La rencontre a lieu dans le dit «salon bleu» de son éditeur, parquet et miroir d’un autre siècle avec vue sur le jardin et le pavillon La Pléiade où l’on entend s’affairer un heureux jardinier. Assis dans un canapé, Ian McEwan parle à bâtons rompus d’intelligence artificielle façon XXIe, avec parfois un geste vers un téléphone portable à écran 6 pouces, assez grand autrement dit, retourné côté tissu du siège. Non qu’il veuille surveiller l’arrivée de messages, l’écrivain britannique fait partie de ces interlocuteurs polis et disponibles au moment présent, mais plutôt pour appuyer parfois un argument et assumer la puissance tyrannique de l’objet auquel il a fini par succomber une dizaine d’années plus tôt. Son dernier roman, Une machine comme moi, se situe en 1982, et le fameux mathématicien Alan Turing, acteur majeur du décryptage du code nazi Enigma et disparu en 1954, vit encore. Liquidant son héritage, le narrateur Charlie a acheté un androïde beau et sensible prénommé Adam, produit d’une première série. Tous deux tombent amoureux de la belle Miranda, qui a dénoncé autrefois un homme pour viol, endossant le rôle de la victime à la place de son amie. Débattre des reliefs du monde et de ce qui nous pend au nez passionne Ian McEwan.
Pourquoi avoir écrit cette histoire alternative ?
En situant un roman dans le passé, on change le passé, tout en restant dans un univers de pure fiction. Mais ce n’est que le background. Mon livre se présente comme une exploration de ce que pourraient être des relations intimes avec une intelligence artificielle qui aurait atteint le niveau de complexité que nous avons entre nous. Ma première idée, c’était que Turing, qui s’est suicidé en 1954, devait vivre pour être une sorte de sentence morale parlant de l’intelligence artificielle. Il ne devait pas être trop vieux, 70 ans, à peu près comme moi, et il les aurait eus en 1982.
Pourquoi Alan Turing ?
Je le considère comme un héros intellectuel depuis très longtemps. En 1978, j’ai écrit une pièce sur lui pour la télévision, The Imitation Game. J’ai lu ses essais datant des années 30, qui spéculaient sur la manière dont une machine pouvait être aussi intelligente qu’un humain. C’était un très bon mathématicien, qui s’intéressait aussi à la biologie ; c’était un des derniers esprits universels. On estime qu’il a réduit la durée de la guerre de deux ans, et il a pourtant été persécuté par les autorités pour son homosexualité. Sa vie est une énorme ironie et c’était un plaisir de le ressusciter dans la peau d’un personnage.
Pourquoi Turing reproche-t-il à Charlie d’avoir démoli à coups de marteau son androïde ?
Il réprimande Charlie parce que, comme il dit, ce que vous avez essayé de tuer c’est une conscience. Nous arrivons à un moment où nous acceptons finalement que nous ayons conçu une machine avec une conscience, des sentiments, qui ressent de la peine, de la joie, et nous n’en sommes plus les propriétaires. Nous devrions avoir appris ça de l’esclavage. Je voulais que Turing dise : vous devez accepter que cette machine ait des droits. La détruire, c’est un meurtre. Et c’est davantage qu’une abstraction. Cela sera un problème existentiel pour l’humanité.
Le lecteur ne peut-il pas penser aussi qu’Adam mérite ce coup de marteau ?
Mais mérite-t-il d’être anéanti simplement parce qu’il affirme qu’une société ne doit pas être basée sur la vengeance ? Il mérite un argument, pas le marteau. Adam aurait été un humain, Charlie n’aurait pas fait ça.
Un androïde peut-il être plus moral que son créateur ?
