Une certaine culture retouche, façon retour de bloc opératoire, s’est imposée sur les réseaux. Une image déformée de soi-même qui n’est pas sans risque.
Nez microscopique plein d’hématomes, pommettes saillantes, lèvres gonflées avec traces de piqûres de Botox : sur Instagram, une mode récente faisait un peu peur, celle des filtres façon « retour de bloc opératoire ». Nommés Bad Botox, FixMe ou encore Plastica, ces filtres permettaient de modifier son selfie pour obtenir un visage mutant. En gros, le visage de la fortunée new-yorkaise Jocelyn Wildenstein, la « femme-chat » défigurée par excès de bistouri. Mais, en octobre 2019, Facebook a banni ces filtres en réalité augmentée, au centre d’une polémique. Dans un article paru en 2018 dans la revue JAMA Facial Plastic Surgery consacrée à la chirurgie plastique, un groupe de chercheuses de l’université de Boston les accusaient de favoriser la dysmorphophobie, soit un trouble classé dans le spectre obsessionnel compulsif – les personnes atteintes perçoivent comme difformes certaines parties de leur corps – qui toucherait 2 % de la population mondiale, selon une étude médicale publiée par la Bibliothèque américaine de médecine en 2018. Surtout des jeunes, en perpétuelle quête de « like » et de validations.
« Les filtres, c’est comme une drogue, ça peut te rendre jalouse de toi-même. » Lena, 12 ans
Habitués à altérer leur apparence en un instant grâce à des applis parfois préinstallées dans leur smartphone, ils peineraient à supporter leur image « dans la vraie vie ». Pour Carla, lycéenne de 17 ans, modifier son visage avant de poster une story sur Instagram, c’est « la nouvelle norme » : « Tout le monde le fait, même ceux qui se sentent bien dans leur peau. Moi, je passe l’image sur FaceTune, pour un effet lissé, sans boutons. Mais je n’abuse pas. J’ai des copines qui se font une peau orange, des yeux de poupée et un corps trop retouché. Tout le monde sait que c’est fake, mais ça les aide à se donner une image. » Pour Lena, Parisienne de 12 ans, « les filtres, c’est comme une drogue, ça peut te rendre jalouse de toi-même, parce que tu voudrais être celle qu’on voit avec les effets ». Et si l’on en croit les chirurgiens plasticiens américains, nombre de leurs jeunes patients n’auraient qu’un désir : ressembler à leur « avatar » amélioré. Les spécialistes ont même trouvé un nom à ce nouveau mal : la « Snapchat dysmorphia » – d’après le nom de cette messagerie très prisée des ados, l’une des premières à avoir lancé les filtres de retouches, appelés lenses (« lentilles »).
Catalogue d’applications spécialisées
Il y a encore quelques années, seuls les photographes professionnels avaient à leur disposition des outils numériques pour « airbrusher » (retoucher) leurs clichés. Photoshop, le fameux logiciel d’Adobe capable de transformer n’importe qui en top model, est sorti il y a trente ans. Soit une éternité. Depuis, avec l’explosion des smartphones dans les années 2010, la retouche s’est démocratisée : un visage ou un corps « parfaits » sont désormais à la portée de tous en quelques clics. On ne compte plus les applications spécialisées : VSCO, BeautyPlus, Perfect Me, Meitu, WowFace, InstaBeauty… TikTok, le nouveau réseau social à base de courtes vidéos, fort de ses 500 millions d’utilisateurs dans le monde, a lui aussi ses applis de retouches. Comment ça marche ? Grâce à une intelligence artificielle qui calcule des points sur le visage et les reconfigure à l’envi. Tout est possible, ou presque (effets de matière, de volumétrie, modification de l’âge, du genre, de l’ethnie…).
