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Photo Akatre
A force de solliciter smartphones et ordinateurs pour mémoriser des informations à notre place, certains chercheurs, interpellés par des patients toujours plus jeunes, s’inquiètent de voir nos capacités altérées.
On garde en tête une réflexion d’Anne Dufourmantelle, peu de temps avant sa disparition accidentelle, le 21 juillet 2017. La psychanalyste s’étonnait du nombre croissant de patients qui, plutôt que de considérer l’oubli d’un rendez-vous comme un acte manqué, l’expliquait par un raté de leur agenda électronique : «Ce n’est pas moi, c’est lui qui ne m’a pas alerté.» Jusqu’à quel point, poursuivait-elle, l’accusation est-elle à prendre au pied de la lettre ? Si nous ne sommes plus les auteurs de nos oublis et qu’on se défausse sur un «autre», fût-il un robot, notre mémoire est-elle en train de muter ?
Il y a aussi cette expérience que chacun a déjà éprouvée. On perd ou on nous vole un outil numérique. L’objet est remplaçable, et pourtant, sa perte produit un réel désarroi. Pour peu que la sauvegarde n’ait pas été faite, une partie de nos souvenirs est détruite à jamais et ne sera pas récupérable. Notre mémoire humaine et subjective ne les a pas stockés. On ne sait plus quelles photos d’enfants on avait entassées distraitement dans la mémoire de l’outil, alors que chacune était susceptible de raviver des moments particuliers égarés à jamais sans leur support visuel. Peut-être n’avait-on même pas regardé avec attention ce qu’on photographiait, déléguant ainsi notre perception à l’objet ? D’ailleurs, ces vacances, les a-t-on vraiment vécues ? Ne sont-elles pas désormais évanouies ? Lorsqu’une inondation noie des albums photos, on déplore le dégât et regrette l’avanie. La perte numérique, elle, s’apparente à une amputation. Simple métaphore ?
La philosophe Catherine Malabou, autrice notamment de Que faire de notre cerveau ? (1), suppose effectivement que les outils numériques qui permettent de déléguer sa subjectivité (comme le montrent nombre d’applications qui mettent à la portée d’inconnus nos émotions les plus intimes) modifient ses limites.
Cependant, la question du déstockage de la mémoire lui semble très ancienne. Les Grecs distinguaient «anamnesis» et «hypomnesis», la vraie mémoire et la basse mémoire, celle qui a recours à des pense-bêtes pour libérer la première. «Les instruments d’inscription ont toujours eu la fonction de décharger la mémoire d’une partie de ses tâches et on s’en est toujours inquiété. Il suffit de reprendre Phèdre de Platon, où Socrate distingue ceux qui sont capables de pratiquer l’anamnèse, l’acte de se souvenir par soi-même, et ceux qui confient par paresse leur mémoire à des écrits. Dès l’invention des bibliothèques, les philosophes ont craint qu’elles suscitent l’amnésie.»Éparpillement
Pour autant, estime Catherine Malabou, on est bien devant une transformation anthropologique des fonctions mnésiques sans trop savoir encore comment utiliser les outils numériques. Sont-ils de simples pense-bêtes ou les conditions d’une nouvelle anamnèse ? D’une part, une série de savoir-faire sont devenus obsolètes - l’écriture cursive a déjà disparu au profit de l’apprentissage du clavier dans certaines écoles en Norvège et en Finlande, par exemple, et avec elle une motricité fine. D’autre part, l’éparpillement de l’attention est un fait massif et irréversible chez les enfants comme chez les adultes, qui rend plus complexe la mémorisation et la création de nouveaux souvenirs. «L’imagerie cérébrale montre que l’impossibilité de se focaliser sur un objet unique pendant un temps donné modifie les réseaux neurologiques. Il va falloir éduquer cette nouvelle façon de vivre la mémoire», explique la philosophe. Or, la mémoire est une mosaïque. «Les recherches récentes en identifient jusqu’à quinze formes différentes. On peut très bien en perdre une et pas les autres.» Chez la majorité d’entre nous, reste intacte la mémoire dite procédurale - la capacité de faire du vélo ou de nager. Une vidéo virale sur Internet montre Marta C. Gonzalez, une danseuse étoile atteinte d’Alzheimer, qui se souvient de la chorégraphie du Lac des cygnes alors qu’on lui fait écouter la musique du ballet qu’elle avait interprété en 1960.
Sylvie Chokron, neuropsychologue, responsable de l’Institut de neuropsychologie à l’hôpital Fondation Adolphe-de-Rothschild (XIXe arrondissement de Paris) et directrice de recherches au CNRS, qui vient de publier Une journée dans le cerveau d’Anna (2), est plus alarmiste. Elle se demande si on a bien pris la mesure des transformations du cerveau humain en rapport à l’usage constant des outils numériques. Et elle s’étonne de notre crainte que les robots et autres outils intelligents se substituent à nous, alors que l’externalisation d’un grand nombre de nos fonctions cognitives - devenue banale - lui paraît beaucoup plus dangereuse. «On externalise notre perception en laissant l’appareil prendre des photos sans regarder la scène nous-mêmes ; notre sens de l’orientation en nous laissant guider par le GPS - alors que les époux Moser et John O’Keefe ont reçu en 2014 le prix Nobel de médecine pour avoir démontré combien le cerveau humain était un GPS inégalable -, notre écriture manuscrite, l’apprentissage des langues étrangères en prenant l’habitude d’utiliser les logiciels de traduction, ou encore notre capacité à rechercher des informations, mots ou noms qui nous échappent provisoirement. Cela concerne un nombre incalculable de fonctions et pas seulement la mémoire.» Or, précise-t-elle, et c’est le point crucial, «il n’y a pas de raisons que le cerveau humain conserve des régions cérébrales spécifiques dévolues à des fonctions qu’il n’utilise plus. Cela pose des questions en termes de plasticité cérébrale et de ce qu’on souhaite devenir. Est-on conscient que moins on utilise ces fonctions, plus il devient difficile de les utiliser ?»
