Le sujet, au cœur des débats publics avec le projet de loi « confortant les principes républicains », s’impose aussi dans les conversations d’enfants et d’adolescents. En quels termes ? Et pour dire quoi ?
« Et moi, si je crois en rien, est-ce que je ne suis rien ? » Quand Alain Talleu, enseignant à Bailleul (Nord), a entendu cette question parmi ses élèves de CM1-CM2, il a mis un point d’honneur à s’en saisir. « Tu ne crois pas en l’existence du Dieu des chrétiens, ni dans le Dieu des musulmans ou des juifs, mais tu n’es pas rien pour autant : simplement, tu n’es pas un croyant. »
Faire de la pédagogie sur ce sujet n’est cependant pas donné à tous. Certains professeurs, qui manquent de formation ou d’expérience, sont tentés de « botter en touche », constatent leurs syndicats. De se draper dans une neutralité ou une laïcité pas toujours bien comprises, au sein d’une école qui s’est construite contre le pouvoir de l’Eglise.
Rôle de « vigie »
Du côté des parents, la parole qui se libère chez les enfants peut aussi se heurter à un mur. Ainsi ce garçonnet catholique, à Marseille, qui a demandé à son père, athée, de pouvoir aller à l’« école du samedi », à la mosquée, pour faire « comme les copains ». Ou cet autre enfant de confession musulmane inscrit dans une école privée catholique, qui, à l’inverse, a réclamé à ses parents de pouvoir fréquenter le catéchisme. Double refus.
Alors, que ce soit en classe, dans la cour de récréation ou à la cantine, les professeurs parlent avec beaucoup de prudence – et même, parfois, avec réticence – de ce qui se dit, entre enfants. Parce que, rappellent-ils, ils ne « voient pas tout » et n’« entendent pas tout ». Parce que le sujet, à leurs yeux, n’est que « rarement »l’objet de tensions. Parce qu’ils redoutent, aussi, que des « mots d’enfants » puissent donner lieu à une « instrumentalisation ».
Leurs témoignages prennent la forme d’anecdotes. Il y a ces élèves de maternelle en Seine-Saint-Denis, de confession évangélique, qui se demandent si « c’est Dieu qui pleure quand il pleut ». Ces écoliers musulmans de la banlieue lyonnaise qui redoutent de « finir en enfer » s’ils mangent, « même sans faire exprès », de la gélatine de porc dans des bonbons ou de la viande qui n’est pas hallal à la cantine. Ces enfants catholiques qui, dans le Nord, attendent de leur maître qu’il leur explique « si Dieu existe ».
« Haram ou hallal ? »
Un ancien chef d’établissement à Marseille se souvient d’élèves qui ont fait « table à part » à la cantine. « Tu manges de la viande, tu es un mauvais musulman », « tu ne manges pas de porc, tu es islamiste » : voilà le type d’échanges attrapés au vol dans une cantine parisienne.
Avec l’âge, d’autres problématiques s’installent. Ce sont des collégiennes de la région parisienne qui s’en sont prises à une autre parce qu’elle « aimait un catholique ». Ces collégiens de Seine-Saint-Denis qui s’apostrophent sur la musique : « Le rap, est-ce que c’est haram ou hallal ? » Ces lycéennes qui ont rejeté une camarade parce qu’elle se disait musulmane sans porter le voile… Quand les réseaux sociaux s’en mêlent, le retentissement peut-être national. L’affaire Mila, qui a divisé la jeunesse sur la question du blasphème – question pourtant « hors-sol » du point de vue du droit français –, en a offert une illustration. Idem des « Je ne suis pas Charlie » ou des « Je ne suis pas Samuel Paty », très relayés sur Twitter ou Snapchat.
« Grille de lecture très normative »
« Le pur et l’impur, le péché et la rédemption, le bien et le mal reviennent dans les conversations d’élèves, mais avec une grille de lecture manichéenne qui ne s’atténue pas, ou peu, avec l’âge »,observe Sonia – elle a requis l’anonymat –, professeure de français près de Toulouse. « Il y a une grille de lecture très normative », souligne l’ancien inspecteur général Jean-Pierre Obin, qui s’est emparé du sujet il y a plus de quinze ans. « Ce n’est pas la foi en tant que telle que ces jeunes interrogent, mais bien ce qu’il leur est permis de faire, ou pas. Eternelle question… »
Qu’est-ce qui a changé, alors ? « Le profil des élèves », en particulier de religion musulmane : c’est la réponse qu’avancent les enseignants. Ils évoquent la « parole décomplexée » d’une génération habituée, avec les nouveaux médias, à s’exposer, à parler de soi, à prendre position… En allant piocher sur Internet de quoi se construire une identité : des éléments de religiosité, sans doute, mais aussi des codes alimentaires, vestimentaires ou amoureux qui tranchent avec ceux des générations précédentes.
L’enquête sur la « tentation radicale » de la jeunesse lancée par Olivier Galland et Anne Muxel, sociologues du CNRS, dans la foulée des attentats de 2015, en a offert une démonstration en se concentrant sur 7 000 lycéens de 2de. Avec un parti pris assumé : se focaliser sur des lycées où sont surreprésentés des jeunes de classe populaire, d’origine immigrée et de confession musulmane.
« Clivage culturel »
Leurs résultats, publiés en 2018, ont mis en lumière des écarts importants entre les élèves se déclarant musulmans et les autres – croyants ou non. Avec une part « minoritaire » de jeunes partageant une « conception absolutiste de la religion », explique Olivier Galland, mais qui avoisine quand même le tiers des sondés.
