Par Stéphane Mandard Publié le 15 juin 2021
Plus de mille substances nocives sont présentes dans les « e-déchets » ou utilisées pour extraire de ceux-ci les métaux précieux. Dans ce secteur informel de la récupération, les très jeunes constituent une main-d’œuvre recherchée.
On les appelle les « salvagers » (« récupérateurs »). Des adolescents, parfois très jeunes, brûlent les déchets électroniques pour en récupérer le cuivre, le cobalt, le platine et autres métaux précieux. Des fumées noires et âcres rendent l’air irrespirable. Plomb, mercure, arsenic, cadmium se répandent dans le sol, contaminent l’eau. Bienvenue à Agbogbloshie, en banlieue d’Accra.
Rebaptisé « Sodome et Gomorrhe » par les habitants de la capitale du Ghana, Agbogbloshie est considéré depuis plusieurs années comme le site le plus pollué du monde. C’est surtout l’une des plus grandes décharges de produits électroniques de la planète. Smartphones, ordinateurs, tablettes, téléviseurs, batteries, électroménager… environ 40 000 tonnes y sont déversées chaque année en provenance d’Europe et des Etats-Unis.
Ces déchets électroniques empoisonnent à petit feu les quelque 80 000 personnes qui survivent en marge de la décharge. A commencer par les plus jeunes. Car à « Sodome et Gomorrhe », on commence à travailler tôt, très tôt, dès l’âge de 5 ans. Dans un rapport inédit, Enfants et décharges numériques, publié mardi 15 juin, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) tire le signal d’alarme sur cette « flambée des e-déchets qui affectent la santé de millions d’enfants ».
« Un enfant qui mange un seul œuf de poule d’Agbogbloshie absorbe 200 fois plus de dioxines que la limite journalière fixée par l’Autorité européenne de sécurité des aliments », avertit Marie-Noël Bruné Drisse, responsable du département environnement et santé infantile à l’OMS. Les dioxines sont des polluants organiques persistants. Elles s’accumulent dans la chaîne alimentaire et peuvent provoquer des cancers, des malformations congénitales ou des altérations du développement de l’enfant.
« La mauvaise gestion des déchets électroniques est une menace croissante que de nombreux pays ne reconnaissent pas encore comme un problème de santé publique, alerte Mme Bruné Drisse.S’ils n’agissent pas maintenant, les conséquences auront un effet dévastateur sur la santé des enfants et pèseront lourdement dans les années à venir. »
Décharges illégales
Le directeur de l’institution onusienne, Tedros Adhanom Ghebreyesus, évoque un « tsunami d’e-déchets ». Les chiffres donnent en effet le vertige. Selon les dernières données disponibles, 53,6 millions de tonnes de déchets d’équipements électriques et électroniques ont été produites à travers le monde en 2019 : l’équivalent de 350 bateaux de croisière en file indienne sur une distance de 125 kilomètres. Seulement 17 % de ces déchets sont correctement collectés ou recyclés. Tout le reste termine dans des décharges illégales ou alimente le circuit informel de la récupération.
La production d’e-déchets est en progression constante : + 21 % au cours des cinq dernières années. Elle suit le rythme effréné de renouvellement des smartphones (moins de deux ans) dans les pays occidentaux et devrait atteindre 74,7 millions de tonnes à l’horizon 2030. En Europe, ils représentent la catégorie de déchets qui augmente le plus vite avec le record mondial de 16,2 kg par habitant et par an.
Avec leurs petites mains – qui leur confèrent une dextérité que les adultes n’ont pas –, les enfants constituent une main-d’œuvre très recherchée dans le secteur de la récupération électronique. Le manque de données rend impossible toute tentative d’estimation chiffrée du phénomène. Selon le dernier rapport de l’Organisation internationale du travail et de l’Unicef, publié le 10 juin, 160 millions d’enfants âgés de 5 à 17 ans sont victimes du travail forcé, et la tendance est repartie à la hausse sous l’effet de la crise liée au Covid-19.
Plus de 18 millions d’entre eux travaillent dans le secteur industriel informel qui comprend le traitement des déchets. A Agbogbloshie donc, mais aussi au Nigeria, au Cameroun, en Egypte, en Inde, en Chine, au Pakistan, au Vietnam, au Bangladesh, aux Philippines, en Thaïlande, au Vietnam, au Mexique, en Uruguay… L’OMS a identifié des décharges électroniques dans au moins 15 pays.
