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lundi 30 novembre 2020

3919 : «Je crois qu’il est temps de partir madame. Il est dangereux»

Par Marlène Thomas, Photos Cha Gonzalez — 

REPORTAGE

Au centre d'écoute du 3919, à Paris, une trentaine d’écoutantes professionnelles répondent aux appels de témoins ou de victimes de violences conjugales.

Au centre d'écoute du 3919, à Paris, une trentaine d’écoutantes professionnelles répondent aux appels de témoins ou de victimes de violences conjugales. Photo Cha Gonzalez pour Libération

«Libération» a suivi une écoutante de la ligne Violence Femmes Info. Une plongée dans l'horreur des violences conjugales alors que le gouvernement veut ouvrir à la concurrence la gestion du dispositif.

Peu de lieux condensent autant de détresse et d’espoir. Les locaux abritant le 3919, la ligne nationale d’écoute, de soutien et d’orientation dédiée aux femmes victimes de violences, sont de ceux-là. Un peu plus d’un an après l’immersion d’Emmanuel Macron à l’ouverture du Grenelle des violences conjugales, la Fédération nationale Solidarité femmes (FNSF), créatrice et gestionnaire de cette ligne depuis 1992, nous a rouvert les portes de Violence Femmes Info. «Vous pourriez ouvrir vingt-quatre heures sur vingt-quatre et vous étendre à cet étage?» : l’interrogation du chef de l’Etat résonne amèrement en cette fin novembre. Plutôt que de rallonger les subventions de la FNSF pour parvenir à cet objectif, le gouvernement a opté pour l’ouverture d’un marché public. Aux côtés de la FNSF, les associations féministes sont vent debout contre cette mise en concurrence. Se réfugiant derrière des dispositions légales, la ministre chargée de l’Egalité Elisabeth Moreno a assuré que ce marché se fera dans le cadre de l’économie sociale et solidaire. Pas de quoi rassurer les troupes sur l’avenir de ce service essentiel.

Le 3919 reçoit des appels de toute la France, 7 jours sur 7, de 9 heures à 22 heures du lundi au vendredi et de 9 à 21 heures les week-ends en cette période de confinement. Il s’appuie sur le réseau de 73 associations de la fédération, qui permet d’orienter les femmes en détresse vers des relais locaux et centres d’hébergement. Depuis l’émergence de #MeToo en 2017, le recours à ces appels gratuits et anonymes va crescendo. Le confinement a ensuite provoqué une véritable explosion : 97 481 ont été reçus au premier semestre 2020 (contre 96 799 sur toute l’année 2019). Preuve, s’il en fallait, que les besoins sont réels. Urgents.

L’écoute, «un vrai métier»

Une trentaine d’écoutantes professionnelles recueillent chaque jour la parole de ces femmes battues, violées, menacées, en danger. Assistante sociale, juriste, éducatrice ou encore psychologue… toutes ont reçu une formation spécifique à l’écoute. Lydia (1), 45 ans, a rejoint l’équipe 3919, il y a deux ans et demi. Elle s’appuie, elle, sur près de vingt ans de lutte sur le terrain contre les violences faites aux femmes. «Choquée» par l’ouverture du marché public, Lydia s’«inquiète du devenir de la ligne». «Faire de l’écoute est un vrai métier et dans le cadre des violences faites aux femmes, il faut une approche féministe professionnelle et engagée», appuie Françoise Brié, porte-parole de la FNSF.

Paris, le 27 novembre 2020. Au centre d'écoute du 3919, Lydia (prénom modifié) réponds aux appels de témoins ou de victimes de violences conjugales.

