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mercredi 6 janvier 2021

BALLET CLASSIQUE, DES MUTATIONS HAUTES EN COULEURS

Par Ève Beauvallet — 5 janvier 2021 

Commandée par le nouveau directeur de l’Opéra de Paris, Alexander Neef, une mission sur la diversité et les discriminations raciales au sein de la maison soulève des débats. Elle donne enfin à la danse classique l’occasion de réinterroger ses canons et son répertoire.

Swan Lake (le Lac des cygnes), de la chorégraphe sud-africaine Dada Masilo, en 2012 à Johannesbourg.
Swan Lake (le Lac des cygnes), de la chorégraphe sud-africaine Dada Masilo, en 2012 à Johannesbourg. 
Photo John Hogg

Décidément, le ballet classique nous raconte beaucoup d’histoires. Il y en a de merveilleuses, qui nous parlent d’architecture des corps et de romantiques passions dans les Casse-Noisette, Lac des cygnes ou Cendrillon. Et il y a de méchantes petites fables, dont on oublie trop souvent qu’elles sont des fictions. Par exemple, l’idée qu’il y aurait un modèle de ballerine, blanche, gracile et éthérée, et que s’en écarter flinguerait l’uniformité du «corps de ballet» : faux argument.Ou l’idée qu’il y aurait des versions originales de ces chefs-d’œuvre du patrimoine, et qu’en réadapter les séquences racistes - comme la «danse des négrillons» de la Bayadère - en piétinerait l’intégrité (faux encore).

Nid à mythes

Le problème de ces contre-vérités si profondément ancrées, c’est qu’en leur nom, les rares danseuses de couleur inscrites en danse classique dans les établissements supérieurs ont dû endurer, de la part d’enseignants, des phrases comme «si tu ne rentres pas tes fesses, je te les couperai au coutelas» (c’est le couteau avec lequel on coupe la canne à sucre). «Ça, c’était dans un conservatoire régional, mais plus tard, au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, j’ai aussi croisé un chorégraphe russe qui préférait me distribuer dans un rôle de garçon parce qu’il me trouvait trop athlétique», témoigne Marie-Astrid Mence, 27 ans. La danseuse, née en Seine-Saint-Denis avec des origines martiniquaises, a préféré faire carrière dans les pays anglo-saxons, plus friands de diversité dans les ballets. Ou plutôt, elle y fut incitée, au sortir de sa formation : «Un professeur m’a dit que la France, malheureusement, n’était pas prête.» C’était il y a une dizaine d’années. Après un passage chez l’Afro-Américain Alvin Ailey à New York, la voici aujourd’hui free-lance au Ballet Black de Londres, se demandant, comme nous ou comme la ballerine Chloé Lopes Gomes, si ça y est : si la France est enfin prête à démystifier l’art du ballet, ce joyau sur la couronne de notre prétendue «identité». Au vu de l’offensive réactionnaire lancée la semaine dernière par Valeurs actuelles ou le Figaro sur l’Opéra de Paris, pas sûr. Mais au vu du débat passionnant lancé par un collectif de danseurs dans ce nid à mythes et à fantasmes qu’est l’institution pluriséculaire, il y a de quoi espérer. Interrogeant la diversité et les discriminations raciales dans un manifeste publié en septembre, cette nouvelle génération ouvre en tout cas la porte à une vaste réflexion sur la notion d’uniformité corporelle, supposément essentielle à la discipline, mais aussi sur celle de répertoire «vivant». Les danseurs, parmi lesquels Letizia Galloni, Awa Joannais, Isaac Lopes Gomes, Guillaume Diop et Jack Gasztowtt, ont rencontré une nouvelle direction non seulement à l’écoute mais pro-active. Après la directrice du Ballet Brigitte Lefèvre, qui avait ouvert le répertoire à une diversité d’esthétiques, après Benjamin Millepied, qui avait renommé la «danse des négrillons» de la Bayadère en «danse des enfants», supprimé les blackfaces puis claqué la porte de la maison, voici un directeur d’institution venu d’Amérique, Alexander Neef, décidé à approfondir la question dans un contexte plus favorable, celui du mouvement international Black Lives Matter.

