La psychanalyste, qui a travaillé avec Françoise Dolto, juge « choquantes » les paroles de celle-ci sur l’inceste datant de en 1979. Elle rappelle à quel point faire entendre la réalité et la gravité des abus sexuels sur un enfant relevait, à l’époque, du « parcours du combattant ».
Pour Claude Halmos, psychanalyste, spécialiste des enfants et de la maltraitance, les propos tenus par Françoise Dolto en 1979, et rapportés par Le Canard enchaîné dans son édition du 8 janvier, s’appuient sur une argumentation aberrante. Ils révèlent la difficulté pour les « psys », qui subsiste encore aujourd’hui chez nombre d’entre eux, d’entendre la réalité des abus sexuels subis par un enfant.
Que pensez-vous des propos tenus par Françoise Dolto en 1979, dans la revue « Choisir la cause des femmes », publiés par « Le Canard enchaîné » dans son édition du 8 janvier ?
Les propos rapportés dans cet article sont particulièrement choquants. Parce qu’ils nient aussi bien la souffrance des femmes et des enfants violentés que la gravité – toujours extrême – des conséquences qu’ont sur eux les tortures subies. Et parce qu’ils s’appuient, pour le faire, sur une argumentation aberrante.
Aucune femme ne mérite les coups qu’elle reçoit. Aucun enfant martyrisé ne l’est parce qu’il l’a voulu. Aucune fille n’est violée par son père parce qu’elle y consent. La maltraitance est un crime. Même si elle ne tue pas l’enfant, elle tue toujours son enfance et une partie de son devenir. Les femmes et les enfants violentés ne sont pas des coupables, mais des victimes.
Comment, alors, expliquer de tels propos ?
On peut évidemment, même si cela relève de la malhonnêteté intellectuelle, prétendre une nouvelle fois, pour déconsidérer encore un peu plus la psychanalyse, révéler par ce texte une face cachée (et bien sûr monstrueuse) de Françoise Dolto : on l’a déjà dite « collabo », pourquoi pas également pro-pédophile ? Mais on peut aussi, si l’on se veut plus sérieux, se demander comment cette femme, qui a fait entendre à toute une société la complexité du psychisme de l’enfant et l’intensité de ses souffrances, peut sembler, dans cet entretien, totalement sourde à cette souffrance-là.
La première raison tient, je crois, à son rapport à la communication. Françoise Dolto raisonnait à partir de son expérience clinique, toujours en mouvement. Et elle en parlait sans avoir toujours préalablement élaboré sa pensée, en estimant manifestement ses interlocuteurs « sur la même longueur d’onde » qu’elle. D’où des malentendus, inévitables.
Une partie du dialogue publié dans Choisir relève – et même à double titre – d’un de ces malentendus. Elle parle en effet de l’inconscient comme s’il s’agissait du conscient (un enfant peut inconsciemment, parce qu’il les aime, accepter de ses parents des choses dont il souffre ; cela n’a rien à voir avec les chercher consciemment). Par ailleurs, en n’expliquant pas que les émotions et la sexualité de l’enfant sont radicalement différentes de celles des adultes, elle prête à ce que le psychanalyste Sandor Ferenczi [1873-1933] nommait « la confusion des langues ». Contrairement à ce que prétendent les pédophiles, « séduire » n’a pas, dans la langue des enfants, le même sens que dans celle des adultes. Quand une petite fille fait tourner sa jupe devant un monsieur, elle n’attend en aucun cas de lui la réponse qu’il va lui donner s’il est incestueux ou pédophile, et qui la détruira.
Mais cela n’explique pas tout. Ce que dit Françoise Dolto renvoie aussi aux conceptions en vigueur, au moment où elle parle, chez ceux que l’on appellerait aujourd’hui les « psys ». Faire entendre la réalité des abus sexuels subis par un enfant, et leur gravité, relevait à l’époque du parcours du combattant – la jeune psychanalyste que j’étais alors peut en témoigner. Les choses aujourd’hui ont certes beaucoup changé : on ne pense plus que les abus sexuels sont seulement des fantasmes. Néanmoins, la protection des enfants continue d’être hypothéquée par des obstacles, dont on entend déjà l’écho dans cet entretien.
« Dolto a démontré que l’enfant n’est pas, par rapport à l’adulte, un “sous-être”. Mais elle en déduit, à tort, qu’il a la capacité de résister à l’adulte qui le maltraite »
Que voulez-vous dire ?
Contrairement à ce qu’on pensait autrefois, l’enfant n’est pas, par rapport à l’adulte, un « sous-être », Françoise Dolto l’a amplement démontré. Mais elle en déduit, à tort, qu’il a en lui la capacité de résister à l’adulte qui le maltraite. A la question : « Que faut-il faire si un enfant nous dit : “Je suis battu” ? », elle répond ainsi : « C’est l’enfant qui trouve la solution. » Ce faisant, elle sous-estime le poids de la réalité : celle de son âge et de son statut social, qui rendent cela impossible.
Cependant, il faut le souligner, on utilise souvent aujourd’hui de la même façon, sur le terrain, le concept de résilience : on oublie qu’un enfant ne peut la déployer que si des adultes sont intervenus pour qu’il soit en sécurité. L’enfant qu’on laisse être la proie de parents maltraitants ne peut pas être résilient. Il est donc essentiel que les « psys » connaissent, en travaillant avec leurs parents, la réalité dans laquelle vivent leurs petits patients, et œuvrent, s’ils sont en danger, à leur protection. Ce que malheureusement ils ne font pas toujours.
Françoise Dolto, dans ce texte comme dans d’autres, témoigne par ailleurs d’une difficulté à concevoir la perversion. Un parent bourreau peut l’être non parce qu’il souffre, mais parce qu’il jouit des tortures qu’il inflige. Or, les thérapeutes ont, aujourd’hui encore, comme c’est le cas d’ailleurs de toute la société, du mal à l’entendre parce que cette vérité dérangeante va à l’encontre de l’image idéalisée que nous avons du parent.
Enfin, lorsque, à la question « Donc, la petite fille est toujours consentante ? », Dolto répond « Tout à fait » (…). Il n’y a pas de viol du tout », elle montre une difficulté à appréhender à la fois ce qu’est l’emprise et ce qu’est un trauma, sa gravité et celle de ses conséquences. Et cette difficulté reste aujourd’hui celle de nombreux thérapeutes, psychanalystes ou non.
La prise en charge d’une victime de trauma suppose en effet une position particulière du soignant : comme l’explique très bien le psychanalyste israélo-américain Dori Laub [1937-2018], le thérapeute se doit alors d’être un témoin, c’est-à-dire celui qui atteste de la réalité du trauma, resté en partie irréel pour le patient. Le témoin, c’est celui qui peut dire, en le ressentant, à quelqu’un qui lui raconte son enfance maltraitée : « Ce que vous avez vécu est épouvantable. » Or, une telle attitude est difficilement compatible avec la position de neutralité et de silence que l’on a longtemps enseignée aux psychanalystes comme étant le souverain bien.
Conclusion : bien des choses que l’on peut reprocher à Dolto dans ce texte sont toujours à l’œuvre aujourd’hui. Dans la vie d’un enfant, l’abus sexuel est un tsunami : il ravage tout sur son passage, dans sa tête comme dans son corps, et fait exploser le cours normal de son développement. Il oblige donc les thérapeutes à réinterroger les repères avec lesquels ils travaillent. Si l’on se préoccupe réellement de la cause des enfants, cela me semble être le seul combat qui vaille.
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