par Samantha Rouchard, correspondance à Marseille et et photo Olivier Monge publié le 16 juin 2021
«Avant le suicide de mon fils, je n’avais aucune idée précise sur la prison. Aujourd’hui, je sais qu’on y fait preuve d’indifférence et de déshumanisation.» Jean Viviani a 80 ans. Cet ancien professeur de français a le pas alerte et l’esprit vif, seul un problème d’audition à l’oreille gauche trahit son âge. «Je le sens pourtant très fatigué. Et si le combat que l’on mène l’aide à tenir, il l’empêche aussi de faire son deuil», sourit tristement Nicole, sa compagne. Depuis dix mois, famille, amis mais aussi une centaine d’autres personnes ralliées à la cause, militent activement au sein du Collectif Luc Viviani : vérité et justice, créé après le suicide du fils unique de Jean, le 2 août 2020, alors en détention provisoire à la prison des Baumettes, à Marseille. Symboliquement, le 2 de chaque mois, ils manifestent devant l’établissement pénitentiaire. Leur objectif ? Mettre au jour les dysfonctionnements et les manquements des institutions qui ont conduit à «broyer moralement Luc et à l’amener à mettre fin à ses jours», précisent-ils.
Dépression chronique et intermittente
Pourtant, rien ne prédestinait Luc Viviani, professeur de mathématiques de 52 ans au Lycée Joliot-Curie d’Aubagne, à se retrouver en détention. Depuis trente ans, l’enseignant souffrait de dépression chronique et intermittente «qui s’accompagnait parfois de troubles obsessionnels compulsifs», précise son père. En invalidité, il n’exerçait plus depuis cinq ans. L’éducation nationale venait d’ailleurs de le mettre en retraite anticipée. Mais, entre mai et juin 2020, la gendarmerie de Roquevaire (Bouches-du-Rhône), à quelques kilomètres d’Aubagne, avait été saisie de plusieurs plaintes provenant d’une kinésithérapeute, inquiète de retrouver à sept reprises les pneus de son véhicule crevés. L’enquête a alors rapidement mené les gendarmes à Luc Viviani, un de ses patients. Aucun différend ne les opposait pourtant avant les crevaisons. L’enseignant est interpellé une première fois. Il nie en bloc. «On l’a cru au début, car il n’avait jamais fait de trucs pareils avant», note son père. «Aujourd’hui encore, on ne sait pas pourquoi il a fait ça. Mais ce genre de pulsions étaient liées à sa maladie», précise sa belle-mère. Son domicile est perquisitionné et on y retrouve un fusil de chasse, héritage de famille qui n’a jamais servi. Alors mis sous contrôle judiciaire, Luc Viviani a interdiction d’approcher du parking. Mais dans la nuit du 29 juin, il récidive.
Lors d’une audience devant le tribunal le 2 juillet, la juge renvoie l’affaire au 28 juillet, le temps qu’un expert psychiatre examine le prévenu. En attendant, Luc Viviani est placé en préventive aux Baumettes. Il n’a jamais fait de prison avant. Son père est inquiet mais au téléphone, début juillet, son fils le rassure : il dit vivre son incarcération «comme une rupture salutaire» avec son état antérieur. Après un couac administratif, Jean Viviani n’est autorisé à lui rendre visite que le 24 juillet. Son fils est alors amaigri et déprimé. L’expert psychiatre qui devait l’examiner ne passera finalement jamais… «Il était en congé, paraît-il», se désole le père. Le 28 juillet, la juge est alors contrainte de renvoyer de nouveau à fin août. L’avocate du prévenu, maître Louise Lanata, insiste longuement sur le risque réel encouru par son client de mettre fin à ses jours si jamais son incarcération se poursuit. Réponse laconique de la juge : «Le tribunal n’admet pas le chantage au suicide.»
«Il n’avait jamais fait de tentative avant»
Les signaux ne se feront pourtant pas attendre. En quittant son box, l’enseignant malade se tape la tête volontairement et violemment contre une cloison de verre. Puis tout s’enchaîne… le vendredi suivant, il se taillade les avant-bras et se scarifie le visage. Il est alors victime de quolibets de la part de «caïds» de la prison qui le traitent de «lâche». Son codétenu et des surveillants alertent sur l’état de santé du prévenu. Le procureur lance un signalement. Mais la psychiatre référente des Baumettes qui l’examine juge pourtant que son transfert en unité sécurisée peut attendre la semaine suivante, la sous-directrice de garde ce week-end-là se range à cet avis. Seul du valium lui est prescrit. Le dimanche 2 août, à 6h15 du matin, Luc Viviani est retrouvé pendu à un drap dans sa cellule. La famille mettra une dizaine de jours à récupérer le corps. Alors que tous les signaux étaient au rouge, le père s’interroge encore aujourd’hui : pourquoi rien n’a été mis en œuvre pour prévenir le suicide de son fils ? Pourquoi l’institution a abandonné Luc à son désespoir ? «Il n’avait jamais fait de tentative avant, c’est la prison qui l’a mené à la mort…» s’attriste Jean Viviani, qui a déposé plainte contre X pour non-assistance à personne en danger et homicide involontaire.
A l’époque, après un article du Monde, le nouveau garde des Sceaux, Eric Dupont-Moretti s’empare de l’affaire et déclare haut et fort que Luc Viviani «n’aurait pas dû mourir». Il est, à ce moment-là, le 82e détenu en France à se suicider dans sa cellule en 2020. Le ministre de la Justice rencontre la famille. Et diligente une enquête administrative de l’inspection générale de la justice et des affaires sociales, bien décidé à «faire la lumière» et à «savoir si des dysfonctionnements sont à déplorer». En mars, le rapport tombe : «l’analyse des prises en charge» de Luc Viviani ne révèle pas «de manquements», mais «appelle cependant des améliorations». La famille est sous le choc. «Finalement, l’administration blanchit l’administration», souligne une membre du collectif, qui compte interpeller Emmanuel Macron en prévision des Etats généraux de la justice. Jean Viviani, lui, mise tout sur l’information judiciaire ouverte du chef de recherches des causes de la mort, pour laquelle il s’est constitué partie civile et dont l’instruction est en cours : «J’y place tout mon espoir et mon désespoir aussi.»
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