Par Corine Lesnes Publié le 20 septembre 2021
REPORTAGE C’est le premier « refuge » pour les personnes trans aux Etats-Unis. Au Tenacious Unicorn Ranch, on élève des alpagas en même temps qu’on recueille les queers victimes d’agressions. Les rancheuses espèrent faire école.
Le nom, d’abord. Tenacious Unicorn Ranch, le Ranch de la licorne obstinée… « C’est moi qui l’ai trouvé », s’excuse Penny Logue. Un mélange de souvenirs d’enfance, d’histoires fantastiques, dont les Chronicles of Amber, de Roger Zelazny, la quête mythique d’un père disparu au pays des licornes. « Un symbole très queer », ajoute-t-elle. Quant à l’adjectif, c’est simple : « Dès le début, je savais qu’on aurait besoin de ténacité. »
Comme les licornes, les alpagas sont des créatures obstinées, voire franchement butées. Les camélidés sont 180 sur le ranch, dont 18 nouveau-nés, qui déambulent en petits groupes, l’air loufoque et étonné. En cette fin d’été, les animaux ont subi leur tonte annuelle : une fiesta appelée « Shear-a-palooza », qui a vu des dizaines de militants LGBTQ+ débarquer dans ce coin reculé du Colorado. Récolte : 900 kg de laine, vendus aux maisons de mode. Le ranch compte aussi des moutons, des poulets et dix chiens, d’énormes bergers australiens et des Pyrénées, nommés d’après des personnages de Star Trek… « Nous sommes des nerds », s’amuse Penny.
Penellope Logue, 40 ans, a une coiffure à deux versants. Le côté droit est coupé très court, presque rasé ; de l’autre descend une rivière blond vénitien ou rose tyrien, selon les jours. La militante a fondé le ranch en 2018, après avoir quitté l’armée et entamé sa transition de genre. Au début, c’était« un projet en solo », dit-elle, pour disparaître de la circulation pendant la période parfois embarrassante de transformation du corps. C’est devenu un sauve-qui-peut après l’offensive de l’administration Trump contre les transgenres.
A la ceinture, Penny porte un Ruger 300 Precision. Au genou, dans un holster, un poignard. Régulièrement, les occupants du ranch font des exercices de tir. « Une partie de notre mission, c’est de montrer qu’on n’a pas à se terrer et à rester sous le radar », décrit la fondatrice.
En trois ans, le ranch est devenu un phare pour le mouvement LGBTQ+ : la première commune populaire transgenre aux Etats-Unis. Un refuge, un endroit où les transgenres ont la possibilité de « construire quelque chose ». « Ça avait toujours été un rêve dans la communauté, raconte Penny. Mais personne ne le réalisait. » Elle y a réussi parce qu’elle était « privilégiée », pense-t-elle, un peu moins marginalisée que la moyenne de ses amis. « Je possédais une maison, que j’ai pu vendre. Et pour avoir grandi dans une ferme [celle de ses grands-parents], j’avais l’expérience du milieu rural. »
Au milieu d’un bastion conservateur
Bonnie Nelson, la copropriétaire du ranch, l’a rejointe en 2019. Agée de 34 ans, née dans le Queens (New York), de parents péruviens, elle n’avait jamais vu de hautes montagnes avant d’arriver dans le Colorado. Elle est restée. Le karma. Et les alpagas, bien sûr. D’ailleurs, leur ancêtre, la vigogne, figure sur le drapeau péruvien. Elle en a déployé un exemplaire à l’entrée de sa chambre, parmi une collection entière d’étendards ; toutes les variations de l’arc-en-ciel et des identités : lesbienne, binaire, non genré (« quand le genre n’est pas crucial dans votre définition de vous-même »)… L’étendard central est la bannière à trois flèches du front antinazi. Les éleveuses d’alpagas sont transgenres autant qu’anarchistes.
En mars 2020, les rebelles se sont installées au fond de la Wet Mountain Valley, une immensité où le regard ne bute que sur un obstacle : la chaîne des Sangre de Cristo. La ferme est complètement off grid (« hors réseaux »), avec son propre puits et ses panneaux solaires, sur un terrain de 16 hectares, à vingt minutes de Westcliffe (500 habitants). A 2 620 mètres d’altitude, la localité est l’une des pionnières du mouvement Dark Sky (« nuit noire ») : on y vient du monde entier admirer les étoiles, loin des lumières artificielles. Sur la route, les panneaux de circulation appellent à la prudence : il est fréquent de croiser des charrettes à cheval conduites par les amish.