En creux, reste toutefois un quart d’adolescents soutenant que la religion peut ou doit primer. Un peu moins que dans l’enquête du CNRS. Si Olivier Galland parle de « clivage culturel entre deux jeunesses » (les jeunes musulmans et les autres), il insiste sur un point : celles-ci ne s’opposent pas. En tout cas « pas dans les établissements où elles cohabitent encore ».
« Pourquoi se moquer ? »
Le maître mot, c’est le « respect », soufflent les adolescents. Avec un corollaire, assumé par une grande partie d’entre eux, y compris par les non-croyants : « On ne critique pas les religions. » Cette petite phrase, bien des enseignants racontent l’avoir entendue après l’assassinat de Samuel Paty. Certains y voient un tournant : « Personne n’oserait aujourd’hui se moquer des bigots comme on raillait, à notre époque, les copains qui allaient au cathé », souffle cet enseignant en Seine-Saint-Denis.
« Pourquoi se moquer ?, interroge Ariane, 16 ans, en 1re dans les Hauts-de-Seine, qui se dit agnostique. Mes copines musulmanes souffrent de l’amalgame entre islam et islamisme. A chaque fois qu’on parle d’attentat, c’est elles qu’on regarde. Le minimum, pour moi, c’est de les soutenir moralement ! »
« J’ai des camarades de toutes les religions et des amis athées, rapporte Emilie, en 1re près de Lille. Nous parlons du sujet assez souvent entre nous, et ça n’a jamais été l’objet de disputes. Au contraire : c’est super enrichissant de découvrir les religions à travers les yeux de nos amis. » « On en parle beaucoup, confirmeSakina, même classe, que ce soit en récré ou en dehors du lycée. Cela nous permet d’en apprendre plus sur toutes les religions et d’en apprendre à ceux de nos camarades qui, à cause des médias et des réseaux sociaux, peuvent être mal informés et cherchent parfois leur voie. En discuter entre nous, ça peut aussi éviter à certains de tomber dans une forme d’extrémisme qui existe dans toutes les religions. »
Melchior et Hattim, lycéens de terminale dans le même établissement, y mettent, chacun, un bémol. « C’est parfois compliqué d’avoir une conversation constructive, relève le premier, car les croyants que je côtoie n’arrivent pas à se détacher de leurs convictions et à voir un peu plus loin… » « Parler de religion, c’est débattre des actes commis en son nom et de l’influence qu’elle possède dans le monde, rapporte le second. On en arrive vite à parler des tensions que les religions créent soit entre les populations soit entre les pays. »
Céline Rigo, leur enseignante d’histoire-géographie, se réjouit d’avoir des élèves « aussi curieux et ouverts ». « Je n’imaginais pas qu’ils parlaient aussi librement de religion entre eux, même si je vois bien, en classe, que le sujet les intéresse. » Quand le fait religieux est au programme, les cours font « recette », observe-t-on sur le terrain. « Mes lycéens sont très intéressés par tout ce qui traite d’histoire ou de géopolitique du religieux, témoigne Stéphane Rio, enseignant à Marseille. Ils ont aussi des choses à dire venant de leur histoire familiale, source d’attachement et de fierté. »
Préjugés tenaces
Au primaire, c’est le temps de la découverte. Au collège, l’intérêt des élèves se développe. « Ils peuvent être noyés dans des codes et des rites qui rythment leur quotidien, mais en ignorer totalement le sens, explique Mohand-Kamel Chabane, qui enseigne dans un collège parisien. Alors, du sens, on leur en donne… et ça les passionne ! »
Mais l’espace et le temps des cours leur suffisent-ils ? « On aimerait avoir un temps banalisé pour parler, au lycée, de ce qui nous concerne vraiment, revendique Lina, en terminale à Nice. Débattre de la religion, de l’islamophobie, de tout ce qui fait partie de notre vie. » « On nous parle tout le temps de la laïcité à la française, mais moi, ça m’intéresserait de savoir comment le principe se décline ailleurs », souffle Sara, dans la même classe. Toutes deux disent pourtant ne pas « oser » s’en ouvrir auprès des enseignants. Parce qu’elles sentent bien que, l’année du bac, ce n’est « pas la priorité » ; parce qu’elles redoutent aussi que leur « besoin » soit interprété comme une remise en cause de la laïcité.
La rencontre, houleuse, entre la secrétaire d’Etat à la jeunesse, Sarah El Haïry, et une centaine de jeunes fréquentant les centres sociaux à Poitiers, le 22 octobre 2020, a, de fait, achoppé sur ce type de demandes. Des revendications jugées « non conformes au pacte républicain » par Mme El Haïry. Parmi les propositions avancées par ces adolescents, la liberté de « pouvoir porter des signes religieux à partir du lycée » – ce qui est interdit depuis la loi de 2004 – mais aussi de « vrais cours » sur les religions et des espaces pour en débattre dans les établissements.
Ces espaces de débat, des associations comme Coexist, Coexister ou Enquête tentent de les développer lors d’ateliers contre les préjugés qu’elles organisent, essentiellement en collège et lycée. « On ressent plus fortement, depuis cinq ans, le besoin d’identification religieuse des adolescents, la nécessité d’intégrer des “cases” – croyants, non-croyants, musulmans, chrétiens… », témoigne Anne Plouy, directrice de Coexister.
L’association Coexist (formée des organisations étudiantes UEJF, FAGE et SOS-Racisme) constate, elle aussi, la « permanence »d’associations de mots et d’idées nourrissant les clichés. « En atelier, on donne aux élèves l’opportunité de dire ce qui leur passe par la tête, ce qu’ils auraient peur ou honte d’exprimer ailleurs, rapporte Noémie Madar, sa présidente. C’est un préalable pour s’émanciper de tels schémas de pensée. » Et le signe, s’il en fallait un, du bénéfice à laisser la jeunesse prendre la parole.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire