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lundi 27 janvier 2020

L’urgence de se hâter lentement : « Les Hommes lents », de Laurent Vidal, « Eloge du retard », d’Hélène L’Heuillet, et « Rendre le monde indisponible », d’Hartmut Rosa

Trois livres, l’un d’un historien, les autres de philosophes, invitent à faire une pause pour réfléchir à la rapidité qui caractérise la modernité, et à ses méfaits.
Par   Publié le 22 janvier 2020
ballyscanlon/GO Vision/GraphicObsession
« Les Hommes lents. Résister à la modernité, XVe-XXe siècle », de Laurent Vidal, Flammarion, 304 p.
« Eloge du retard », d’Hélène L’Heuillet, Albin Michel, 178 p.
Et si « ralentir » devenait le maître mot de notre existence ? Si nous commencions à décélérer, ne plus courir à perdre haleine, toujours plus vite et plus longuement ? Si nous retrouvions le poids des heures, la saveur des jours, en résistant à l’injonction des performances et des chronomètres, de la ponctualité ?
Ce serait un changement d’époque, et de monde. Car les temps modernes, bien avant le film de Chaplin, s’ouvrent avec l’installation des horloges au cœur des villages, des montres au fond des goussets, bientôt des pointeuses et des cadences au centre du travail. Ensuite, le rythme s’est intensifié, aiguillonné par l’obsession du rendement. « Mieux », désormais, signifie « plus vite ». En tous domaines – pour produire, pour voyager, pour calculer et prévoir… – la promptitude est devenue souveraine. Hors de l’accélération, point de salut.

Il y a longtemps que cet accroissement général du tempo a été mis en lumière. Marx soulignait déjà combien il est essentiel au capitalisme. Plus près de nous, Foucault a montré comment le contrôle serré des emplois du temps accompagne la naissance de la discipline qui dresse les corps. Paul Virilio a fait de la vitesse le critère majeur de la guerre comme de la domination politique et technique. Récemment, dans « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique (Gallimard, 2019), Barbara Stiegler a montré que le néolibéralisme s’accompagne d’une incitation constante à se conformer à cette « accélération », dont le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa a fait l’axe d’une réflexion aujourd’hui décisive (lire ci-dessous). Ce ne sont, bien sûr, que quelques repères, parmi bien d’autres.

« Slow food », lâcher-prise et silence immobile

La nouveauté, c’est qu’un revirement s’amorce. De plusieurs côtés s’élaborent des critiques inédites de cette course sans fin. Les méfaits du temps qui manque – productivité sans frein, hâte sans limite, angoisse d’être en retard – suscitent désormais des résistances. Des décrochages se mettent en place, « slow food », lâcher-prise et silence immobile. Voilà qu’on revient sur l’histoire et la place des « hommes lents », voilà qu’on fait l’éloge du retard et de sa fécondité.
L’historien Laurent Vidal, spécialiste du Brésil, professeur à l’université de La Rochelle, consacre un essai à la fois alerte et savant, Les Hommes lents, à la mise en place de la rapidité moderne et à l’exclusion corrélative de la lenteur ancienne. Il décrit ce vaste tournant en voyageant dans les archives, de la fin du Moyen Age à l’ère industrielle, attentif aux points de rupture et aux mots qui les signalent. Le mot « lenteur » n’apparaît en français avec son sens actuel qu’en 1355. Le latin « lentus » ne concerne pas seulement un rapport au temps, mais indique aussi ce qui est mou, flexible. L’essentiel, c’est le basculement du lent du côté du négatif, du mal, du vice.
En effet, à mesure que les Modernes, en Europe, se constituent en travailleurs efficaces parce que prompts, à mesure que valeur et vaillance consistent uniquement à tenir la cadence, on juge peu à peu les Anciens – mais aussi les sauvages, les barbares, tous ceux du dehors… – apathiques, indolents, donc paresseux. Tous sont inaptes par lenteur. Les Indiens, tels que les perçoivent les conquistadors, ­ « jamais ne se hâtent ». Ils préfèrent leur hamac aux tâches constructives. Les Africains sont perçus par les colons blancs comme inattentifs. Ces comportements dénotent une volonté mauvaise, une nature inférieure, voire dangereuse. Le fil rouge de la modernité, ce serait donc la guerre faite aux flâneurs, aux rétifs à l’accélération, à tous ceux qui ne suivent pas le rythme. Incapables de s’adapter, donc inefficaces, obstacles au progrès, ils deviennent la lie de l’humanité. Mis à l’écart, au rebut, les lents sont inutiles, donc invisibles.