Confinement oblige, les habitudes de travail sont chamboulées. Une partie de l’équipe est en télétravail. Dans cette pièce aux trois bureaux, un seul est occupé. Les écouteurs et un petit portable noir ont remplacé les habituels casques. Le pré-accueil permettant de filtrer les «appels parasites» et les simples demandes d’infos n’est également plus envisageable dans cette configuration. «Violences femmes info, bonjour»: l’écoutante décroche un premier appel. «Elle veut en finir, c’est-à-dire qu’elle veut mettre fin à sa vie ? Elle est avec vous actuellement ?» Le ton est grave, les paroles rassurantes. Les mots «dénigrements», «menaces», «violences psychologiques» sont lâchés. Après avoir reçu un appel à l’aide, cette proche d’une victime de violences originaire des Bouches-du-Rhône a décroché le combiné. «Avant d’aller voir une association, peut-être pourriez-vous la convaincre de nous contacter? On pourra lui donner des conseils, l’aider à comprendre les mécanismes de la violence qu’elle subitsuggère Lydia avant de lui expliquer : Quand on est victime de violences et qu’on a peur de son bourreau, ça tétanise, vous ne pouvez plus bouger, vous n’arrivez pas à crier.» Il est essentiel d’y aller pas à pas. «Il faut lui dire que l’association ne va pas la juger, ne va pas la forcer à quitter son bourreau, ne contactera pas le 119 immédiatement alors que madame cherche à protéger ses enfants en danger. Ce n’est pas son rôle.»

«Si on n’arrive pas à entendre la détresse, on ne sert à rien»

L’entourage (famille, amis, voisin, collègues…) joue aussi un rôle clé dans cette lutte contre ces violences. Ils représentaient un quart des appels en 2019, le reste venant des femmes victimes directement. «Lors du premier confinement, beaucoup de voisins nous contactaient», se remémore Lydia. Les appels s’enchaînent à une vitesse folle. «En période de Covid, le téléphone sonne toutes les 30 secondes.» Si Lydia ne décroche pas, l’appel sera renvoyé vers les portables de ses collègues. Et si personne n’est disponible, ça raccroche. En ce moment, le 3919 reçoit en moyenne 400 à 450 appels par jour, le double de l’an dernier.

L’envie d’aider toutes ces femmes se heurte à la réalité des moyens humains. Face à l’afflux exceptionnel d’appels durant le premier confinement, les écoutantes ont été dans l’incapacité de tous les prendre en charge. «C’est frustrant», concède Lydia, en jetant un coup d’œil sur son portable. En une dizaine de minutes, 24 appels ont été manqués. «Une partie sera prise en charge par les collègues, parfois ce sont des demandes d’infos, mais j’espère que les autres rappelleront. Pour moi, une situation est une situation, une vie est une vie.» Renforcer les équipes est central pour un passage à 24 h/24. En attendant, hors de question d’expédier les appels. «L’écoute, c’est au moins 20 minutes, ça peut aller jusqu’à 40 voire une heure pour des personnes au bord du suicide. La détresse peut être lourde mais si on n’arrive pas à l’entendre, on ne sert à rien», tranche Lydia.

«Il veut vous tuer ?»

Nouvel appel. «Qu’est-ce qu’il vous arrive madame ? Respirez un peu.» Lydia tente d’apaiser son interlocutrice. Au fil des questions, un profil se dessine. Une femme, 39 ans, bloquée dans le Finistère avec son mari violent de 68 ans et deux grands enfants nés d’une autre union. L’horreur s’esquisse de plus en plus crûment à mesure que les paroles s’égrènent. Sourcils froncés, la voix de Lydia se fait plus ferme : «Il veut vous tuer ? - Justement, il a déjà essayé…», prévient-elle. Le «bourreau» l’a coursé avec une arme blanche après avoir «tenté de la massacrer une première fois». L’écoutante insiste : «Je crois qu’il est temps pour vous madame de prendre une paire de baskets et de partir. Il est dangereux.» Elle l’oriente vers une association près de chez elle. «Dites-vous que c’est provisoire, vous n’allez pas rester à vie dans un centre d’hébergement.» Recours à une assistance sociale. Dépôt de plainte dès qu’elle sera en lieu sûr. Demande de divorce. Lydia trace la marche à suivre pour sortir de cet enfer. «Qu’elle reste ou qu’elle parte : pour elle, elle est déjà morte. Elle est trop tétanisée pour faire appel à la police», nous confie-t-elle. Elle conclut l’appel : «Surtout ne changez rien de votre comportement à la maison […]. Au revoir, bon courage madame.» Bouton rouge. Silence.