Penny et ses amies ont été séduites par le bâtiment principal, un dôme géodésique baptisé Earthship, et le prix de vente – abordable, mais tout était à refaire. Elles n’ont pas pris la mesure de l’endroit : un bastion conservateur, où Trump avait recueilli plus de 70 % des voix en 2020. Le comté porte le nom du général Custer, tué par les Sioux à la bataille de Little Big Horn, en 1876. Les milices d’extrême droite sont en terrain conquis.
Bonnie était « très antiguns » quand elle est arrivée. Elle s’est ravisée après le défilé du 4 juillet 2020. La parade de la fête nationale avait été annulée à cause de la pandémie de Covid-19, mais l’extrême droite a défilé quand même. Les miliciens ont occupé Main Street avec semi-automatiques, gilets pare-balles, drapeaux suprémacistes… Penny, dont la mère adoptive est descendante de survivants du génocide arménien, a explosé et qualifié la parade de « fasciste ».« Trois tweets, tout au plus », minimise-t-elle. Mais la droite locale n’a pas apprécié, pas plus que le shérif. C’est cela qui a déclenché les hostilités.
Menaces fréquentes
Le harcèlement a d’abord pris des formes sournoises. Sous le sceau de l’anonymat, des habitants ont appelé la mairie pour affirmer que les animaux étaient maltraités ou que le nombre d’occupants était supérieur à la limite fixée (9 personnes) par les règlements de salubrité. Le shérif s’est précipité sur place ; il n’a rien trouvé.
Début mars a eu lieu ce que les activistes n’appellent plus que le « siège ». Des rondes de véhicules ennemis autour du ranch, en embuscade, puis, le 6, l’intrusion nocturne de deux miliciens armés, repérés grâce à des lunettes infrarouge. « Heureusement, on a un solide réseau d’amis dans la communauté antifasciste », explique Penny.
Des renforts sont arrivés de plusieurs Etats voisins. La Socialist Rifle Association, le pendant anarchiste (toutes proportions gardées) de la National Rifle Association (NRA), a envoyé des gilets pare-balles et des munitions. Une collecte lancée sur GoFundMe a permis d’acheter des caméras et de rehausser la clôture de sécurité (à 3 mètres de haut). Le « siège » a été filmé par Ash Kreis, documentariste de Colorado Springs. Son film, Tenacious, a été pressenti pour être présenté au festival du cinéma indépendant de Sundance, ce qui ne risque pas d’apaiser les miliciens antilicornes. « Ceux-là ne sont qu’une toute petite minorité », apaise Bonnie.
Dans le bourg de Westcliffe, les rancheuses ont fini par mettre nombre de sceptiques de leur côté. « On a créé un programme de recyclage, on a monté un jardin communautaire. » Leur objectif est double : donner une image différente des transgenres et prendre date pour l’après-« collapse », quand le capitalisme dévoreur de la planète se sera effondré. Le salut viendra de la ruralité. « La gauche se reconstruit dans des communautés comme celles-ci », affirme Bonnie.
La notoriété nationale a entraîné d’autres menaces. Le ranch est la cible des sites transphobes, qui harcèlent les trans « pour les pousser au suicide », affirme Penny. Les menaces de mort sont fréquentes. « Notre réponse, c’est : “Venez quand vous voulez.” » Bonnie éclate de rire. Elle qui n’aimait pas les fusils ne craint plus de poser avec son nouveau Springfield AR-15… « Les populations marginalisées ont longtemps évité les armes, dit-elle. Maintenant, on réalise qu’on est dans une course aux armements avec l’extrême droite et qu’on est loin derrière. »
Parole intime
Les alpagas constituent un sujet inépuisable de conversation. « Je voulais des animaux qu’on n’ait pas à tuer », explique Penny. Tous ont été recueillis auprès de fermes ou zoos qui avaient dû fermer. « On prend les troupeaux entiers, sinon ils risquent de souffrir d’anxiété. »
Mais quand elle a fini de préparer son houmous au paprika (cinq boîtes de pois chiches, cinq citrons), que l’on s’assied autour de la table basse et que les chiens couvrent tout le salon d’un tapis de fourrure, la parole devient plus intime. Penny se souvient qu’il avait fallu lui interdire de porter des robes, à 6 ans, et qu’elle a pleuré, des années plus tard, quand elle a compris qu’elle n’aurait pas la même poitrine que ses quatre sœurs. Elle a trois enfants, dont deux âgés de 16 ans. « L’un des jumeaux a fait son coming out avant moi », s’amuse-t-elle.
