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mardi 21 septembre 2021

Essais cliniques : l’éthique face à l’innovation

Par   Publié le 20 septembre 2021

La pandémie a mis en lumière l’importance de la bonne évaluation des médicaments et des vaccins. Ces essais sont aujourd’hui largement conduits, pour le compte de l’industrie pharmaceutique, par des sociétés spécialisées. Un marché mondial ayant pour matière première le corps des sujets volontaires, ce qui pose de nombreuses questions éthiques.

Au centre d’études cliniques de l’université Cayetano Heredia, à Lima, au Pérou, en septembre 2020.

Depuis l’apparition de la pandémie de Covid-19, au début de l’année 2020, pas moins de 22 vaccins contre le Covid-19 ont été commercialisés, d’après les données rassemblées par l’Unicef, et 103 sont en cours d’évaluation clinique ou réglementaire, mobilisant des centaines de milliers de volontaires à travers le monde.

Cette évaluation nécessite de passer toutes les étapes des essais cliniques sur l’homme, après des tests in vitro et sur animaux. La phase 1 évalue la toxicité, la phase 2 la tolérance et l’efficacité. La phase 3 permet de tester à grande échelle l’intérêt thérapeutique, comparé à un traitement de référence ou à un placebo. Enfin une quatrième phase, après mise sur le marché, vise à détecter des effets indésirables rares. La pandémie a conduit à accélérer l’ensemble de ce processus. Dans le cas des vaccins contre le Covid-19, pour chaque essai clinique de phase 3, 15 000 à 40 000 volontaires sont recrutés.

Derrière cette mobilisation inédite, qui a permis l’adoption en un temps record de vaccins innovants et efficaces, se niche un marché mondial qui n’a cessé de croître depuis les années 1990, celui des contract research organizations (CRO), ces entreprises capables de fournir à l’industrie pharmaceutique et aux institutions publiques un service d’essai clinique intégré, depuis le recrutement des participants et des investigateurs jusqu’à la gestion, l’analyse des données et la rédaction des rapports et des publications. Alors que le développement du vaccin AstraZeneca s’est essentiellement appuyé sur un réseau de laboratoires publics et sur l’Institut Jenner, Moderna et BioNTech ont largement eu recours aux CRO pour leurs essais cliniques de phase 3. Voici par exemple comment l’une d’elles, missionnée aux Etats-Unis par Moderna, se présente sur son site Internet : « Meridian offre une forte implantation nationale qui lui permet un recrutement rapide, y compris pour les études impliquant des cohortes sensibles (seniors, enfants, populations à risque). Leurs travaux de recherche sont publiés dans de prestigieux journaux, dont la revue Vaccine. »

Tous champs médicaux confondus, au 20 septembre, 60 026 essais cliniques étaient en phase de recrutement, dont 6 219 en France, parmi les 389 920 déclarés dans la base de données Clinicaltrials.gov, créée en 2007 en vertu d’un décret de la Food and Drug Administration (FDA) américaine rendant obligatoire la déclaration des résultats des essais cliniques menés aux Etats-Unis. Y sont par ailleurs déclarés les essais menés dans 129 autres pays au monde.

D’après l’Association des contract research organizations (ACRO), les CRO recrutent chaque année deux millions de participants à travers le monde pour les essais cliniques, dont le marché, qui a augmenté de 40 % entre 2008 et 2014, devrait atteindre 45 milliards de dollars (38 millions d’euros) en 2022. Les essais de phase 3 en représentent 59 %, pour un coût moyen de 19 millions de dollars et près de la moitié des revenus des CRO proviennent d’Amérique du Nord. Le marché se développe par ailleurs dans la région Asie-Pacifique en raison « d’un large réservoir de patients facilitant le recrutement des candidats », détaille l’analyse de l’ACRO.

Question sur la propriété intellectuelle

« Les CRO jouent désormais un rôle essentiel dans la gestion des essais cliniques conduits en des sites multiples, décrypte le bioéthicien Leigh Turner, de l’université de Minnesota. Elles disposent d’équipes capables d’identifier les personnes éligibles et de faire en sorte d’atteindre le nombre de sujets souhaités. Ce recrutement est un des défis les plus importants. » Le philosophe de la pensée économique Philip Mirowski, de l’université Notre-Dame-du-Lac, dans l’Indiana, complète : « Elles ont changé la manière dont les essais cliniques sont conduits et les données produites. En contrôlant l’ensemble du processus, elles modifient aussi le sens de la propriété intellectuelle. Il est devenu courant qu’elles réalisent le compte-rendu de la recherche, et qu’ensuite elles aillent rechercher un clinicien dans le monde académique pour le signer. L’article scientifique devient totalement une marchandise. Qui est alors vraiment l’auteur et le responsable de la recherche ? » 

