Publiés au fil des procès visant les fabricants d’opiacés aux Etats-Unis, des milliers de documents confidentiels éclairent leur stratégie, à l’origine de la plus grave crise de santé publique dans l’histoire du pays.
Tout a commencé en 1980 par une brève lettre publiée dans la très prestigieuse revue New England Journal of Medicine. Onze lignes présentent les résultats d’une étude évaluant l’effet des médicaments opiacés sur 11 882 patients hospitalisés.
Les deux auteurs constatent que seuls quatre d’entre eux présentent des signes de dépendance, avant de conclure que le phénomène est « rare ». Aucun détail n’est donné sur les molécules utilisées, leurs dosages ou la durée du traitement, et pourtant ces quelques phrases ont changé le cours de l’histoire aux Etats-Unis.
Pendant vingt-cinq ans, elles ont été au cœur de l’argumentaire des fabricants d’opioïdes, avec cette statistique reprise en boucle dans les brochures, les conférences et les échanges avec les docteurs : « Le risque d’addiction concerne moins de 1 % des patients. »
Ce courrier fait partie des pièces à conviction qui s’empilent depuis plusieurs années maintenant sur le bureau des juges américains à la suite de milliers de plaintes déposées contre les fabricants d’antidouleurs à base d’opiacés, accusés d’avoir rendu « accrocs » des millions de patients. Les chiffres sont vertigineux : entre 2006 et 2014, au pic du succès de ces molécules, les pharmaciens ont délivré 100 milliards de comprimés d’oxycodone et d’hydrocodone, les deux principales molécules incriminées. Depuis 1999, plus de 200 000 décès par overdose leur sont attribuables aux Etats-Unis, selon les Centers for Disease Control (CDC).
En vue des procès, les plaignants ont eu accès à des documents qui révèlent dans les moindres détails les méthodes des firmes pour doper leurs ventes : échanges de mails, enregistrements de conversations téléphoniques, comptes rendus de visite aux médecins, données de vente, rapports d’experts, etc.
Ces « opioid files », comme les médias les ont baptisés, proviennent de différentes juridictions : de l’Oklahoma et du Kentucky – où des accords financiers ont déjà été conclus avec les firmes –, de l’Ohio – où ont été regroupés plus de 2 000 dossiers – du Massachusetts ou encore de New York, où un procès doit s’ouvrir le 20 mars.
Deux fois plus fort que la morphine
Ces milliers de pages permettent notamment de reconstituer l’histoire de l’Oxycontin, commercialisé par Purdue à partir de 1995. Selon les données de la Drug Enforcement Administration (DEA) analysées par le Washington Post, cette firme, qui appartient à la famille Sackler, n’a vendu « que » 3,2 milliards de comprimés de son antalgique entre 2006 et 2014. Mais pour avoir banalisé le recours aux opiacés à des doses élevées pour soulager des douleurs chroniques, elle figure aujourd’hui au premier rang sur le banc des accusés.
Ce « changement de paradigme », comme s’en félicite le laboratoire, est le résultat d’une campagne de communication parfaitement orchestrée. Bien conseillée par différentes agences publicitaires au moment du lancement de l’Oxycontin, la firme s’applique d’abord à dissimuler les similitudes de son médicament avec la morphine.
Sur le terrain, les commerciaux ont pour consigne d’employer un vocabulaire bien précis. « Nous pouvons montrer que nous sommes aussi “efficaces” que la morphine, mais nous ne devons pas dire que l’Oxycontin est aussi “puissant” que la morphine, leur martèle l’un des responsables marketing. Des mots comme “puissant” peuvent faire croire à certaines personnes que le médicament est dangereux et doit être réservé à des douleurs sévères. »
Résultat : bien que deux fois plus fort que la morphine, l’Oxycontin est classé dans l’esprit des médecins dans la même catégorie que des opiacés bien plus « légers » comme le Percocet, le Vicodin ou le Tylenol codéiné, très prescrits aux Etats-Unis.
Bien qu’aucun essai clinique ne l’ait démontré, la firme assure aussi que son Oxycontin Q12, diffusé progressivement dans l’organisme pendant douze heures, est moins addictif que les formulations « classiques » d’oxycodone administrées toutes les quatre heures.
Aux médecins inquiets, les commerciaux n’ont qu’à dérouler un discours appris par cœur : « Regardez ce graphique : quel médicament est, selon vous, le plus susceptible de conduire à un abus ? Celui qui se diffuse dans l’heure et cause ce pic, ou celui qui se diffuse lentement et régulièrement dans le sang ? » Le « graphique » en question n’est qu’un simple dessin, sorti tout droit de l’imagination des publicitaires, mais les médecins n’y voient que du feu.
La stratégie de Purdue s’avère payante : entre 1996 et 2000, les ventes bondissent de 50 millions de dollars à plus de 1 milliard de dollars, dopées par les prescriptions liées aux douleurs chroniques : mal de dos, migraines, articulations douloureuses.
