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jeudi 7 janvier 2021

Dans les cours de récréation, la question des religions à hauteur d’enfant

Le sujet, au cœur des débats publics avec le projet de loi « confortant les principes républicains », s’impose aussi dans les conversations d’enfants et d’adolescents. En quels termes ? Et pour dire quoi ? 

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Publié le 7 janvier 2021

Lors d’un cours sur la liberté d’expression, le jour de l’hommage à Samuel Paty, à Strasbourg, le 2 novembre.
Les enseignants en conviennent : l’école sert, très souvent, de« caisse de résonance » aux débats de société. Alors qu’ont démarré, à l’Assemblée nationale, les auditions concernant le projet de loi « confortant les principes républicains », censé répondre au « séparatisme » islamiste, Le Monde leur a demandé, à eux qui ont pour mission de faire de la pédagogie sur la laïcité, ce que disent leurs élèves de la question des religions et de leur place dans la société. Réponse spontanée, largement partagée : c’est un « non-sujet ». Suivie d’une autre, plus nuancée : si on se met « à niveau d’enfant », « à leur écoute », alors le débat prend.

« Et moi, si je crois en rien, est-ce que je ne suis rien ? » Quand Alain Talleu, enseignant à Bailleul (Nord), a entendu cette question parmi ses élèves de CM1-CM2, il a mis un point d’honneur à s’en saisir. « Tu ne crois pas en l’existence du Dieu des chrétiens, ni dans le Dieu des musulmans ou des juifs, mais tu n’es pas rien pour autant : simplement, tu n’es pas un croyant. »

Laurent Klein, directeur d’école dans le 19e arrondissement parisien, se sent, lui aussi, « à l’aise » face à ce type de questions. Chaque année, cet enseignant chevronné emmène ses élèves faire une « tournée des lieux de culte » à Paris. Une étape à l’église, une autre à la synagogue, une troisième à la mosquée, et même une visite au temple de Ganesh de son quartier : « Cela rend la pluralité des convictions très concrète, explique-t-il. Elle n’en est que plus facile à transmettre aux enfants. » La sortie scolaire sur plusieurs jours est aussi, pour lui, l’occasion de montrer aux écoliers que cet« héritage » n’est pas réservé aux croyants. « Ils peuvent tous se l’approprier de façon laïque, et en parler librement. »

Faire de la pédagogie sur ce sujet n’est cependant pas donné à tous. Certains professeurs, qui manquent de formation ou d’expérience, sont tentés de « botter en touche », constatent leurs syndicats. De se draper dans une neutralité ou une laïcité pas toujours bien comprises, au sein d’une école qui s’est construite contre le pouvoir de l’Eglise.

Rôle de « vigie »

Du côté des parents, la parole qui se libère chez les enfants peut aussi se heurter à un mur. Ainsi ce garçonnet catholique, à Marseille, qui a demandé à son père, athée, de pouvoir aller à l’« école du samedi », à la mosquée, pour faire « comme les copains ». Ou cet autre enfant de confession musulmane inscrit dans une école privée catholique, qui, à l’inverse, a réclamé à ses parents de pouvoir fréquenter le catéchisme. Double refus.

L’école a hérité d’un rôle de « vigie », parfois d’arbitre entre élèves – voire de tampon entre enfants et parents. La vague d’attentats de 2015 est passée par là, bousculant des équipes enseignantes sommées de « signaler » chaque atteinte à la laïcité, chaque entorse aux valeurs de la République. L’assassinat de Samuel Paty, le 16 octobre 2020, suivi de l’interpellation de six collégiens, a encore fait monter la pression d’un cran sur le monde enseignant.

Alors, que ce soit en classe, dans la cour de récréation ou à la cantine, les professeurs parlent avec beaucoup de prudence – et même, parfois, avec réticence – de ce qui se dit, entre enfants. Parce que, rappellent-ils, ils ne « voient pas tout » et n’« entendent pas tout ». Parce que le sujet, à leurs yeux, n’est que « rarement »l’objet de tensions. Parce qu’ils redoutent, aussi, que des « mots d’enfants » puissent donner lieu à une « instrumentalisation ». 