Comment les CRO ont-elles pu prendre une telle importance ? Les premières d’entre elles sont apparues dans les années 1940 et 1950. Elles vendaient essentiellement des animaux de laboratoire. Avec la mise en place de régulations exigeant la démonstration de l’efficacité et de l’innocuité des médicaments avant leur mise sur le marché, une autre activité a émergé à la fin des années 1970 : les analyses statistiques cliniques fournies à l’industrie pharmaceutique. Deux géants du domaine, Parexel et Quintiles (devenu IQVIA après sa fusion avec la société de conseil IMS Health en 2016) ont ainsi été créés au début des années 1980.

« Avant l’émergence du marché des CRO dans les années 1990, la recherche clinique était menée par les institutions publiques, mais il y avait le sentiment qu’elle coûtait trop cher et que les résultats ne venaient pas assez rapidement », révèle Philip Mirowski. « Il y a une impressionnante compétition entre les CRO qui doivent rendre leurs essais cliniques les plus attractifs possibles. Leur marché s’est développé sous l’impulsion d’entreprises de biotechnologies telles qu’Amgen ou Genentech, qui se sont rendu compte que certains de leurs médicaments étaient très rentables et leur assureraient un retour sur investissement », complète Tomasz Sablinski, fondateur de Clinical Trial Rescue Solutions, une entreprise de conseil dans le domaine des essais cliniques.

Des « profits exorbitants »

Les CRO ont alors développé l’ensemble des activités leur permettant de répondre à la demande de l’industrie pharmaceutique incluant l’organisation logistique des essais cliniques, le recrutement des participants et des investigateurs, la gestion et l’analyse des données et la rédaction des comptes-rendus et des articles scientifiques. Elles ont également rationalisé la conduite des essais cliniques en les découpant en étapes distinctes, telles que le recrutement des volontaires, la recherche d’investigateurs, et la vérification des formulaires.

« L’efficacité des CRO a pour contrepartie un problème éthique, car cette industrie génère des profits exorbitants en utilisant comme matière première le sujet recruté pour l’essai clinique, qu’il s’agisse d’un patient pour les évaluations en oncologie, par exemple, ou de personnes saines pour les essais vaccinaux », constate Tomasz Sablinski.

« Les essais chez l’humain peuvent débuter avant que toutes les données chez l’animal aient été rassemblées, ce qui résulte de la logique néolibérale », Jill Fisher, sociologue

Une série d’accidents graves survenus dans les années 2000 a révélé les failles de ce fonctionnement orienté vers l’efficacité et la rentabilité. En 2006, six volontaires sains enrôlés dans un essai de phase 1 mené à Londres par la société Parexel, afin de tester l’efficacité d’un anticorps monoclonal développé par la société allemande TeGenero, avaient ainsi dû être admis en service de soins intensifs quelques minutes après avoir reçu la première infusion du médicament, à une dose 500 fois moindre que celle vérifiée comme inoffensive chez l’animal. L’un d’eux avait dû être amputé des doigts et des orteils. L’enquête menée par la Medicine and Healthcare Product Agency (MHRA), l’agence britannique du médicament, avait attribué l’accident à un effet inattendu lors du passage de l’expérimentation animale à l’expérimentation humaine. Mais le protocole et son autorisation par la MHRA furent par ailleurs critiqués au sein de la communauté médicale en raison de l’administration simultanée du médicament à plusieurs volontaires et du manque de fiabilité du modèle animal utilisé lors des essais précliniques.

Les limites du consentement éclairé

De nouvelles réglementations furent par la suite adoptées pour améliorer la protection des volontaires des essais cliniques de phase 1, en introduisant une prise échelonnée entre les volontaires durant l’escalade des doses, afin de détecter l’éventuelle survenue d’effets indésirables. Ces réglementations n’ont néanmoins pas empêché la survenue, dix ans plus tard, en janvier 2016, d’un autre accident, mortel celui-là, lors d’un essai clinique de phase 1 se déroulant à Rennes mené par la CRO Biotrial, missionnée par la CRO portugaise Bial, visant à tester une molécule aux effets antidouleur. Des complications neurologiques avaient nécessité l’hospitalisation d’un volontaire, décédé une semaine plus tard, après le franchissement d’un palier dans la dose de médicament administrée. Malgré cette hospitalisation, quatre autres volontaires avaient continué à recevoir le médicament conformément au protocole prédéfini, sans que la société Biotrial s’informe de l’évolution de l’état du volontaire hospitalisé. Les autres participants ont à leur tour développé des symptômes neurologiques nécessitant leur hospitalisation.

