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lundi 4 janvier 2021

« On se prend à rêver de l’époque où la seule catastrophe menaçant l’humanité était un conflit nucléaire »


La « société du risque », théorisée par Ulrich Beck en 1986, s’est hypertrophiée aux dimensions du monde pour devenir la « planète du risque », estime dans sa chronique Jean-Michel Bezat, journaliste au « Monde ».

Publié le 4 janvier 2021


Un hôpital de campagne pour accueillir les patients du Covid-19, à Moscou, le 13 novembre 2020.

Chronique. En janvier 1986, trois mois avant la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, Ulrich Beck publiait La Société du risque, un ouvrage clé qui ne fut traduit en français qu’en 2002 (Aubier). Face aux accidents industriels précédents, entre autres fléaux, le sociologue allemand estimait que le principal enjeu des pays riches ne serait plus la répartition des fruits de la production, mais la réparation des dégâts du progrès. Ce proche des Grünen prônait une « modernité réflexive », capable d’intégrer la nature aux relations de plus en plus étroites avec la société humaine, et un débat citoyen sur les choix technologiques.

En 2006, la menace du virus de grippe aviaire H5N1 lui inspira des déclarations critiques sur l’impréparation, notamment institutionnelle, face au risque annonciateur d’une catastrophe sanitaire qui n’advint pas.

L’accident de Fukushima, en mars 2011, confirma « à quel point ce qui est imputable à la nature et ce qui l’est à la technique et aux compétences humaines sont directement enchevêtrés »déclara-t-il au Monde (daté 26 mars 2011)Mort le 1er janvier 2015, il n’a pas pu penser la crise du Covid-19. La plus grave pandémie subie par l’humanité depuis la grippe espagnole de 1918-1920 ne fait que conforter ses analyses.

Des scénarios plus noirs que la réalité actuelle

Beck aurait fait un invité de choix, en mai prochain, au Forum économique mondial de Davos (Suisse), dépaysé à Singapour pour raisons sanitaires.

On l’imagine aidant les maîtres du monde à penser l’impensable, au moins à anticiper les risques de tous ordres et à s’y préparer. Les dirigeants politiques, les chefs d’entreprise et les économistes ont mis du temps à intégrer les grands risques systémiques. C’est désormais acquis : Davos et d’autres forums se font l’écho des institutions qui anticipent des situations critiques et des scénarios plus noirs que la réalité actuelle.

L’Organisation mondiale de la santé envisage ainsi l’apparition d’un agent très pathogène se transmettant rapidement. En 2018, elle a ajouté cette « maladie X » à la liste des sept fléaux inscrits dans son plan d’action prioritaire contre un « danger mondial ».

Fin 2019, l’université américaine Johns Hopkins a modélisé une pandémie de coronavirus partie du Brésil et tuant 65 millions de personnes. Cela fait des années que la Banque mondiale présente les pandémies comme « l’une des plus grandes menaces pour les économies ». Et que le milliardaire philanthrope Bill Gates, fondateur de Microsoft, invite à s’y préparer « aussi sérieusement qu’on se prépare à une guerre ».

« Interconnexion croissante des risques »

Le classement des risques fluctue. Sans surprise, il a évolué en un an, révèle le Future Risks Report 2020 de l’assureur AXA, qui a interrogé 2 700 experts et 20 000 personnes dans 54 pays. Au premier rang en 2019, le réchauffement climatique a cédé sa place à la pandémie et aux maladies infectieuses, qui ne figuraient qu’en huitième position un an plus tôt. Viennent ensuite les cyberattaques, les tensions géopolitiques (y compris une guerre numérique entre Etats) et les conflits sociaux. Plus de 80 % des experts sondés jugent la population mondiale « plus vulnérable qu’il y a cinq ans ».

La tendance nouvelle – et la plus inquiétante – est « l’interconnexion croissante des risques », note le patron d’AXA, Thomas Buberl. Les cyberattaques n’ont jamais été aussi nombreuses que durant la pandémie, et les Etats-Unis sont actuellement la cible d’une opération d’espionnage sans précédent à travers le fournisseur américain de ­logiciels SolarWinds.

En plongeant de nombreux pays dans la récession et ses habitants dans la pauvreté, le Covid-19 est porteur de graves troubles sociaux. Les dettes publiques et privées peuvent déstabiliser la finance en sortie de crise sanitaire. Et le réchauffement climatique reste la plus redoutable des bombes à retardement.

Existe-t-il encore des « cygnes noirs », ces événements impensables et donc impossibles à prévenir ? Sans doute. Il a fallu les attentats du 11 septembre 2001 pour que les compagnies d’assurance inscrivent le terrorisme au registre des risques catastrophiques. Aucun expert, on l’a vu, n’exclut une pandémie plus ravageuse que celle qui est partie de la ville chinoise de Wuhan. Depuis les premiers travaux de Beck, la « société du risque » s’est hypertrophiée aux dimensions du monde pour devenir la « planète du risque ».

« Travailler ensemble »

On se prend à rêver de l’époque où la seule catastrophe perçue comme menaçant l’humanité se limitait à un conflit nucléaire. La nouvelle donne rend le travail de prévision et de gestion des risques d’une extrême complexité. Elle impose de nouveaux choix. De nouveaux hommes, aussi. Il n’est pas surprenant que le français Scor, quatrième réassureur mondial, ait choisi son futur patron, Benoît Ribadeau-Dumas, pour « sa capacité de gestion de la complexité » acquise comme directeur de cabinet d’Edouard Philippe à Matignon.

Mais tous ces risques annonciateurs de catastrophes sont difficiles, voire impossibles à couvrir. « La pandémie de coronavirus est systémique, donc non assurable », ont tranché les compagnies françaises. Cette crise hors normes a contraint les Etats de nombreux pays développés à s’ériger en assureurs de dernier recours pour maintenir des entreprises à flot, soutenir les salariés, financer des recherches et une vaccination de masse. Elle a poussé les assureurs à proposer la création d’un système de partage du risque pandémique avec l’Etat. 

« Il est plus urgent que jamais de travailler ensemble pour surmonter les défis redoutables auxquels le monde est désormais confronté », souligne le politiste Ian Bremmer, président d’Eurasia Group, dans sa contribution au rapport d’AXA.

Fervent européen, Beck avait reformulé pour cela le vieux concept grec de « cosmopolitisme ». Le traitement global des crises qu’il préconisait, par-delà les Etats-nations, suppose qu’une grande partie de l’humanité ait conscience de partager une destinée commune face aux mêmes risques. Cette évidence n’a pas encore passé la barrière de tous les dirigeants.


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