Leurs témoignages prennent la forme d’anecdotes. Il y a ces élèves de maternelle en Seine-Saint-Denis, de confession évangélique, qui se demandent si « c’est Dieu qui pleure quand il pleut ». Ces écoliers musulmans de la banlieue lyonnaise qui redoutent de « finir en enfer » s’ils mangent, « même sans faire exprès », de la gélatine de porc dans des bonbons ou de la viande qui n’est pas hallal à la cantine. Ces enfants catholiques qui, dans le Nord, attendent de leur maître qu’il leur explique « si Dieu existe ». 

« Haram ou hallal ? »

Ces récits d’enseignants mettent en scène, la plupart du temps, un petit nombre d’enfants ; parfois un seul, qui peut se retrouver isolé face au groupe. Comme cet élève musulman, originaire des Flandres, qui, en classe de neige et à la demande de ses parents, a fait « chambre à part » pour pouvoir dire ses prières. Cette fillette témoin de Jéhovah, en Sologne, dont les parents ont refusé qu’elle participe à un spectacle mettant en scène une sorcière. Cette autre encore, dernière-née d’une famille turque installée dans le Sud, qui n’a pas participé à la fête de Noël, pourtant préparée dans une « démarche laïcisée », rapporte son enseignante, sans symbole ni signe religieux, comme le recommande l’institution.

Un ancien chef d’établissement à Marseille se souvient d’élèves qui ont fait « table à part » à la cantine. « Tu manges de la viande, tu es un mauvais musulman », « tu ne manges pas de porc, tu es islamiste » : voilà le type d’échanges attrapés au vol dans une cantine parisienne.

Lors de l’hommage à Samuel Paty, le 2 novembre 2020, dans la cour d’une école de Strasbourg.

Avec l’âge, d’autres problématiques s’installent. Ce sont des collégiennes de la région parisienne qui s’en sont prises à une autre parce qu’elle « aimait un catholique ». Ces collégiens de Seine-Saint-Denis qui s’apostrophent sur la musique : « Le rap, est-ce que c’est haram ou hallal ? » Ces lycéennes qui ont rejeté une camarade parce qu’elle se disait musulmane sans porter le voile… Quand les réseaux sociaux s’en mêlent, le retentissement peut-être national. L’affaire Mila, qui a divisé la jeunesse sur la question du blasphème – question pourtant « hors-sol » du point de vue du droit français –, en a offert une illustration. Idem des « Je ne suis pas Charlie » ou des « Je ne suis pas Samuel Paty », très relayés sur Twitter ou Snapchat.

« Grille de lecture très normative »

« Le pur et l’impur, le péché et la rédemption, le bien et le mal reviennent dans les conversations d’élèves, mais avec une grille de lecture manichéenne qui ne s’atténue pas, ou peu, avec l’âge »,observe Sonia – elle a requis l’anonymat –, professeure de français près de Toulouse. « Il y a une grille de lecture très normative », souligne l’ancien inspecteur général Jean-Pierre Obin, qui s’est emparé du sujet il y a plus de quinze ans. « Ce n’est pas la foi en tant que telle que ces jeunes interrogent, mais bien ce qu’il leur est permis de faire, ou pas. Eternelle question… »

Le professeur d’histoire Mohand-Kamel Chabane diffuse la charte de la laïcite à l’école à sa classe de 4e, le jour de la rentrée scolaire, placée sous le signe de l’hommage à Samuel Paty, le 2 novembre, au collège Gustave-Flaubert du 13e arrondissement de Paris, le 2 novembre.

Qu’est-ce qui a changé, alors ? « Le profil des élèves », en particulier de religion musulmane : c’est la réponse qu’avancent les enseignants. Ils évoquent la « parole décomplexée » d’une génération habituée, avec les nouveaux médias, à s’exposer, à parler de soi, à prendre position… En allant piocher sur Internet de quoi se construire une identité : des éléments de religiosité, sans doute, mais aussi des codes alimentaires, vestimentaires ou amoureux qui tranchent avec ceux des générations précédentes.

Autre réponse partagée : la « situation des établissements scolaires », dont certains, même après quarante ans de politique d’éducation prioritaire, se sont « ghettoïsés », disent les professeurs. C’est dans ces établissements-là, « sans mixité sociale et scolaire », soulignent-ils, que résonnent les discours les plus« durs ».

L’enquête sur la « tentation radicale » de la jeunesse lancée par Olivier Galland et Anne Muxel, sociologues du CNRS, dans la foulée des attentats de 2015, en a offert une démonstration en se concentrant sur 7 000 lycéens de 2de. Avec un parti pris assumé : se focaliser sur des lycées où sont surreprésentés des jeunes de classe populaire, d’origine immigrée et de confession musulmane.