Outre cette négligence, l’enquête menée par l’Inspection générale des affaires sanitaires (IGAS) a relevé deux autres manquements majeurs de la part de Bial et de Biotrial, dont l’absence d’information des autres participants concernant la première hospitalisation, qui aurait dû conduire au renouvellement de leur consentement à la participation à l’essai clinique, et un retard dans l’alerte donnée aux autorités sanitaires. Les auteurs du rapport soulignaient aussi le manque de vigilance de l’Agence nationale de la sécurité du médicament (ANSM) et du Comité de protection de la personne de l’Agence régionale de la santé de Bretagne (ARS) sur les conditions d’escalade des doses.

Au-delà de ces critiques sur les limites du consentement éclairé et la responsabilisation des CRO, d’autres problèmes sont pointés concernant la régulation et l’encadrement des décisions conduisant à l’autorisation d’essai clinique pour les médicaments candidats. Un article publié en 2014 dans la revue Naturedénonçait ainsi le manque de solidité des résultats des études précliniques chez l’animal des thérapies contre la sclérose amyotrophique latérale, avant le passage en essai clinique de phase 1. Selon cet article, la plupart des thérapies testées au cours des dernières décennies ont échoué lors des essais cliniques de phase 1, mobilisant inutilement les patients durant plusieurs mois.

« Nous soutenons qu’un manque d’attention aux preuves sur l’efficacité des médicaments candidats est trop fréquent dans les décisions concernant les tests chez l’humain. Nous en appelons à des infrastructures, des ressources et de meilleures méthodes pour évaluer rigoureusement l’intérêt clinique de nouvelles interventions avant de les tester chez l’humain », martelaient les bioéthiciens Jonathan Kimmelman et Carole Federico, de l’université McGill à Montréal, dans un commentaire publié en 2017 dans la revue Nature sur l’essai clinique conduit par Bial.

« Le problème qui se pose, notamment aux Etats-Unis, est la dérégulation des essais cliniques. Les essais chez l’humain peuvent débuter avant que toutes les données chez l’animal aient été rassemblées, ce qui résulte de la logique néolibérale visant à accélérer la mise sur le marché d’un médicament. Dans une certaine mesure, la rapidité est plus importante que l’innocuité », analyse la sociologue Jill Fisher de l’université de Caroline du Nord. « Les réglementations ont la responsabilité d’encadrer l’activité des CRO. Mais il n’y a pas d’obligation pour ces entreprises, notamment aux Etats-Unis, de prendre en charge les effets indésirables sévères survenant au cours d’un essai clinique. On peut accuser les CRO, mais cela dépend aussi de ce qui est exigé d’elles », complète-t-elle.

Lorsque les réglementations leur sont trop contraignantes, les CRO tendent par ailleurs à délocaliser les essais cliniques vers des environnements plus favorables. « Pour être compétitives, elles s’implantent en Inde ou dans les pays d’Europe de l’Est, où le recrutement est plus facile et où la survenue d’un effet secondaire grave au cours d’un essai clinique sera moins surveillée que dans un pays où la régulation est plus stricte », décrypte Leigh Turner.

En France, le plan d’investissement d’avenir « Innovation santé 2030 » ambitionne de remonter du quatrième rang à la place de leader européen en matière d’essais cliniques, en développant notamment les essais de phases 1 et 2. Thomas Borel, le directeur scientifique du LEEM, l’organisation professionnelle des entreprises du médicament en France, défend la nécessité d’accélérer la réalisation d’essais cliniques : « L’idée est de passer le plus vite possible de la phase 1 chez les participants sains, à la phase 2 chez les patients, ce qui leur permet d’accéder aux traitements pouvant potentiellement répondre à leur situation thérapeutique, notamment en cancérologie. » Il poursuit : « Si ces recherches se développent sur le territoire français, les équipes en pointe dans le domaine pourront faire bénéficier les industriels de leurs connaissances et entreprendre des collaborations. » Qu’en sera-t-il dès lors de la réflexion éthique sur les conditions de recrutement des participants sains mais aussi des patients placés face à une confusion entre traitement expérimental en cours d’évaluation et traitement dont l’efficacité a été prouvée ? L’ACRO n’a pas apporté de réponses à nos questions sur ce sujet.

Altruisme contre rémunération

Autre question divisant les bioéthiciens, le paiement des participants. Certaines CRO n’hésitent ainsi pas à appâter les volontaires en leur proposant une rémunération en échange de leur participation, quitte à faire appel à des agences spécialisées dans le recrutement. « Vous n’avez besoin d’aucune connaissance préalable ici, la seule chose que vous devez faire est de rendre votre corps disponible à des fins scientifiques. Non seulement cela semble facile, mais ça l’est (…) Préparez-vous à un emploi à temps partiel d’un autre genre et faites face à un nouveau défi, être l’objet d’une étude clinique », annonce ainsi l’agence allemande de recrutement en ligne Nebenjob Zentrale Ratgeber (« Conseil centralisé d’emploi ») dans une rubrique intitulée « Gagner de l’argent en tant que participant à une étude clinique ».