Se réapproprier le temps

« Tout rapport de force est un rapport de temps », note finement la philosophe et psychanalyste Hélène L’Heuillet, maîtresse de conférences à la Sorbonne, dans Eloge du retard. Sa méditation, conduite et formulée avec élégance, s’inscrit elle aussi dans la perspective d’une critique de la société où triomphent le fluide, le flexible et l’urgent. Mais elle déplace les axes de la réflexion. Car le plus important n’est pas, pour elle, d’agir lentement plutôt que rapidement. C’est avant tout de « prendre le temps » qu’il est question, de le ressaisir en se le réappropriant. Ne pas respecter les délais, ne pas tenir les cadences, assumer donc d’être « en retard », telle serait la clé. Mais de quoi ?
De la vie, tout simplement. Dans une époque où le temps manque partout – à tel point que cette absence engendre insomnie, fatigue, ennui, mélancolie ou burn-out… –, le retard devient en quelque sorte réparateur. Il fournit une temporalité de rattrapage, rouvre le jeu, rend aux heures disponibilité, présence et densité perdues. Le retard serait finalement l’accès au temps retrouvé, suggère cet essai original, souvent subtil. Et parfois paradoxal, puisqu’il conclut à la nécessité de « se hâter d’être en retard ».
Sans doute ne peut-on réfléchir sur le temps sans côtoyer des paradoxes. Celui d’aujourd’hui : l’urgence de ralentir. « Dépêche-toi d’aller moins vite » pourrait être sa maxime. Il suggère d’accélérer la décélération, de nous presser à ne pas nous presser. Façon de changer d’époque, ou de rester dans la même ? Rien n’est sans doute si tranché. De toute évidence, nous vivons une transition, un changement de tempo, où s’entrecroisent des impératifs contraires.
ECLAIRAGE

Hartmut Rosa express !

« Rendre le monde indisponible » (Unverfügbarkeit), d’Hartmut Rosa, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, La Découverte, « Théorie critique », 180 p.
La neige n’est pas en notre pouvoir. Le résultat du match de foot non plus. Ni même notre propre endormissement. Somme toute, le monde n’est jamais à disposition, façonnable à loisir, malléable selon nos volontés.
Cette évidence, la modernité a eu fortement tendance à l’oublier, croyant pouvoir tout contrôler, accélérant tout pour courir après une maîtrise intégrale, rêvant d’éliminer le hasard aussi bien que la chair du monde. Cette accélération sans fin se révèle non seulement irréalisable mais aussi décevante : l’univers s’est fermé, est devenu indéchiffrable et inaccessible.
Le moment est donc venu de comprendre que ce projet de contrôle constituait une impasse. Car l’important n’est pas d’exploiter le monde, mais bien d’entrer en résonance avec lui, de nous laisser toucher, émouvoir, éblouir ou troubler par ce qu’il renferme d’inattendu et d’immaîtrisable. Rendre le monde indisponible au lieu de vouloir le transformer, voilà la tâche qui s’impose désormais.
Tel est, très résumé, l’essentiel du nouveau livre du sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa. Court et accessible, cet essai prolonge ses deux ouvrages fondateurs, bien plus volumineux, Accélération. Une critique sociale du temps et Résonance. Une sociologie de la relation au monde (La Découverte, 2010 et 2018). Avant de faire un pas de plus, Rosa reprend, de manière synthétique et nette, les éléments de son parcours. Ce qui fait aussi de ce livre la plus exacte introduction à sa pensée. R.-P. D.
EXTRAITS

« Faire bon usage du retard ne signifie donc pas ralentir, ou revenir à la lenteur.
C’est un préjugé contre la durée que de confondre la lenteur avec le retard. La durée offre les occasions d’un bon usage du retard sans en passer par la lenteur. De même, un éloge du retard n’est pas un éloge de la patience, mais (…) d’une hâte qui n’a de lien qu’avec les échéances essentielles. Faire bon usage du retard, c’est expérimenter à quel point le temps passe vite quand il est vécu comme cette durée de vie qui est pour ­chacun de nous l’unique vrai don que nous ayons reçu.
La hantise du retard ne permet aucun vrai progrès personnel et collectif. Elle est conservatrice, car elle repose sur une conception conservatrice du progrès, celle qui consiste à l’assimiler à l’ascension d’un escalier. (…) Le temps subjectif est fait d’allers-retours, de suspens, de hâtes et de retards. »
Eloge du retard, page 172

Lire un extrait de « Rendre le monde indisponible » sur le site des éditions La Découverte.
Lire un extrait des « Hommes lents » sur le site des éditions Flammarion.

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