« Clivage culturel »

Leurs résultats, publiés en 2018, ont mis en lumière des écarts importants entre les élèves se déclarant musulmans et les autres – croyants ou non. Avec une part « minoritaire » de jeunes partageant une « conception absolutiste de la religion », explique Olivier Galland, mais qui avoisine quand même le tiers des sondés.

Une autre enquête d’ampleur divulguée en 2020 par le Cnesco, organisme d’évaluation du système scolaire, portant sur un échantillon national de 16 000 élèves de 3e et de terminale, a brossé un tableau plus apaisé : 90 % des jeunes interrogés considèrent qu’il est important, voire très important, qu’ils soient tolérants entre eux, même s’ils n’ont pas les mêmes croyances. Plus des trois quarts se déclarent attachés à l’expression de leurs croyances (ou de leur absence de croyances). Presque autant se disent opposés à ce que les règles de vie prescrites par la religion soient plus importantes que les lois de la République.

En creux, reste toutefois un quart d’adolescents soutenant que la religion peut ou doit primer. Un peu moins que dans l’enquête du CNRS. Si Olivier Galland parle de « clivage culturel entre deux jeunesses » (les jeunes musulmans et les autres), il insiste sur un point : celles-ci ne s’opposent pas. En tout cas « pas dans les établissements où elles cohabitent encore ». 

« Pourquoi se moquer ? »

Le maître mot, c’est le « respect », soufflent les adolescents. Avec un corollaire, assumé par une grande partie d’entre eux, y compris par les non-croyants : « On ne critique pas les religions. » Cette petite phrase, bien des enseignants racontent l’avoir entendue après l’assassinat de Samuel Paty. Certains y voient un tournant : « Personne n’oserait aujourd’hui se moquer des bigots comme on raillait, à notre époque, les copains qui allaient au cathé », souffle cet enseignant en Seine-Saint-Denis.

« Pourquoi se moquer ?, interroge Ariane, 16 ans, en 1re dans les Hauts-de-Seine, qui se dit agnostique. Mes copines musulmanes souffrent de l’amalgame entre islam et islamisme. A chaque fois qu’on parle d’attentat, c’est elles qu’on regarde. Le minimum, pour moi, c’est de les soutenir moralement ! » 

« J’ai des camarades de toutes les religions et des amis athées, rapporte Emilie, en 1re près de Lille. Nous parlons du sujet assez souvent entre nous, et ça n’a jamais été l’objet de disputes. Au contraire : c’est super enrichissant de découvrir les religions à travers les yeux de nos amis. » « On en parle beaucoup, confirmeSakina, même classe, que ce soit en récré ou en dehors du lycée. Cela nous permet d’en apprendre plus sur toutes les religions et d’en apprendre à ceux de nos camarades qui, à cause des médias et des réseaux sociaux, peuvent être mal informés et cherchent parfois leur voie. En discuter entre nous, ça peut aussi éviter à certains de tomber dans une forme d’extrémisme qui existe dans toutes les religions. » 

Melchior et Hattim, lycéens de terminale dans le même établissement, y mettent, chacun, un bémol. « C’est parfois compliqué d’avoir une conversation constructive, relève le premier, car les croyants que je côtoie n’arrivent pas à se détacher de leurs convictions et à voir un peu plus loin… » « Parler de religion, c’est débattre des actes commis en son nom et de l’influence qu’elle possède dans le monde, rapporte le second. On en arrive vite à parler des tensions que les religions créent soit entre les populations soit entre les pays. » 

Céline Rigo, leur enseignante d’histoire-géographie, se réjouit d’avoir des élèves « aussi curieux et ouverts ». « Je n’imaginais pas qu’ils parlaient aussi librement de religion entre eux, même si je vois bien, en classe, que le sujet les intéresse. » Quand le fait religieux est au programme, les cours font « recette », observe-t-on sur le terrain. « Mes lycéens sont très intéressés par tout ce qui traite d’histoire ou de géopolitique du religieux, témoigne Stéphane Rio, enseignant à Marseille. Ils ont aussi des choses à dire venant de leur histoire familiale, source d’attachement et de fierté. » 