« Il existe trois sortes de rétributions : le remboursement des frais, la compensation pour le temps dépensé par le participant pour l’essai clinique, et la rémunération, qui fait débat », détaille la bioéthicienne Holly Fernandez Lynch, de l’université de Pennsylvanie. « La rémunération est éthiquement acceptable dans la mesure où le protocole de l’essai clinique satisfait aux critères éthiques. C’est comme payer un pompier ou un soldat. Ce qui pose problème, ce n’est pas de payer les sujets, mais de les payer insuffisamment car cela attire les personnes précaires et cela réduit la diversité des volontaires », justifie-t-elle.

« Ce sont les sujets recrutés qui permettent de produire les données qui sont ensuite vendues pour des millions, alors que leur rétribution représente moins de 5 % du budget des essais cliniques. Ce qui est choquant, c’est que ce marché extrêmement rentable ne rémunère pas mieux les volontaires », dénonce, pour sa part, Tomasz Sablinski.

Mais certains bioéthiciens voient dans ces pratiques une atteinte au principe du consentement éclairé. « C’est l’expression d’un point de vue libertarien qui consiste à considérer que chacun dispose de son libre arbitre et que si une personne souhaite mettre son corps à la disposition de la recherche médicale, elle en a le droit et qu’il faut favoriser ce genre d’initiative. La loi n’aurait pas à l’en empêcher. On retrouve le même problème avec la question de la gestation pour autrui ou des personnes qui vendent leurs organes », décrypte l’anthropologue David Le Breton. « Dans les faits, les personnes qui mettent leur corps à disposition sont rarement des privilégiés. Elles ont besoin d’argent et justifient leur démarche par la liberté d’utiliser leur corps à des fins expérimentales », poursuit-il.

« Dans les faits, les personnes qui mettent leur corps à disposition sont rarement des privilégiés », David Le Breton, anthropologue

« Si vous attirez les personnes par une rémunération élevée, vous exercez une influence et le consentement n’est donc plus éclairé, alerte Jonathan Kimmelman. Vous allez recruter des personnes en situation de précarité et cela pose un problème de justice. Vous générez du savoir utile au système de soins sur le dos de ceux qui n’y ont pas accès. » « Dans des pays comme les Etats-Unis, certaines personnes deviennent des cobayes professionnels allant d’essai clinique en essai clinique », abonde Leigh Turner. « Ce que nous voulons, c’est promouvoir l’altruisme et on sape cela en payant les gens. Cela pose un problème éthique », souligne le bioéthicien Charles Weijer, de l’université Western Ontario, au Canada.

Protection des données

Face au SARS-CoV-2, l’altruisme a bien été une source de motivation des volontaires. Combiné à l’espoir d’être protégé contre le virus, il a nourri la volonté de participer à la lutte contre la pandémie. Il a été promu par les campagnes de communication sur les essais cliniques testant les vaccins contre le Covid-19, favorisant le recrutement des participants dans certains pays, notamment aux Etats-Unis.

La pandémie, avec les restrictions d’accès aux centres médicaux qu’elle a occasionnées, a par ailleurs accentué la décentralisation des essais cliniques vers les centres et relais médicaux locaux. Un phénomène qui avait émergé il y a une dizaine d’années grâce à la télémédecine et au développement d’outils virtuels tels que le consentement électronique et la capture et le partage des données de santé par le participant.

La phase 3 du vaccin Johnson & Johnson, menée virtuellement par la société IQVIA, a contribué à valider cette approche. « Bien utilisée, la décentralisation des essais cliniques peut offrir un réel avantage, en les rendant accessibles aux personnes dépendantes des transports en commun, notamment celles vivant dans les zones rurales. Cela peut faciliter aussi le partage des données des patients et l’information sur le déroulement de l’essai clinique, commente Charles Weijer. Mais cela nécessite aussi de résoudre les questions liées à la protection des données et de s’assurer que cela n’exclut pas les personnes privées d’accès à Internet. »

Aussi séduisante soit-elle, cette révolution numérique ne résout pas la question de la marchandisation des essais cliniques, fragilisant inévitablement les fondements éthiques visant la protection du participant. « Les CRO incarnent l’expression d’une culture qui est orientée vers l’échange commercial et qui perçoit tout à travers ce prisme », conclut Charles Weijer.


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