J. Stanley, 29 ans, décrit son parcours comme une minutieuse déconstruction des certitudes familiales. Enrôlé dans un collège militaire, il croyait en la « mission » messianique de l’Amérique – il a même fièrement serré la main de George W. Bush –, même s’il avait depuis longtemps abandonné la religion de ses parents, des baptistes du Texas. En 2020, la pandémie lui a coûté son emploi à Dallas. Il est retourné au domicile familial. Quelques mois plus tard, il en a été chassé. Son père, lui-même un ancien des forces spéciales, ne supportait pas qu’il manifeste avec les antiracistes de Black Lives Matter (« les vies noires comptent
J. a pensé préparer sa transition. Prendre un petit boulot dans la distribution – les entreprises comme Target ou Starbucks sont très recherchées : elles proposent des assurances qui couvrent le traitement hormonal. Il vivrait dans sa voiture, ce qui lui permettrait d’épargner et de traverser l’épreuve du « boy moding », « quand on prend des hormones jusqu’à ce que l’on ne puisse plus passer pour un homme, et, là, on fait son coming out ». Le voilà établi au Tenacious Unicorn Ranch, dont il est devenu le troisième associé et le spécialiste de permaculture, où il compte achever sa transition. Il préfère pour l’instant se faire appeler J. plutôt que Jay : « C’est une sorte de prénom d’intérim, sourit-il. Un des trucs cool dans le fait d’être trans, c’est de pouvoir choisir son prénom. »
« On ne peut pas recueillir tout le monde »
Les occupantes du Tenacious Ranch en sont à des stades différents de leur transition. Bonnie est la plus avancée. Elle s’est décidée à 23 ans, quand le traitement était remboursé par l’Obamacare, l’assurance-santé votée en 2010 sous le président démocrate. Pour économiser, Penny est allée en Scandinavie pour son orchidectomie (ablation des testicules). Trump a libéré les compagnies d’assurances de l’obligation de couvrir les transgenres. Le traitement est devenu hors de prix. Sur Twitter, il arrive aux rancheuses de poster une photo des seringues qui vont servir aux injections d’hormones achetées à l’étranger grâce aux donations.
Début 2021, Joe Biden a abrogé l’interdiction des transgenres dans l’armée décrétée par Trump, mais la Cour suprême a confirmé le droit du secteur privé à refuser les remboursements. « On vous dit que c’est OK de mourir pour un pays qui ne vous donne pas de couverture santé. Ça ne me fait pas l’effet d’une grande victoire », grimace Penny.
Le ranch reçoit trois lettres par jour de gens qui témoignent de la précarité dans laquelle vivent les personnes transgenres. La plupart sont à la rue, ils ont perdu leur emploi, leurs parents les ont chassés. Parfois, ce sont les proches qui demandent conseil ou supplient. « On ne peut pas recueillir tout le monde, regrette Bonnie. On n’est pas uncentre de crise. » Selon l’organisation Human Rights Campaign, 31 personnes transgenres ont été tuées en 2021, et 133 projets de loi hostiles aux transgenres sont à l’étude dans 38 Etats : pour bloquer leur accès aux compétitions sportives, aux traitements médicaux ou aux changements d’identité sur les documents administratifs – soit deux fois plus qu’en 2020.
Les rancheuses espèrent faire école. Développer un réseau de refuges aux Etats-Unis et ailleurs : une sorte d’internationale des licornes obstinées. Déjà, les contacts sont bien avancés avec un groupe de jeunes indigènes en Arizona. Le Tenacious Unicorn Ranch leur fournira les animaux et le support technique. Il se portera caution pour les emprunts. « Qui ne rêve pas de vivre au milieu des alpagas ? », demande Penny.
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