en cause du couple, et plus encore du mariage hétérosexuel, a été portée par toutes les vagues féministes », rappelle Marie-Cécile Naves, directrice de l’Observatoire genre et géopolitique à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). Dès les années 1970, les activistes du Mouvement de libération des femmes (MLF), sous l’impulsion des militantes lesbiennes, paraphrasaient la féministe américaine Gloria Steinem : « Une femme sans homme, c’est comme un poisson sans bicyclette. »
Lors de ces derniers mois, plusieurs ouvrages ont interrogé nos relations intimes, proposant des modèles autres que l’hétérosexualité, allant du lesbianisme politique au polyamour, en passant par le célibat assumé. On pense notamment à l’ouvrage attendu de Mona Chollet, Réinventer l’amour : comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles (Zones), mais aussi au manifeste de Juliet Drouar, Sortir de l’hétérosexualité (Binge Audio).
Burn-out hétérosexuel
Celles que nous avons interrogées perçoivent désormais le couple comme un modèle rédhibitoire. Toutes évoquent l’inégale répartition de la charge mentale. « Lors de ma première relation [de couple], j’avais 18 ans, j’étais étudiante, je me suis retrouvée à tout gérer : les courses, faire le ménage, déclarer ses impôts, alors qu’il était plus âgé, mais ne faisait rien », se souvient Noémie, qui a dressé le même constat dans ses relations suivantes : « L’impression d’être leur mère ! »
« Avoir des relations longue durée avec des mecs, c’est beaucoup de travail pour peu de satisfactions », résume Ludivine, 36 ans, déplorant « l’invisibilisation de l’investissement des femmes dans le couple ». « Je mettais beaucoup d’énergie à prendre soin de l’autre, sans qu’il s’en rende compte, ou qu’il en donne autant », se souvient la chercheuse en étude de genre et de sexualité, qui avait fini par « intérioriser que l’autre devait passer en premier ».
D’autres évoquent la possessivité, la violence et les conflits intrinsèques au couple. Mais aussi le mépris qui se loge dans les remarques du quotidien. « Mon premier mec m’a traité de salope quand on s’est séparés. Le deuxième me jetait des objets dessus quand il était bourré. Le troisième a insisté pour éjaculer en moi alors que j’avais refusé. Sous couvert de romantisme, le dernier m’a harcelée et poursuivie sur mon chemin de randonnée », énumère Marie, célibataire depuis trois ans.
Toutes témoignent d’une « grande fatigue » face à leurs histoires passées. « Je ne veux plus passer mon temps à éduquer mes mecs », résume Louisa, que les histoires éphémères vécues au cours des derniers mois n’ont pas réconciliée avec l’envie d’être en couple.« Les hommes hétérosexuels qui restent seuls longtemps, ce n’est pas le haut du panier, c’est difficile d’en trouver qui ne soient ni raciste, ni homophobe, ni violent, ni alcoolique, ni macho », résume la jeune femme, qui raconte sous le hashtag #TrentenaireDeMerdeses rendez-vous ratés.
« Je me suis aperçue qu’il y avait des rapports de domination très forts lors de ces moments où règne une concurrence au désinvestissement émotionnel », confirme la réalisatrice Olympe de G., qui a commencé, en mars, une grève de l’hétérosexualité. « Après des mois d’errance amoureuse, de vagabondage sur les applis », Sharone Omankoy, autrice d’un texte dans l’ouvrage collectif Nos amours radicales (Les Insolentes), a ressenti, elle aussi, « le besoin de se reposer ».
« Bouleversement de l’ordre établi »
« Le célibat assumé, voire choisi, est une tendance de plus en plus forte aujourd’hui », constate Marie-Cécile Naves, de l’IRIS, évoquant les prises de position de personnalités connues sur le sujet. Les actrices Halle Berry, Charlize Theron, Jennifer Aniston ou Emma Watson ont plusieurs fois confié vivre très bien seules. Lors d’une interview donnée à l’édition britannique du Vogue, en novembre 2019, l’actrice de la saga Harry Potter déclarait :
« Il m’a fallu beaucoup de temps, mais je suis très heureuse d’être seule. Je suis en couple avec moi-même. J’appelle cela être autopartenaire. »
« Malgré ces évolutions, le couple est toujours présenté comme la norme à atteindre », constate Céline Piques, évoquant notamment la pression familiale exercée sur les femmes célibataires. « A chaque coup de téléphone, ma mère insinue subtilement qu’elle aimerait me voir en couple », abonde Noémie, 30 ans, libraire à Paris. « Dans les milieux militants, on a un rituel cathartique qui consiste à se raconter les dîners de famille », confie la porte-parole d’Osez le féminisme !, citant la fameuse injonction à « trouver couvercle à son pot ».