Rôles stéréotypés

Depuis juin est ainsi menée à l’Opéra une «mission de réflexion et de propositions» dont on attend les conclusions pour la mi-janvier. Confiée à la secrétaire générale du Défenseur des droits, Constance Rivière, et à l’historien Pap Ndiaye, elle vise à recenser, d’une part, les problèmes systémiques (accès aux rôles emblématiques du répertoire pour les danseurs de couleur, mise à disposition de produits de maquillage adaptés aux différentes couleurs de peau, coiffage des cheveux crépus etc.), mais elle entend également réfléchir aux «conditions de représentation» des œuvres du répertoire de ballet qui comportent des rôles stéréotypés hérités de l’époque coloniale et de l’orientalisme, en particulier dans cet archétype du ballet classique qu’est le «ballet blanc». Et c’est ce second sujet qui fait l’objet de «tensions intellectuelles» dans les discussions en interne, confirme Constance Rivière : «Les dénominations de certaines séquences, le maquillage, les collants, les coiffures, la nécessité d’avoir davantage de diversité apparente… Tout cela est déjà engagé, personne ne refuse de se poser ces questions, développe-t-elle. C’est la question du répertoire qui est plus sensible. Il y a l’inquiétude, chez certains, qu’elle conduise à mettre au placard certaines œuvres. Le rôle de la création artistique est justement de les interroger, de les mettre en perspective et de les transcender. Mais nous ne sommes pas là, Pap Ndiaye et moi-même, pour nous ériger en censeurs.»

Ni Alexander Neef d’ailleurs. Dans un article de M, le magazine du Monde, le 25 décembre, le nouveau patron évoquait la suppression de certaines œuvres, et Valeurs actuelles avait bondi : «Certains classiques du ballet feront-ils les frais de Black Lives Matter ?»incendiait l’organe de la droite identitaire. Sous entendu : laisserons-nous la «cancel culture» (c’est-à-dire la «culture de la censure»), couvée dans les universités américaines, infiltrer l’emblème suprême du patrimoine culturel français ? Et vous, Alexander Neef, qui venez de Toronto pour diriger notre maison, serez-vous le criminel qui touchera au Saint Graal de l’Opéra de Paris : les œuvres de Rudolf Noureev ? Au téléphone, le directeur prend le temps de clarifier sa position avec nous, après ce «malentendu». Pour l’heure, il n’y aura ni quotas ethniques, ni discrimination positive, ni déprogrammation. Mais oui, clairement, il y aura des évolutions : «La contextualisation de ces œuvres est plus intéressante que leur suppression, explique celui qui se dit animé par une vision «vivante» et «créative» du répertoire. Je ne suis pas le directeur d’un musée qui expose des œuvres statiques.»

Dialogue entre présent et passé

Cela vaut mieux. Car un ballet romantique n’a rien à voir avec un écrit de Céline, un tableau de Balthus ou un film comme Autant en emporte le vent, dont le retrait momentané par la plateforme HBO Max, en juin, le temps de travailler à un nouvel appareillage éditorial, avait fait hurler à la censure. D’une part, les ballets ne sont pas stables : ceux qu’on voit à l’Opéra de Paris n’ont cessé d’être fantasmés, coupés, ajustés au fil des générations, de sorte que «l’héritage» dont on parle date moins du XIXe siècle que des années 80. D’autre part, les corps qui dansent ce patrimoine n’ont pas été cryogénisés à l’époque de Tchaïkovski, ils bougent avec des affects et des corporéités d’aujourd’hui. Pour la danse, plus que pour tout autre art, il s’agit à chaque instant de reformuler le dialogue entre présent et passé. Et le présent, c’est aussi le mouvement Black Lives Matter. Grâce à lui, on s’interrogera dorénavant sur ce que sont ces ondulations de bras sauce indienne qui encerclent les esclaves de la Bayadère, par qui les faire danser ou comment les documenter. Entre détournements, adaptations ou versions de ballets d’antan dansées avec plus de mixité, le chantier est très varié.«Clairement, on a senti qu’un certain nombre de débats n’avaient jamais été lancés, reprend Constance Rivière, mais il y a eu de la part des équipes une curiosité très saine. Tout cela doit être une invitation à l’inventivité.»


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