— 7 janvier 2021
Mêlant percussions et danse effrénées, ce rituel du sud de l’Italie, destiné à soigner un mal prétendument causé par le venin d’araignée, est au cœur d’une compilation d’inédits et de remix par des producteurs de musique électronique et d’un livre passionnant édités par le label Flee Project.
C’est l’histoire d’un mal mystérieux qui, jusqu’à la fin des années 70 dit-on, frappait les filles des campagnes de l’Italie méridionale, et d’un rituel magico-religieux - une danse et une musique - né pour l’exorciser. C’est l’histoire d’une araignée venimeuse galopant sur les terres cramées du Mezzogiorno et des victimes qu’elle aurait piquées, puis possédées. C’est l’histoire de tripotées d’inquisiteurs, de médecins, d’ethnologues ou de neurologues se disputant successivement, sur des siècles, l’explication de cette transe locale pratiquée jusqu’à épuisement par de malheureuses «tarentulées». Et c’est aussi l’histoire d’une métaphore à charge sexuelle, celle de la «piqûre d’araignée» (un nom masculin en italien, il ragno), l’histoire d’une éloquente catharsis, donc, inventée sur une des terres les plus pauvres du catholicisme. Aujourd’hui, on dirait presque un pitch de série Netflix, ou le résumé du prochain essai de Mona Chollet (l’autrice de Sorcières), tant les récits autour du «tarentisme» (nom de ce «mal mystérieux») et de la «tarentelle» (la pratique choréo-musicale) résonnent avec nos obsessions contemporaines, qu’elles touchent au féminisme, au post-colonialisme, à la redécouverte de spiritualités et de pratiques thérapeutiques passées sous les radars occidentaux.
L’Italie du Sud a bien compris l’attrait : pratique obscure jugée honteuse hier par le récit national (celui du nord de l’Italie), phénomène dont les études sont longtemps restées dans les oubliettes académiques, l’étrange sous-culture méridionale est aujourd’hui devenue une coquette manne financière pour la région du Salento, dans la province de Lecce. Particulièrement depuis la fin des années 90 et la création d’un festival itinérant né de l’essor de la world music, la Notte della Taranta. Un événement drainant chaque été, au mois d’août, des centaines de milliers de spectateurs parmi lesquels une partie de la diaspora italienne, mais aussi des musiciens stars comme le percussionniste Tony Allen ou Paul Simonon, ex-bassiste des Clash.
Entre les deux, la mise au placard d’hier et la folklorisation d’aujourd’hui, pas grand-chose de ce phénomène typiquement méridional n’était parvenu jusqu’ici - hormis, entre autres, la Terre du remords d’Ernesto de Martino, œuvre clé dans la recherche ethnomusicale en Italie. D’où le ravissement d’avoir vu paraître, au début de l’année dernière, un curieux objet hybride porté par le label parisien de musique électronique et maison d’édition, Flee Project.
Aliénation patriarcale
Tarantismo : Odyssey of an Italian Ritual est une compilation vinyle doublée d’un beau-livre. D’un côté, des enregistrements inédits des années 50 par les ethnomusicologues Alan Lomax ou Diego Carpitella, mais aussi des remix signés par des producteurs de musique électronique contemporains comme LNS, Bjorn Torske, Uffe ou Don’t DJ. Et de l’autre, un passionnant recueil de neuf essais, qui ne vise pas l’exhaustivité mais se concentre plutôt sur la réception contemporaine de cet ancien rituel. On y apprend notamment comment - après que le récit national transalpin a tenté, au milieu du XXe siècle, de ranger le vieux démon du tarentisme dans le placard - ce dernier a rejailli de sa boîte comme un ressort. Comment le parti communiste a mandaté Erneste de Martino, l’ethnomusicologue le plus connu sur le sujet, pour aller documenter le Sud dans des logiques électorales. On y lit également le travail de Gino Di Mitri - chercheur affilié à l’université de Salento qui étudie les états modifiés de conscience - sur l’évolution de la littérature médicale, la façon dont la science a finalement montré l’absence de lien entre la piqûre de l’araignée et la possession des tarentulées, estimant après coup que ces femmes marginalisées étaient «exorcisées» de manière à réintégrer le tissu de la communauté.
Une femme tarentulée (à gauche) lors d’un rituel, en 1954, tandis que les témoins s’en prennent au photographe. Photo Flee
Plus loin, on nous renseigne sur la progressive christianisation du phénomène, grâce au père Antonio Santoro, prêtre de Galatina, la ville qui abrite la chapelle Saint-Paul (le saint des empoisonnés) qui fut dédiée aux rituels. La «photographe des stars» et amie de Fellini, Chiara Samugheo, se repenche, elle, sur son œuvre, le Invasate,recueil de photographies de tarentulées en pleine imploration de saint Paul à Galatina, un phénomène pour elle symptomatique d’une région ravagée par la misère et l’aliénation patriarcale. Comme l’écrivent Alan Marzo, Olivier Duport et Carl Ahnebrink, tous trois porteurs de ce projet, ces différentes approches, artistiques ou scientifiques, visent souvent à «dénoncer les inégalités sociales croissantes dans l’Italie du Golden Age, tout en cherchant à écrire une histoire alternative de l’Italie, "par en bas", en donnant la parole aux classes subalternes, à la manière de Pasolini».