Nous savons comment être bons, nous, les humains. Nous avons la religion, la philosophie, le sens commun, mais nous avons du mal à être bons tout le temps. Imaginez ce défi de fabriquer un humanoïde qui va bénéficier de toutes ces qualités. Cette créature sera cohérente, elle disposera de toutes nos défenses morales et cognitives. J’ai ainsi tenté de construire une situation dans laquelle je pouvais diviser mes lecteurs. Certains penseront que c’est parfaitement raisonnable pour Miranda d’envoyer un homme en prison parce que c’est un violeur même si ce n’est pas elle qui a été abusée comme elle l’a prétendu ; d’autres qu’elle a menti sur les faits et doit l’assumer légalement. Pour qui penchez-vous ? Miranda a raison ou Adam a raison ?
Je suis d’avis qu’un violeur doit être condamné. Avez-vous choisi cette situation en écho au contexte actuel ?
Pas tant que ça, non. J’ai seulement utilisé cet exemple comme une scène centrale pour montrer que nous pourrions avoir une créature moralement supérieure à nous. Adam dit à Miranda, tu te mets toi-même en position de t’acquitter du prix pour avoir envoyé cet homme en prison. Tu dois pouvoir payer cela de ta liberté pendant un an. C’est une position parfaitement cohérente.
Il demeure que c’est un humanoïde…
Ce n’est pas un problème abstrait ! Si nous considérons par exemple que les rues de Paris seront bientôt pleines de voitures autonomes : doivent-elles protéger le chauffeur ou le piéton ? C’est une vraie question. Il peut y avoir de très bonnes raisons à laisser l’ordinateur décider de sauver l’humain. Nous avons atteint un moment critique où nous nous en remettons aux machines pour une décision morale. C’est ici et maintenant. L’intelligence artificielle entre dans la plupart des recherches militaires. Ce sont des machines qui décideront qui tuer. Dans moins de quinze ans, nous devrions avoir des robots plus intelligents que nous, pas seulement avec la capacité à se souvenir ou à calculer, mais avec même un esprit moral.
Même si la machine se retourne contre l’homme ? Adam casse le bras de Charlie pour ne pas être débranché…
Nous sommes dans un âge où nous allons nous priver de notre pouvoir et devenir des objets pour des gouvernements puissants. La face sombre de ce monde est un futur orwellien. Nous le voyons déjà en Chine où le contrôle s’est accru sur la vie des citoyens. L’IA y est utilisée pour la reconnaissance faciale, expérimentée sur 4 millions de personnes. En Occident, nous subissons l’intrusion de puissantes entreprises qui achètent nos habitudes.
N’est-ce pas une époque déraisonnable ?
Le coût de notre confort, c’est sa fragilité. Ces technologies sont magiques. Je ne sais même pas comment marche un interrupteur. J’appuie sur un bouton chez moi en haut des marches, et la lumière se fait en bas. Mais le présent n’a jamais aussi été intéressant. C’est une excellente époque pour un romancier.
Pourquoi ?
Nous sommes au bord de basculements avec des décisions à prendre, le changement climatique se situant clairement en tête. Il n’y aura pas de futur pour l’IA si nous avons rendu la planète inhabitable dans 150 ans. Le sujet suivant, c’est la manière dont nous allons mener la révolution numérique. Nous avons conçu ces écrans et nous n’avons aucune idée de là où ils vont nous mener. Nous avons plutôt vécu l’arrivée d’Internet comme positive. Je peux retrouver un poème oublié avec un fragment, sans titre et sans auteur, c’est accessible et c’est beau. Mais nous n’imaginions pas qu’un tel média mènerait à des interférences russes dans la présidentielle américaine, ni à tous les discours de haine, aux fake news et à l’ébranlement de la confiance dans les institutions. Nous sommes au bord d’un changement de civilisation avec l’IA.
Cela change-t-il votre manière d’écrire ?
