— 3 décembre 2020
Fin mars, à Paris, au début du premier confinement, aux abords de la Bibliothèque nationale de France.
Photo Cyril Zannettacci. VU
Comment travaillent les chercheurs dans cette période ? Que reste-t-il de leur espace d’investigation ? Une enquête en «distanciel» auprès d’eux est déjà une façon de répondre, et il apparaît que la situation exceptionnelle que nous traversons est elle-même un très riche sujet de recherches.
En septembre, Vitalina Dragun, apprentie sociologue, aurait dû commencer six mois d’enquête entre Paris, Londres et Moscou. A cause de la pandémie, elle a dû tirer une croix sur le voyage d’observation qui devait nourrir sa thèse de sociologie sur l’élite contemporaine russe, et l’emmener de rassemblements festifs en clubs privés. Certains de ses entretiens se feront par visioconférence ; d’autres ont été tout bonnement annulés. «C’est un groupe social difficile d’accès, raconte la doctorante au Centre de recherches en économie statistiques (Crest) de l’Ecole nationale de la statistique et de l’administration économique (Ensae), et il est beaucoup plus dur de nouer une relation de confiance par visioconférence, ou de garantir qu’une discussion n’est pas enregistrée à des personnes qui tiennent à rester anonymes.» Pour l’heure, confinée près de Poitiers, Dragun a troqué la Russie pour une pile de livres, et peaufine sa bibliographie.
Clémentine Gutron, elle, devait être affectée dans un laboratoire du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) à Rabat, au Maroc, le 1er septembre. Du fait de la situation sanitaire, le CNRS a reporté toutes les affectations de chercheurs hors d’Europe jusqu’à nouvel ordre. Si elle a pu profiter du confinement pour analyser les données déjà collectées, la chargée de recherches au CNRS craint que d’autres universitaires pâtissent de la situation : «Les confinements auront des conséquences dévastatrices, notamment pour les jeunes chercheurs qui sont privés d’accès au terrain.»
Pour les doctorants, qui doivent effectuer leurs recherches dans une temporalité restreinte, ces six mois de retard seront très difficiles à rattraper. Toutes les disciplines sont concernées : si géographes, sociologues, anthropologues ou ethnologues pouvaient faire valoir que l’enquête était un motif de déplacement dérogatoire, beaucoup de chercheurs se sont pliés aux règles du confinement. Certains projets de recherches n’avaient de toute manière plus de sens : pourquoi étudier les pratiques sociales dans le métro si celui-ci est presque vide ? Quant aux historiens, l’accès aux archives, essentiel pour le travail de documentation, leur est tout simplement devenu impossible.
L’immersion chez les Jivaros
Que devient le travail de recherches par temps de pandémie ? Il se fait, notamment, sur d’autres «terrains». Si l’expression revient comme un tic de langage chez les chercheurs, qui n’ont de cesse de parler de «leur terrain» pour désigner le lieu sur lequel ils mènent leurs recherches, le concept est pourtant assez mal défini. «Le terrain, c’est l’ensemble des matériaux que peut réunir un chercheur et qui va aider à sa réflexion», expose François-Olivier Touati, doyen de la faculté des arts et sciences humaines de l’université de Tours. L’immersion chez les Jivaros dans les tréfonds de l’Amazonie, comme l’a pratiquée l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, ou à l’usine comme l’a expérimentée la philosophe Simone Weil, relèvent plus de l’image d’Epinal que du quotidien des chercheurs. La majeure partie du travail consiste plutôt à analyser un corpus de livres, d’archives ou de données, à réaliser des entretiens voire, depuis quelques années, à compulser les messages laissés sur les réseaux sociaux. «Il s’agit ensuite de croiser des données quantitatives [qui peuvent être traduites en chiffres, ndlr] et qualitatives [qui reposent généralement sur la description, ndlr]», poursuit Touati.
Certains chercheurs s’inquiètent des conséquences que pourrait avoir le confinement sur les pratiques de recherches : contraints d’exploiter les données depuis chez eux pendant un temps, ils pourraient garder cette habitude une fois le confinement levé. «Le confinement a peut-être accéléré cette tendance de fond à utiliser les outils numériques, remarque Etienne Ollion, spécialiste des sciences sociales computationnelles et chercheur au CNRS. Si cela devenait la règle et que l’enquête se faisait uniquement à distance, en exploitant des bases de données, ce serait une perte.» Car pour pouvoir analyser une base de données, il faut bien qu’elle ait été constituée auparavant.