Le marché des filtres numériques est énorme, et surtout mondial. Pionnier du genre, FaceTune. Conçue par la société israélienne Lightricks en 2013, l’appli a depuis été téléchargée près de 180 millions de fois. Compter 4,49 euros (une version 2 gratuite, avec quelques fonctionnalités payantes, a été lancée). Autre carton, FaceApp. Pendant l’été 2019, plus de 100 millions de personnes ont tenté l’expérience de vieillir artificiellement leur visage avec cette appli développée par la société russe Wireless Lab. L’effet était bluffant. Seul problème : une fois téléchargée gratuitement, FaceApp se réservait le droit d’utiliser le visage des utilisateurs à des fins commerciales. En 2017, cette appli avait déjà fait parler d’elle à cause de filtres jugés racistes, malencontreusement appelés « Asian », « Black », « Caucasian » ou « Indian », et retirés depuis.
« Une forme de politesse »
En Chine, où Instagram est interdit par la censure, c’est l’appli Meitu (littéralement « belle image »), créée en 2008, qui est un phénomène de société. Les femmes chinoises, utilisatrices de l’appli à 80 %, sont très friandes de selfies hyper-retouchés, façon stars de K-Pop. Chaque mois, près de 500 millions de personnes postent ainsi leur visage « amélioré », selon le South China Morning Post. Yeux bridés agrandis, arcade du nez augmentée, peau blanchie : pour beaucoup de jeunes femmes, la retouche numérique de leur visage serait même une alternative à la chirurgie – dans un pays qui devrait devenir cette année le troisième plus grand marché, après le Brésil et les Etats-Unis, selon une enquête conduite par HSBC en Chine en 2017. Pour le fondateur de l’appli, Cai Wensheng, « meitu-ifier » son visage avant de le partager en ligne est même une forme de politesse, « un peu comme quand vous dites à votre ami que sa chemise est mal boutonnée ou que sa braguette est ouverte », a-t-il confié au New Yorker, en 2017. Comme FaceApp, la société Meitu a été accusée de collecter les données sensibles des utilisateurs.
Digital make-up
Si l’art explore ces nouveaux codes esthétiques (même la photographe américaine Cindy Sherman utilise l’appli Perfect365 pour ses selfies sur Instagram), le marketing s’est évidemment emparé de cette « culture du filtre ». L’un des best-sellers de Fenty Beauty (la marque de maquillage de Rihanna) se nomme Pro Filt’r. Chez Nyx, on trouve une poudre de finition #NoFilter, et chez Huda Beauty, un fond de teint haute couvrance appelé #FauxFilter. D’autres marques font carrément référence à Instagram dans leur nom, type Instamarc, de Marc Jacobs. Certains voient encore plus loin, comme Dior, qui se lance carrément dans le make-up virtuel. En décembre 2019, la marque de luxe proposait un filtre en réalité augmentée pour tester sa nouvelle collection, pour un effet 3D. On appelle ça le digital make-up, et pour Peter Philips, directeur de la création et de l’image du maquillage Christian Dior,« c’est l’avenir du maquillage ». L’Oréal vient d’acquérir ModiFace, une « beauty tech company ». En envoyant un selfie sur le site de la marque, les clientes sont invitées à calculer leur « diagnostic de peau » et reçoivent « des informations sur le vieillissement, les forces de la peau, les signes à prioriser, et des recommandations de produits adaptés aux besoins de sa peau ».
Les filtres en réalité augmentée sont aussi des nouveaux supports publicitaires. Snapchat offre ainsi aux marques de créer des filtres « brandés ». L’Oréal, Disney, easyJet ou Nike se sont lancés avec succès (l’équipementier sportif proposant lors de la Coupe du monde de foot féminin d’« accessoiriser » son portrait d’un maillot de l’équipe américaine). Autre exemple, dans le jeu vidéo Kim Kardashian : Hollywood, les utilisateurs peuvent relooker leur avatar de créations signées Balmain ou Karl Lagerfeld, tout comme dans le jeu en ligne Fortnite, où l’on peut aussi s’acheter des panoplies. Encore plus fort : des sociétés existent déjà pour nous vendre des « vêtements digitaux », qui n’existent qu’en réalité augmentée… Avec tout ça, notre moi virtuel ne sera plus jamais ni moche ni mal habillé.
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