«Cerveau plastique»
Comme Catherine Malabou, Sylvie Chokron utilise l’expression «entre deux eaux» pour qualifier ce moment charnière où chacun peut faire l’expérience de modifications dans l’usage de ses capacités, et mesurer ses propres nouvelles intolérances : qui parvient encore à se concentrer sur une tâche plus d’une heure sans consulter son portable, ou se souvenir d’un nom propre subitement oublié sans avoir recours à Internet ? Sylvie Chokron : «On sait ce qu’on est en train de perdre sans pour autant savoir si le cerveau humain va se réadapter ou pas. On perd des capacités sans, pour l’instant, en avoir acquis de nouvelles. A part la dextérité du pouce !»
Si l’on n’a pas forcément conscience de la quantité de fonctions cognitives désormais déléguées, l’inquiétude à l’égard de la fragilité de la mémoire augmente de manière exponentielle. Et elle est partagée, comme en témoigne le succès des nouveaux coachs et autres manuels pour la booster qui s’engouffrent dans cette angoisse, mais aussi la fréquentation de consultations spécialisées prises d’assaut, dans le secteur public et privé, qui autrefois ne concernaient que les personnes très âgées atteintes de démence sénile ou d’Alzheimer.
Laurent Cohen, professeur de neurologie à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, n’est quant à lui pas particulièrement inquiet. «On a un cerveau plastique, qui est fait pour s’adapter à des situations nouvelles et qui s’est toujours adapté. Le fonctionnement et même l’anatomie du cerveau changent, grâce à sa plasticité, et parce qu’il réagit aux nouvelles pratiques.» Il constate néanmoins une demande notable de gens jeunes et bien portants «dont la plainte mnésique est importante et doit être traitée».
Sont-ils plus sensibles aux défaillances de leur mémoire épisodique - celle des événements et émotions qui viennent de se produire et qui motive le plus souvent leur consultation ? Ou les dysfonctionnements augmentent-ils réellement ? Comme nos autres interlocuteurs, Laurent Cohen pointe les sollicitations permanentes comme un obstacle qui empêche les souvenirs de se fixer, ou du moins exige plus d’effort au sujet. «Pour qu’un souvenir épisodique ne s’efface pas, il faut à la fois que l’hippocampe, situé en profondeur dans le cerveau et qui permet de les former, soit en bon état, mais aussi pouvoir récupérer ces informations, notamment grâce à l’avant des lobes frontaux. Ces processus de récupération sont sensibles aux stress, au manque de sommeil et à la dispersion de l’attention sur plusieurs objets à la fois. On peut imaginer que lorsque nous sommes en train de diviser notre attention entre plusieurs activités, nos lobes frontaux ont du mal à aller récupérer en même temps des informations dans notre mémoire.»
«Paresseuse»
Preuve que l’inquiétude est réelle, l’agenda de Julie Amiel, orthophoniste spécialisée dans les troubles de la mémoire, ne désemplit pas. Et elle aussi remarque que sa clientèle s’est diversifiée au fil des ans et que désormais tous les âges - et pas seulement la grande vieillesse - viennent la consulter. Etudiants qui entrent en prépa ou écoles de médecine, comédiens qui veulent exercer leur mémoire pour mieux apprendre un texte, ou encore enfants envoyés par l’institution scolaire car ils peinent à mémoriser un cours qu’ils ne parviennent plus à écouter pendant une heure : les besoins sont distincts, mais tous considèrent désormais la mémoire comme une fonction fragile qui peut et doit s’exercer. Selon elle, les aptitudes des différents types de mémoires ne s’amenuisent pas avec la délégation des souvenirs dans les outils numériques. «En revanche, elle devient paresseuse car on la fait moins travailler au quotidien. On n’a plus besoin de connaître des numéros de téléphone par cœur par exemple. La mémoire n’est pas un muscle, mais elle s’entraîne de la même manière et elle en a besoin», ajoute celle que sa famille surnomme «Disque dur».
Spécialisée dans la stimulation cognitive, l’orthophoniste propose des exercices adaptés selon le type de mémoire «endormie», afin de la faire progresser, dès lors qu’aucune pathologie dégénérative n’a été détectée. «En termes cognitifs, on commence à perdre de la flexibilité mentale à partir de 25 ans, puis on ne cesse de dégringoler. Je travaille soit en stratégie de stimulation, en me centrant sur les points forts du patient, soit en stratégie de restauration, en essayant de faire progresser les points faibles. Les jeunes sont presque trop flexibles. Ils ont la possibilité de passer du coq à l’âne, de suivre plusieurs conversations à la fois et un cours, sans se focaliser sur une action unique. Ça rend la mémorisation beaucoup plus laborieuse.» Si Julie Amiel ne parle pas de mutation anthropologique, il lui semble probable que les enfants d’aujourd’hui n’accorderont pas à la mémoire la même importance que leurs parents pour construire leur subjectivité et leur identité.
(1) Editions Bayard, 2004.
(2) Editions Eyrolles, 2020.
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