« Notre succès sur [ce] marché dépasse nos attentes », se félicite le directeur marketing de Purdue dans un e-mail envoyé en avril 1997 à Richard Sackler – fils du fondateur du laboratoire, Raymond Sackler –, attribuant cet engouement à la « “personnalité” de l’Oxycontin, moins menaçante (…) que celle de la morphine ». Il n’hésite pas aller sur le terrain pour faire l’article auprès des médecins.
Les ventes s’envolent
Capitalisant sur cette bonne image, les commerciaux recommandent des dosages de plus en plus élevés, en insistant sur l’innocuité de leur molécule. Dans une note rédigée en juillet 2000, l’un d’eux explique : « J’ai parlé avec un médecin qui m’a dit être préoccupé par un patient recevant 120 mg de Q12 pour un mal de dos. Je lui ai expliqué qu’il n’y avait pas de dose plafond. (…) Il semblait penser que son patient en abusait. Il faut lui réaffirmer que le risque est faible avec l’Oxy. » Grâce à cette approche consistant à « individualiser » la dose pour chaque patient, le laboratoire distance très vite ses concurrents.
Selon les données de la DEA, analysée par le site ProPublica, chaque comprimé vendu par Purdue entre 2006 et 2012 contenait en moyenne l’équivalent de 61,5 mg de morphine, contre 11 mg pour Actavis, le plus grand fabricant d’oxycodone aux Etats-Unis. A raison de deux prises quotidiennes, la quantité consommée chaque jour par les patients s’élevait donc à 123 mg, bien au-dessus de la dose maximum recommandée par les autorités, soit 90 mg.
Pendant cet âge d’or, les ventes du laboratoire s’envolent pour culminer à plus de 3 milliards de dollars par an en 2010. Mais Richard Sackler souhaite aller encore plus loin : « Que pouvons-nous faire de plus pour dynamiser les ventes et croître à un rythme plus rapide ? », demande-t-il à son directeur commercial, dans un e-mail de 2011.
La réponse se matérialise sous la forme de cartes de réduction valables sur les cinq premières ordonnances d’un patient. Le laboratoire s’est en effet aperçu qu’elles permettaient d’augmenter de 60 % le nombre de patients sous traitement depuis au moins quatre-vingt-dix jours. Des documents confidentiels datés de 2012 indiquent ainsi que, pour chaque million de dollars investi dans ces cartes, le laboratoire récupérait plus de 4 millions de dollars de revenu.
La « pseudo-addiction »
Depuis leur siège de Stamford, dans le Connecticut, les dirigeants de Purdue n’ignorent rien des dégâts causés par leur Oxycontin, mais ils préfèrent fermer les yeux.
« Il faut taper sur les toxicomanes de toutes les façons possibles. Ils sont les coupables et le problème. Ils sont les criminels », écrit Richard Sackler dans un e-mail daté de 2001. Pour se dédouaner, la firme invente par ailleurs un concept : la pseudo-addiction. Selon les explications présentées dans différentes publications destinées aux médecins, les symptômes présentés par les patients « en manque » n’ont rien à voir avec une addiction, mais sont en réalité le signe que le dosage d’Oxycontin n’est pas adapté et doit être augmenté.
Aucune étude clinique n’étaye cette affirmation, et tous les éléments de « littérature » cités renvoient à des docteurs ou à des organisations – comme American Pain Society ou l’American Academy of Pain Medicine – financées par le laboratoire.
Face au raz-de-marée d’overdose qui commence à submerger l’Amérique, les autorités tardent à réagir. Pourtant condamnée en 2007 à plus de 600 millions de dollars d’amende pour publicité mensongère, Purdue ignore les mises en garde de la Food and Drug Administration (FDA), l’agence des produits alimentaires et pharmaceutiques, et de la DEA.
Elle accorde aussi peu d’attention aux avertissements émanant du terrain, notamment les dérapages de commerciaux faisant le siège de médecins complaisants, voire corrompus. Le docteur Walter Jacobs, a North Andover, dans le Massachusetts, est l’un d’eux. Entre 2008 et 2012, il a ainsi reçu plus d’une centaine de visites, et a été rémunéré 80 000 dollars pour faire la promotion de l’Oxycontin auprès de ses confrères. Ses prescriptions – quelque 350 000 comprimés – ont rapporté à la firme près de 3 millions de dollars.
Ces histoires qui s’égrènent au fil des plaintes visant Purdue lui laissent peu d’échappatoires. En septembre 2019, l’entreprise s’est placée sous la protection du chapitre 11 de la loi sur les faillites, ce qui a eu pour effet de suspendre les procédures judiciaires à son encontre.
Pour mettre un terme aux poursuites, ses dirigeants proposent aujourd’hui une somme de 10 milliards à 12 milliards de dollars (de 9 à 10,9 milliards d’euros). Mais il en faudra bien davantage pour sevrer les Etats-Unis : en 2018, 15 % des Américains avaient reçu au moins une prescription pour un antalgique opioïde, pour un total avoisinant les 170 millions d’ordonnances.
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