«On les rassure, les déculpabilise, mais on ne sait pas ce qu’il se passe après. Il n’y a pas de suivi, on n’est pas une plateforme d’urgence», rappelle l’écoutante. Une expérience qui tranche radicalement avec celle qu’elle avait autrefois sur le terrain. «On allait à la gare récupérer la femme et les enfants avant de les accompagner jusqu’au centre d’hébergement.» Sa mission n’en demeure pas moins essentielle : «Si elle n’agit pas aujourd’hui, je sais qu’elle le fera demain.» Seule trace restante de leur conversation ces quelques notes succinctes griffonnées durant l’appel. Age, types de violences, département… des données anonymes consignées sur une fiche à des fins statistiques.

«Je ne repars pas avec l’histoire douloureuse»

Les écoutantes entrevoient les drames de celles qui encaissent les coups, parfois mortels. «Je ne repars pas avec l’histoire douloureuse mais avec la satisfaction de les avoir accompagnées, d’avoir donné tout ce que j’ai pu», assure LydiaEntre deux appels, elle prend tout de même le temps de souffler et de discuter avec quelques collègues. «Le travail d’équipe est essentiel». Si cette ligne ne traite pas des urgences, une mise en relation avec les forces de l’ordre est possible. «On a un partenariat avec eux pour permettre aux femmes qui le souhaitent et qui acceptent de lever l’anonymat de prévoir une intervention à domicile. Cela peut arriver mais ça reste une exception», explique Françoise Brié. Lors de sa venue, Macron avait été confronté à la dure réalité des refus de plaintes. «Il y a encore des cas où les plaintes ne sont pas prises, c’est inadmissible», regrette la porte-parole.

A la mi-journée, une relative accalmie se fait sentir. Le moment où les femmes vont récupérer leurs enfants et où le mari peut rentrer à la maison. Le téléphone se remet à sonner. L’appel est de courte durée. Un homme, qui s’interroge sur le nombre de femmes tuées et le nombre de viols, qui lui paraissent énormes. «Il monopolise la ligne pour rien», lâche Lydia. Quelques minutes plus tard, le portable s’illumine de nouveau. «Vous ne savez plus qui appeler ? Qu’est-ce qu’il se passe madame ?» Une énième situation effroyable : un homme a tenté de tuer son ex-compagne, une femme handicapée de 50 ans. «Il serait bien que vous portiez plainte pour vous protéger, sinon vous allez vivre dans la peur toute votre vie.» L’écoutante lui recommande une association dans le Calvados et de demander une ordonnance de protection. L’alerte est aussi donnée sur les mécanismes bien huilés des agresseurs. «S’il revient et vous dit "je vais me faire soigner, je t’aime, je vais me tuer", bouchez-vous les oreilles madame. Il l’a déjà fait plusieurs fois ? Bien sûr…»

Un accès à élargir

Dans ce système bien rodé, quelques points peuvent encore être améliorés comme son accessibilité aux femmes handicapées ou qui ne parlent pas français. Un chantier déjà en cours, également évoqué par la ministre dans le cadre du marché public«On a des écoutantes plurilingues mais c’est encore insuffisant. Il faut essayer d’apporter une réponse aux femmes étrangères», ajoute Françoise Brié. L’enjeu ? Toucher un maximum de femmes pour en sauver le plus possible. Difficile de ne pas penser aux 149 femmes qui n’ont pas eu cette chance, tuées par leur conjoint ou ex-conjoint en 2019. Et aux dizaines d’autres féminicides déjà perpétrés en 2020. Une litanie funèbre qui touche particulièrement Lydia : «On se demande ce qui se serait passé si elles nous avaient contactées ou on se dit qu’elles auraient peut-être dû le faire…»

Paris, le 27 novembre 2020, au centre d'écoute du 3919.

(1) Le prénom a été changé et des éléments ont été modifiés pour préserver la sécurité des victimes.


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