Raves contemporaines
Réunir ces différents acteurs a nécessité trois mois de voyage dans les Pouilles et un grand jeu de piste. «Car c’en est un, raconte Olivier Duport du label Flee. Les langues ne se délient pas facilement, ce fut aussi un phénomène assez infamant pour les familles des femmes tarentulées.» Aussi, les gens du coin se méfient du sensationnalisme avec lequel certains touristes les abordent sur le sujet. «Ça nous a aidés qu’Alan Marzo parle le dialecte des Pouilles, bien sûr, reprend Olivier Duport. On a aussi été très vigilants à la question de l’appropriation culturelle : nous, on crée une plateforme et on donne la parole à différents acteurs locaux, qu’on a étroitement impliqués, en leur offrant une tribune.»
Il a fallu aussi se plonger dans les archives sonores de l’académie nationale Sainte-Cécile à Rome, éplucher des centaines d’enregistrements, les identifier, les authentifier, les restaurer. Avant de les coller dans l’oreille de quelques musiciens électroniques internationaux : «Le premier morceau qu’on a reçu, en dialogue avec les archives sonores, durait quarante minutes. Et c’était extrêmement intéressant de voir à quel point la logique de la transe minimaliste était facile à intégrer pour eux, qu’il y avait un tronc commun entre un joueur de pizzica italien et un musicien électronique norvégien qui habite à Bergen.»
Après un rituel à la chapelle Saint-Paul, à Galatina, en 1954. Photo Flee
Et l’on voit vite, en effet, les parallèles entre la dimension transcendantale des rituels comme la tarentelle et l’ADN des musiques électroniques. Les images de raves contemporaines résonnent avec les archives du tarentisme - une possession qui pouvait durer toute une nuit, parfois des jours entiers, laissant des femmes presque mortes d’épuisement et des musiciens les doigts en sang sur leurs tambourins. Qu’on convoque une piqûre d’araignée ou des substances plus ou moins licites, des mantras chantés ou des percussions régulières, il s’agit toujours de communier dans un temps défini, avec un groupe restreint, sur des boucles répétitives, pour atteindre un état de conscience modifiée.
Antiques bacchanales
Rien d’étonnant, alors, à constater l’engouement plus général de musiciens et chorégraphes contemporains pour ces danses et musiques de possession, de la derdeba maghrébine au zar éthiopien en passant par le n’doep sénégalais, les girations gnawas, ou cette mystérieuse «épidémie dansante» qui dura plus d’un mois en 1518 à Strasbourg, et fit plusieurs décès. Il était d’ailleurs question, pour les cofondateurs de Flee Project, de concevoir un volet chorégraphique à leur «odyssée» autour de la tarentelle. Et quelle curiosité c’aurait été de voir des chorégraphes comme Gisèle Vienne (la chorégraphe du spectacle sur les raves, Crowd) ou Alessandro Sciarroni (celui deTurning, consistant à tourner sur soi-même en mode derviche) dialoguer avec ce rituel ancestral si peu éloigné des antiques bacchanales. La pandémie aura sans doute, et malheureusement, raison de cette possible ramification du projet. Il s’est prolongé autrement dans l’année. La veille du second confinement, l’équipe de Flee a pu emmener une grappe de musiciens dans un château millénaire des Pouilles, pour une nouvelle résidence de création. Ils espèrent voir naître une autre compilation au cours du premier trimestre de 2021, tout en poursuivant un autre dialogue, avec le Golfe cette fois. Dans la région, les musiques des pêcheurs de perles n’ont été consignées que lors de très rares enregistrements. Ce nouveau projet éditorial (en arabe, anglais et français) mais aussi musical comptera donc beaucoup d’inédits. Et offrant on l’espère, après un premier projet autour du benga kényan et un second autour du tarentisme de Lecce, une nouvelle occasion d’interroger les façons de valoriser un patrimoine local - au-delà des empoignades entre puristes garants de «l’authenticité» et artistes actuels, avides de pouvoir l’hybrider et la vivifier.
Flee Project Tarantismo : Odyssey of an Italian Ritual Compilation de deux LP et livre en italien et en anglais, 168 pp. Rens. : fleeproject.com
A signaler : «Meta Donna», de Suzanne Doppelt, P.O.L, 80 pp.,
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