« Il y a cette idée que le célibat est une période transitoire, que l’on n’est pas vraiment accompli et heureux quand on vit seule », remarque la journaliste et militante Marie Albert, 27 ans, fondatrice de Sologamie (« le podcast des célibataires qui n’ont besoin de personne »). « Toute la société tourne autour du couple », confirme Louisa Amara, 41 ans, évoquant le prix des chambres d’hôtel, les avantages fiscaux, ou encore la possibilité de prendre ses congés quand on le souhaite.
« Le célibat va à l’encontre des normes dominantes, héritées de la morale religieuse et de l’impératif nataliste. C’est pourquoi la célibataire est vue comme une rebelle, elle est une incarnation de la subversion, parce qu’elle renvoie à l’indépendance des femmes. Or, la liberté des femmes a toujours fait peur », analyse Marie-Cécile Naves, décrivant le célibat comme « un bouleversement de l’ordre établi ».
« Trop exigeante », « trop affirmée », « trop égoïste », « trop âgée », « trop grosse », « trop moche », « trop féministe »… constituent autant de remarques adressées aux célibataires. « A 35 ans, quand je me suis séparée, j’arrivais dans la fameuse tranche d’âge de la femme à la Bridget Jones, qui va forcément vouloir mettre le grappin sur un homme », se souvient Louisa, qui a lancé, en 2020, le podcast Single Jungle, consacré au célibat. En solo depuis cinq ans, la community manager ne compte pourtant mettre le grappin sur personne.
« Dans notre pays, une grande partie des femmes qui vivent seules le vivent très bien, c’est la société qui le vit mal », analyse la porte-parole d’Osez le féminisme !. Selon Paul Dolan, professeur de sciences du comportement à la London School of Economics (l’école d’économie et de sciences politiques de Londres), les femmes seraient en meilleure santé et plus heureuses lorsqu’elles n’ont jamais été mariées. Dans 75 % des divorces, c’est d’ailleurs la femme qui décide de partir, rappelle le sociologue François de Singly dans son livre Séparée : vivre l’expérience de la rupture(Armand Colin, 2011).
« Je vis ma meilleure vie »
« De nombreuses féministes souhaitent remettre leur vie au centre », constate Céline Piques. Louisa a profité de son célibat pour commencer une nouvelle formation. Marie, elle, a entrepris, en 2019, un tour de France à pied. Dans son ouvrage, Sharone, 35 ans, décrit son « hétérodissidence » comme un moment « pour penser sur soi, prendre le temps, se reconstruire ».
Pour Olympe de G., le célibat s’est également accompagné d’une reconquête de l’estime de soi. « Avant, je conditionnais ma confiance à l’amour de l’autre », souligne la réalisatrice de 38 ans.« Aujourd’hui, je vis ma meilleure vie », résume-t-elle, chérissant autant les déconvenues que les joies de son célibat.
Dans leurs parcours de célibataires, de nombreuses femmes mettent en lumière l’importance du féminisme et de la sororité. « Grâce à l’afroféminisme, j’ai pu me situer dans le système hétérosexuel, redéfinir les contours de ma féminité », témoigne Sharone, travailleuse sociale auprès de personnes atteintes du VIH.
« On a besoin des amitiés féministes pour survivre à l’hétérosexualité », appuie Ludivine, installée en colocation depuis un an. « Je me sens vraiment écoutée, il n’y a pas de compétitivité, cela donne beaucoup de confiance », constate celle qui vit à la campagne, entourée de trois autres femmes.
Pour Olympe, Sharone, Noémie, Louisa, Ludivine, Céline, tout reste à construire. Aucune ne prétend qu’elle restera célibataire toute sa vie. Mais toutes savent désormais que le couple n’est pas la condition sine qua non du bonheur.
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