Préjugés tenaces

Au primaire, c’est le temps de la découverte. Au collège, l’intérêt des élèves se développe. « Ils peuvent être noyés dans des codes et des rites qui rythment leur quotidien, mais en ignorer totalement le sens, explique Mohand-Kamel Chabane, qui enseigne dans un collège parisien. Alors, du sens, on leur en donne… et ça les passionne ! » 

Mais l’espace et le temps des cours leur suffisent-ils ? « On aimerait avoir un temps banalisé pour parler, au lycée, de ce qui nous concerne vraiment, revendique Lina, en terminale à Nice. Débattre de la religion, de l’islamophobie, de tout ce qui fait partie de notre vie. » « On nous parle tout le temps de la laïcité à la française, mais moi, ça m’intéresserait de savoir comment le principe se décline ailleurs », souffle Saradans la même classe. Toutes deux disent pourtant ne pas « oser » s’en ouvrir auprès des enseignants. Parce qu’elles sentent bien que, l’année du bac, ce n’est « pas la priorité » ; parce qu’elles redoutent aussi que leur « besoin » soit interprété comme une remise en cause de la laïcité.

La rencontre, houleuse, entre la secrétaire d’Etat à la jeunesse, Sarah El Haïry, et une centaine de jeunes fréquentant les centres sociaux à Poitiers, le 22 octobre 2020, a, de fait, achoppé sur ce type de demandes. Des revendications jugées « non conformes au pacte républicain » par Mme El Haïry. Parmi les propositions avancées par ces adolescents, la liberté de « pouvoir porter des signes religieux à partir du lycée » – ce qui est interdit depuis la loi de 2004 – mais aussi de « vrais cours » sur les religions et des espaces pour en débattre dans les établissements.

Ces espaces de débat, des associations comme Coexist, Coexister ou Enquête tentent de les développer lors d’ateliers contre les préjugés qu’elles organisent, essentiellement en collège et lycée. « On ressent plus fortement, depuis cinq ans, le besoin d’identification religieuse des adolescents, la nécessité d’intégrer des “cases”  croyants, non-croyants, musulmans, chrétiens… », témoigne Anne Plouy, directrice de Coexister.

Chaque intervention s’ouvre sur les mêmes questions : « Est-ce facile, pour vous, de parler de religion ? » ; « entre élèves ? » ; « lors d’une rencontre ? » ; « en famille ? » « Les réponses sont très corrélées au contexte de l’intervention », explique Anne Plouy. Au lieu, au quartier, au profil des participants, au degré d’implication des établissements sur ces questions. « Certains élèves n’ont aucun problème à en parler, d’autres ne le font jamais. » Ce qui ne change pas, et elle le regrette, ce sont les préjugés attachés aux religions. « Cela peut sembler caricatural, mais beaucoup de jeunes continuent d’associer aux musulmans le terrorisme, aux juifs l’argent, aux prêtres la pédophilie. »

L’association Coexist (formée des organisations étudiantes UEJF, FAGE et SOS-Racisme) constate, elle aussi, la « permanence »d’associations de mots et d’idées nourrissant les clichés. « En atelier, on donne aux élèves l’opportunité de dire ce qui leur passe par la tête, ce qu’ils auraient peur ou honte d’exprimer ailleurs, rapporte Noémie Madar, sa présidente. C’est un préalable pour s’émanciper de tels schémas de pensée. » Et le signe, s’il en fallait un, du bénéfice à laisser la jeunesse prendre la parole.

Près de la moitié des enseignants se sont déjà « autocensurés »
Pour éviter de possibles incidents en classe, 49 % des professeurs disent s’être déjà autocensurés dans leur enseignement autour des questions religieuses, selon une enquête de l’IFOP pour la fondation Jean-Jaurès et Charlie Hebdo, publiée mercredi 6 janvier et portant sur un échantillon de quelque 800 enseignants du primaire et du secondaire. Un peu plus de la moitié des sondés (53 %) a déjà observé au moins une fois une forme de contestation au nom de la religion dans sa classe. Les cours de sport arrivent en tête, suivis de l’enseignement moral et civique et des sciences. Interrogés sur la décision de Samuel Paty de dispenser un cours sur la liberté d’expression en s’appuyant sur des caricatures de presse, 75 % des sondés le soutiennent, 9 % pensent qu’il a eu tort et 16 % préfèrent ne pas se prononcer. 


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