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mercredi 22 septembre 2021

Folie Niki de Saint Phalle, super nana

par Alexandra Schwartzbrod   publié le 23 septembre 2021 à 4h55

Dans un essai singulier consacré à l’enfance saccagée de la plasticienne unique en son genre, Gwenaëlle Aubry déroule l’imagination, la folie et la classe de l’artiste.

C’est une plongée dans la folie et l’enfance que nous offre Gwenaëlle Aubry avec son essai consacré à Niki de Saint-Phallepeut-être même une plongée dans la folie de l’enfance tant la vie et l’œuvre de cette artiste hors norme sont marquées par les douze premières années de sa vie. On ne peut en effet comprendre la psyché et l’imagination foisonnante de cette femme, au prénom venu du grec (nike signifie victoire), sans remonter aux origines, sans décortiquer ses relations tourmentées avec ses parents et son milieu. «Elle s’appelle Saint-Phalle, et à l’âge de 11 ans elle a été violée par son père, écrit Aubry dès la quatrième page. On pourrait commencer par là, tout reprendre à zéro. Elle est née le 29 octobre 1930, Catherine Marie-Agnès Fal de Saint-Phalle, et un jour de l’été 1942, son père, André Marie Fal de Saint-Phalle, a “mis son sexe dans (sa) bouche”.»

Il ne faut pas croire que, dès lors, nous embarquons dans une simple biographie, non, cela a déjà été fait. C’est davantage dans un jeu que nous entraîne Gwenaëlle Aubry, un jeu de tarots, matrice divinatoire et enjeu oulipien, de ce livre singulier porté par un souffle immense. Un jeu lancé par Niki de Saint Phalle elle-même avec son Jardin des Tarots façonné pendant les vingt dernières années du XXe siècle au creux de la Toscane dans une forêt de cyprès et d’oliviers à partir des figures majeures du jardin : la Force et le Magicien, la Papesse et le Fou, l’Empereur et le Pendu, le Monde et la Mort, la Justice, l’Impératrice, la Lune et d’autres encore. Un travail de titan mené avec son compagnon Jean Tinguely et une équipe de céramistes, poètes et jardiniers, creusant, modelant des formes à taille humaine serties de céramique et d’éclats de miroir. Des formes dans lesquelles Niki de Saint Phalle se réfugiera comme on se réfugie dans le giron chaud d’une poitrine maternelle, ainsi dans l’Impératrice, «espace tout en rondeurs ondulantes sans aucun angle pour m’effrayer ou m’attaquer», selon ses mots.

«J’avais une matière très abondante»

«Ce qui m’intéressait, c’était de traquer la pulsion vitale derrière ses œuvres, explique Gwenaëlle Aubry. Tirer les cartes du tarot, les retourner, les lire et voir comment ses actes artistiques sont en fait des gestes de conjuration.» Fascinée par les sculptures habitables de l’artiste, l’autrice dit avoir précisément construit ce livre comme une sculpture habitable. «J’avais une matière très abondante qu’il a fallu tailler, à laquelle il a fallu donner forme», dit-elle et on la croit volontiers tant la vie et l’œuvre torturées de Niki de Saint Phalle comptent d’aventures et de démesure. A l’image de l’œuvre HON(«Elle» en suédois), née du désir et du rêve, un corps de femme de 27 mètres de long, 9 mètres de large et 6 mètres de haut constitué de seins-collines, d’un ventre-volcan et de cuisses monumentales enserrant un sexe béant par lequel entre le visiteur ébahi. On y revient toujours : à la pénétration, au giron maternel.

«Moi, je m’appelle Niki de Saint Phalle, et je fais des sculptures monumentales», c’est par cette phrase que Gwenaëlle Aubry entame son récit, et nous vous mettons au défi de ne pas garder en tête, telle une mélodie, ces mots qui claquent comme un fouet et que l’artiste prononce dans une vidéo, visage tendu face caméra, regard provocant, beauté lisse et trompeuse à la Nico qui lui ressemble étrangement et qu’une seule lettre distingue. Elle a fait des sculptures monumentales, telles HON et surtout les Nanas, que nous connaissons tous, impossible d’être passé à côté de ces formes de femmes plantureuses, charnues et colorées. Mais d’abord les tirs à la carabine sur des ballons remplis de peinture qui, une fois crevés, déversent leurs couleurs telle une traînée de lave ou de sperme ou de lait maternel sur des œuvres soudain sublimées ou saccagées. Le saccage, tel est bien ce qui a motivé ses premiers gestes artistiques, elle dont l’enfance fut saccagée, détruire ce monde d’homme aussi, elle qui a toujours aimé entremêler le masculin et le féminin.

«Elle n’a eu de cesse de revendiquer un art féminin tout en refusant l’assignation à un rôle clos. Avec Jean Tinguely, ils ont joué des grands duos, l’aristo et le prolo, le masculin et le féminin, tout en perturbant ces rôles et en les échangeant, ils parlaient même d’hermaphrodisme, explique Gwenaëlle Aubry. A l’époque, on avait encore du mal à concevoir qu’une femme puisse sortir du cadre intime, Je voulais intégrer tout ce qui fait d’elle une contemporaine et aussi montrer la logique accidentée qui mène des tirs aux nanas. Une constante, la révolte. Et, bien sûr, centrale, la question de l’enfance.»

Au fil de ses rencontres imaginaires ou réelles dans le Jardin des Tarots, l’autrice déroule la folie, la démesure, la classe de cette femme à nulle autre pareille et, chemin faisant, se retrouve confrontée à son propre parcours. «Je cherchais à travers elle l’ailleurs et l’enfance et, au moment où il me devenait palpable, ma grand-mère est morte et le livre s’est mis à bifurquer. J’ai tiré d’autres cartes et je les ai rejouées. J’ai moi-même relancé la vie par ce livre qui m’a donné de la force.»

Saint Phalle. Monter en enfance de Gwenaëlle Aubry, Stock, 280 pp.


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