La pandémie pourrait donc accentuer le mouvement de «bureaucratisation» de la recherche, «qui établit une distinction entre la collecte et l’analyse des données», comme le soulignent les chercheurs Adam Baczko et Gilles Dorronsoro dans un article dans la revue Items. Les auteurs pointent également que «la recherche à distance [...] multiplie les défauts dans les démonstrations empiriques», dont les sources reposent principalement sur celles existant sur Internet et les personnes ou les institutions capables de réaliser des entretiens par visioconférence, pas toujours représentatives de la population étudiée. Adam Baczko et Gilles Dorronsoro signalent aussi que la recherche à distance «tend à neutraliser le débat», notamment car elle s’appuie sur des documents produits après l’événement, qui le reconstruisent en prétendant à l’objectivité, plutôt que de toucher directement le chercheur dans sa subjectivité.
L’enquête in situ permet, en effet, de faire surgir, face à un événement imprévu, des pistes de réponses qui n’étaient pas imaginées dans la formulation de l’hypothèse de travail. Le terrain physique est essentiel car il «oblige le chercheur à penser, souligne Michel Messu, professeur honoraire de sociologie à l’université de Nantes et auteur de Un ethnologue chez le coiffeur (Fayard, 2013). Il doit fournir de quoi remettre sa question de recherche initiale en jeu.» C’est la sérendipité, cette capacité qu’a le hasard de provoquer des découvertes inattendues, qui justifie que l’on s’intéresse à un lieu en apparence banal comme le salon de coiffure pour faire surgir des éléments qui méritent d’être analysés avec la rigueur des sciences sociales. «Si je dirigeais des étudiants en ce moment, je leur dirais d’étudier les visioconférences, poursuit Messu. Comment les gens se mettent-ils en scène ? Est-ce qu’ils s’habillent bien, est-ce qu’ils floutent l’arrière-plan, ou est-ce qu’ils ne prennent pas garde à ces détails ?»
Pour continuer à faire vivre les sciences sociales malgré le confinement, beaucoup de projets de recherches ont ainsi essayé de repenser leur méthodologie, voire leur terrain. L’historien Hervé Mazurel et la psychanalyste Elizabeth Serin ont entrepris une collecte de rêves pour étudier «l’inconscient sous confinement». Le projet Silent Cities, initié par des chercheurs de disciplines aussi variées que l’écologie environnementale et le machine learning,proposait à tous les volontaires d’enregistrer les sons des métropoles depuis leur balcon, pour étudier la recomposition du paysage sonore urbain en prêtant l’oreille à la «diversité éco-acoustique» d’habitude noyée par l’activité humaine. Une manière de renouer avec le travail collectif, essentiel aux chercheurs : les réunions au laboratoire, les colloques et, surtout, les discussions de couloir peuvent aussi orienter et décider nombre de projets de recherches.
«Avec l’œil du géographe»
La revue l’Information géographique a, quant à elle, interrogé des géographes sur la manière dont ils vivaient l’espace lorsque celui-ci était restreint à un périmètre d’un kilomètre. «On s’attache alors au terrain de manière beaucoup plus personnelle, commente Amélie Robert, géographe à l’université de Tours. Nous avons demandé à nos élèves géographes d’arpenter le périmètre autour de chez eux, pour qu’ils réinterrogent un paysage familier avec l’œil du géographe et prennent conscience que cela devient un terrain d’études différent de ce qu’ils pensaient en connaître.»
«Dès le début de la pandémie, le monde académique a mis en pause toutes ses précédentes recherches pour étudier la crise sanitaire, remarque l’économiste Guillaume Plantin, qui a codirigé l’ouvrage collectif le Monde d’aujourd’hui. Les sciences sociales au temps de la Covid (Presses de Sciences Po). A titre de comparaison, en 2008 [lors de la crise des subprimes, ndlr], les économistes ont continué leurs recherches sans se soucier de la situation.» Et la liste des publications sur la pandémie et ses effets est longue. Philippe Artières avait dit de Mai 68 que c’était un «événement de papier», car 124 livres sur le sujet avaient été publiés à l’automne 68. Le mot pourra s’appliquer au Covid-19 : les premiers ouvrages francophones sur le coronavirus ont été publiés courant mars, alors que le confinement venait tout juste d’être décrété, et les cartons des maisons d’édition débordent d’essais sur la crise sanitaire qui paraîtront à la rentrée de janvier.
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