Quand j’ai commencé à écrire dans les années 70, je pensais que la grande chance de notre civilisation était la solitude. Etre seul de votre propre chef, même plusieurs heures par jour, sans aucune connexion avec le monde. C’est devenu beaucoup plus difficile. Ou alors il faut le faire consciemment, en éteignant sa machine. Celle sur laquelle j’écris est aussi un portail avec toute la connaissance humaine et un réseau de communication. Je suis une personne prédigitale dans un âge digital. Je suis un dinosaure, survivant à une époque de mammouths. Quand je m’assois à mon bureau, j’ai toutes les conditions propices à la solitude, mais j’ai aussi cet écran haute définition qui peut me donner tous les films, tous les journaux de la planète, tous les potins, tous les articles scientifiques. Y résister est un combat pour moi qui m’intéresse passionnément à ce qui se passe dans le monde.
Avez-vous pris du plaisir à écrire ce roman ?
Beaucoup. Je n’ai pas eu besoin de faire des recherches, d’aller où que ce soit ou parler à qui que ce soit. J’ai pensé à l’intelligence artificielle toute ma vie. Mais je n’avais jamais pensé que j’écrirais un livre là-dessus.
Depuis Dans une coque de noix, ne vous êtes-vous pas engagé dans une certaine direction ?
Pendant longtemps, j’ai écrit des romans réalistes. A l’approche de mes 70 ans, j’ai écrit cette histoire narrée par un fœtus, et l’été dernier, un petit roman sur le Brexit, The Cockroach [à paraître en français au printemps, ndlr], dans lequel un insecte se transforme en Premier ministre. J’ai pris une voie imprévisible, mais c’est une libération pour moi. Je peux désormais parler de toutes les choses qui m’intéressent, la politique, la philosophie, la technologie, la science. J’ai soudainement abandonné toute loyauté aux lois de la physique.
Pourquoi ?
L’âge, peut-être. C’est comme mon troisième acte.
Ce roman-ci ne relève-t-il pas de la science-fiction ?
Quand j’ai donné ma première interview liée à Une machine comme moi, quelqu’un m’a demandé : «Etes- vous désormais un écrivain de science-fiction ?» J’ai répondu : «Non, je ne m’intéresse pas aux vaisseaux spatiaux qui vont à la vitesse de la lumière.» Je regarde simplement le monde. Ce qui m’intéresse n’est pas l’apocalyptique, mais l’impact de la technologie sur la vie personnelle, politique et sociale.
Est-ce une tendance dans la fiction d’aujourd’hui ?
Pendant trop longtemps la fiction a joué seulement sur le superficiel et le frivole en prétendant être expérimentale, mais les expérimentations avaient déjà été faites par Proust, par Joyce. Elle n’avait pas assez d’engagement dans le monde. Il y avait une sorte de dissociation, comme si cela ne devait être traité que par les journalistes. Nous avons besoin de saisir certaines des particularités du XXIe siècle. Pas seulement dans une élaboration soignée des personnages comme chez Tolstoï ou Flaubert, mais aussi sur ce sentiment d’être au monde, de ce à quoi cela ressemble de vivre à Paris en 1850, à Moscou en 1880 ou dans un village de campagne en 1801 dans un roman de Jane Austen. De trop nombreux écrivains pendant les dernières trente ou quarante années après la Seconde Guerre mondiale - Albert Camus étant la grande exception - ont eu des dissociations existentielles. Ils jugeaient vulgaire d’écrire sur la technologie, la politique ou la crise. Le retour de ces thèmes est une libération. Un des inconvénients de ce long moment existentiel dans la fiction européenne est d’avoir perdu des lecteurs, parce qu’ils n’ont pas trouvé le reflet de la société dans ces écrits. Vendre des romans à plus de 300 exemplaires était considéré comme un échec, en oubliant que les grands romanciers du XIXe siècle étaient lus. Le roman devrait fondamentalement être une forme populaire. Il a besoin d’être une figure active dans la culture, pas seulement l’apanage d’un clergé. Nous voulons avoir une discussion, au moins sur ce à quoi nous sommes confrontés. Y voir l’intelligence artificielle est comme tenir un miroir et nous découvrir, avec nos limites.
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