par Laurent Decloitre, correspondant à la Réunion publié le 13 juin 2021
Jean-Claude Bret n’a toujours pas vraiment de chez lui. Le sexagénaire à la voix douce habite une petite maison près d’un étang salé, dans une commune de l’ouest de la Réunion. Logé gratuitement avec sa compagne, il prend soin de la propriétaire octogénaire. Dans le jardin arboré, deux coqs hauts sur pattes tournent dans leur cage. Petit bout de bonheur tranquille, vie enfin paisible depuis le retour sur son île natale en 2012, après «des années d’esclavage et de calvaire».
Le Réunionnais n’a aucun souvenir de ses parents biologiques. Né en 1950 à Ravine des Cabris, un quartier de la ville de Saint-Pierre, dans le sud du département d’outre-mer, il est élevé par une tante, dans une case en paille et en terre battue, sans eau, ni électricité. La Ddass de l’époque l’envoie alors, à 7 ans, dans un foyer tenu par des sœurs dans le centre montagneux de l’île. Il y reste deux ans, week-ends et vacances compris : «Je n’avais personne pour me prendre…»
La Ddass le place ensuite dans une famille d’accueil de Pierrefonds, dans le sud. Félicien, charpentier, et Noella, n’ont pas d’enfants et sont payés pour l’héberger et le nourrir. Ils se révèlent aimants. «Je vivais comme un prince, dans une vraie famille, bien nourri, bien habillé», soupire Jean-Claude, à la pensée de cette enfance perdue. Le garçon obtient le certificat d’études et à 14 ans, et commence à travailler. D’abord comme apprenti coiffeur, puis comme tailleur de costumes. «Mon patron m’aimait bien, j’étais heureux, ma voie était toute tracée.»
«Très dur psychologiquement»
Mais voilà, en 1966, un employé de la Ddass se présente : il a la «chance» de pouvoir être envoyé en métropole «pour y suivre de meilleures études». Tous frais payés. Deux semaines plus tard, malgré la réticence de ses «parents nourriciers», l’adolescent de 16 ans doit prendre l’avion. A l’aéroport de Saint-Denis, il est effaré de voir des enfants et même des bébés, en pleurs. Lui est plutôt «excité» par le voyage, qui le conduit à Guéret, le chef-lieu de la Creuse. «Je me retrouve dans un foyer, rempli d’enfants réunionnais. On dormait dans les couloirs.»
Un mois plus tard, un paysan d’une soixantaine d’années arrive en 2 CV et l’emmène sans qu’il ait son mot à dire dans une exploitation perdue dans la campagne. Pas d’études supérieures comme promis, mais un emploi d’ouvrier agricole. Il va y vivre sept ans dans des conditions pitoyables. «Je dois m’occuper des cochons et des vaches, ramasser les légumes…» Levé à 4 heures du matin, «été comme hiver», le Réunionnais termine souvent sa journée de travail après 22 heures. Il se lave dans «l’eau gelée de la rivière».
«Je n’ai ni le temps de manger ni de me reposer, je suis traité comme un petit nègre», raconte Jean-Claude Bret, encore ému derrière ses fines lunettes. Dans le village, les gens viennent lui toucher la peau, première fois qu’ils voient un noir. Mais en fait, tout le monde l’évite, l’adolescent n’a aucun copain, ni copine. Un jour, il s’enfuit à pied et est rattrapé. «C’est très dur psychologiquement, comme si je suis en esclavage.» Le jeune homme est cependant payé, ce qui lui permet, après sa majorité à 21 ans, de passer le permis de conduire et de s’acheter une voiture d’occasion. En 1973, il quitte enfin la ferme. En sept ans, il n’est jamais revenu sur son île natale et a appris la mort de sa mère d’adoption un an après.
«Paris doit nous demander pardon»
Jean-Claude Bret obtient un poste de conducteur d’engins dans un village voisin. Il enchaîne avec un boulot de fabricant de palettes, puis de pièces plastiques, toujours dans la Creuse. Il se met en ménage avec «une zorey», une métropolitaine mère de deux enfants, agent de service dans un hôpital psychiatrique. Le couple achète un terrain, fait construire, a un bébé, puis se sépare. Le Réunionnais suit une formation pour adultes, obtient un CAP de plâtrier carreleur, mais trouve finalement du travail dans une entreprise familiale comme peintre en bâtiment. Il se remarie.
En 1997, trente et un ans après son départ, Jean-Claude Bret retrouve enfin son pays natal, grâce à l’aide du Cercle des amitiés créoles de la Creuse. Avec les autres exilés, il visite l’île, revoit son père adoptif, en pleurs, et ses cousins avec qui il jouait au foot enfant. Il consulte son dossier au conseil général et apprend qu’il a plusieurs demi-frères et demi-sœurs. «J’étais ému, mais ce n’était plus chez moi», reconnaît-il. Pourtant, ses racines créoles le conduisent à revenir quatre fois à la Réunion, en vacances, «pour retrouver la famille». En 2012, à 62 ans, retraité, il se morfond en métropole après la mort de son épouse. Alors Jean-Claude Bret franchit le pas et s’installe à la Réunion, comme plusieurs autres enfants de la Creuse. Aujourd’hui, il réapprend à parler créole, à manger pimenté, à boire le «café coulé» avec ses cousins. Le sexagénaire semble apaisé mais en veut à l’Etat français. «Paris doit demander pardon et nous verser une compensation financière, exige-t-il. Moi, je n’ai pas été battu, ni violé, mais je crois que je le mérite. Je suis une victime de l’histoire.»
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