par Sandra Onana publié le 15 juin 2021
Avant que le Covid ne nous roule dessus, et que la dématérialisation des rapports au travail ne connaisse une brusque aggravation, Bruno Podalydès avait tout compris. L’aggravation, la logique du pire, c’est le principe de la dystopie. Genre que l’auteur-réalisateur (acteur à ses heures, comme ici) n’a pas besoin d’embrasser à pleine bouche pour planter le décor des Deux Alfred, situé dans un futur que plus rien ou presque ne différencie du présent. Des cadavres de drones jonchent les rues de Paris où les entrepreneurs uberisés se disputent le gain de leur ramassage pour les recharger. Les voitures autonomes envoient des SMS à leurs passagers avant d’aller se garer de leur propre initiative, et l’externalisation des services permet de sous-traiter sa présence en manif via une appli mobile, en envoyant un prestataire pour recevoir des jets de lacrymo et coups de matraque à sa place.
«Pas d’enfants !»
Moins d’un an après Effacer l’historique, Denis Podalydès campe un nouveau souffre-douleur de la fatigue numérique, chômeur arrachant un job inepte de consulting process dans une start-up où le cool est roi, la vie privée anéantie à toute heure par d’inqualifiables messes corporate, et un néo-langage cabalistique s’ébroue entre table de ping-pong et potager collectif de rigueur. Ultime mise au pas, la devise de la boîte, «Pas d’enfants !» (aux terrifiantes inflexions no future), contraint ce «vieux jeune papa» à cacher l’existence de ses deux gosses en bas âge. D’une drôlerie ingénue toujours superbement dénuée d’efforts, l’acteur (aussi co-auteur) partage un rôle de même importance avec son frère, chic type rencontré à la crèche qui s’installe illico chez lui. Ce buddy movie existe encore une fois pour que les deux Podalydès fassent couple, poursuivent leurs jeux à deux, subterfuges et permutations de rôles. L’analogie avec «les deux Alfred», le duo d’animaux en peluches baladés d’une scène à l’autre est manifeste : «Ce sont deux singes, mais un seul doudou», tandem d’âmes sœurs comme ces deux-là, excellemment complété par Sandrine Kiberlain en executive woman déchaînée.
Quand on pense avoir oublié la saveur de ce qu’est une bonne comédie française, un film de Bruno Podalydès est ainsi là pour nous le rappeler. Aucune de ses idées baladeuses ne semble dire «Où va-t-on ma bonne dame ?» puisqu’il n’y a pas d’un côté, la technologie tyrannique et déraisonnée, de l’autre, la poésie et le merveilleux. Mais un principe d’emboîtements non étanches, un continuum d’invention dans les situations qui asservissent les personnages et les stratagèmes imaginés pour s’y soustraire. Ce monde-ci est un monde d’artefacts qui cohabitent à l’unisson, objets connectés, défaillants, coexistant avec les gris-gris non technologiques (une scène de défiance du dogme managérial vient le rappeler), au point qu’on se les imagine sans mal s’unir pour résister tous ensemble : la voiture autonome, les drones, la smart watch, les deux doudous, qui n’en forment en fait qu’un.
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