Le plus grand site au monde s’étend sur plus de 50 kilomètres carrés : à Guiyu, en Chine, 150 000 personnes, dont de nombreux enfants, y travaillent chaque jour. Et ce n’est que la face émergée de l’Iceberg. Autour d’Hébron, en territoire palestinien occupé, les ateliers de recyclage de déchets électroniques poussent comme des champignons : on en dénombre aujourd’hui près de 550. Parfois, les opérations de récupération se font en famille, dans l’arrière-cour des maisons, comme dans le village de Trang Minh, au Vietnam.
Il faut aussi ajouter tous les enfants qui vivent à proximité de ces sites ultra-pollués. « Nous pensons que des millions d’enfants supplémentaires sont touchés par le recyclage des déchets électroniques en raison de leur lieu de résidence », indique MmeBruné Drisse, qui a coordonné le rapport. Un autre chiffre donne la mesure du péril : jusqu’à 13 millions de femmes travaillent dans le secteur informel des déchets et exposent leur santé, et potentiellement celle de leurs futurs enfants, aux multiples produits toxiques issus des e-déchets.
Exposition in utero
L’OMS a recensé « plus de 1 000 substances nocives ». Elles se retrouvent dans les composants électroniques eux-mêmes ou par les processus d’extraction des métaux précieux : brûlage (notamment du plastique), chauffage ou lixiviation à l’acide (à l’aide sel de cyanure, d’acide nitrique ou de mercure).
Parmi les substances les plus dangereuses – cancérogènes, mutagènes, reprotoxiques ou perturbateurs endocriniens – auxquelles sont exposés les enfants, on retrouve les métaux lourds (plomb, mercure, arsenic, chrome, cadmium, lithium, manganèse, nickel, or…), les dioxines, les furanes, les biphényles polychlorés, les phtalates, les composés bromés, les hydrocarbures aromatiques polycycliques, les composés perfluorés ou encore les retardateurs de flamme organophosphorés. Les décharges électroniques sont également des « usines » à particules fines (PM2,5, de taille inférieure à 2,5 micromètres) dont l’OMS estime qu’elles sont à l’origine de la mort d’environ 600 000 enfants de moins 15 ans dans le monde chaque année.
Les voies d’exposition sont multiples. Outre l’inhalation de particules et de gaz aérosol, les enfants, la plupart du temps dénués de toute protection, sont au contact direct par la peau avec les produits chimiques. Ils peuvent également en ingérer par les poussières contaminées qui se déposent partout y compris sur les jouets, par les aliments et l’eau ou encore le lait maternel. La première exposition est d’ailleurs in utero : les polluants traversent le placenta.
« Menace croissante »
L’exposition à toutes ces substances toxiques, « même à des niveaux très faibles », peut avoir des incidences néfastes sur la grossesse, mais aussi sur le développement à long terme des nouveau-nés et jusqu’à l’âge adulte, avertit l’OMS. Naissance prématurée, retard de croissance intra-utérine, altération du développement neurologique et comportemental, effets sur les fonctions pulmonaires et respiratoires, altération de la fonction thyroïdienne, modification de la fonction du système cardiaque, dommages à l’ADN, atteinte au système immunitaire (vulnérabilité accrue aux infections, réponse immunitaire réduite et taux plus élevés de maladies auto-immunes) ou encore des risques accrus de maladie chronique à l’âge adulte avec cancers et maladies cardiovasculaires : la liste des effets néfastes des e-déchets sur la santé des enfants est longue.
En Uruguay, par exemple, où, depuis plus de dix ans, des enfants brûlent des déchets électroniques et des câbles électriques pour en extraire le cuivre dans une décharge de Montevideo, un quart des plombémies élevées (saturnisme) chez les enfants sont associées à cette activité. L’exposition au plomb par le traitement des e-déchets provoque des lésions rénales, attaque le système immunitaire, réduit les capacités intellectuelles et est à l’origine de troubles du comportement et de l’attention, rappelle l’OMS.
« En mettant en danger des dizaines de millions d’enfants et de femmes en âge de procréer, l’élimination inappropriée des déchets d’équipements électriques et électroniques menace la santé et les capacités des futures générations », conclut le rapport. Aussi, le directeur de l’institution onusienne exhorte-t-il la communauté internationale à réagir : « De la même manière que le monde s’est mobilisé pour protéger les mers et leurs écosystèmes de la pollution plastique et microplastique, nous devons nous mobiliser pour protéger notre ressource la plus précieuse – la santé de nos enfants – de la menace croissante des déchets électroniques. »
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