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Dans «L’avenir de la planète commence dans notre assiette», l’Américain raconte le combat qu’il a mené contre lui-même pour que son alimentation soit en adéquation avec ses principes écologiques.
Il est arrivé à notre rendez-vous sans faire un bruit, dans sa fine doudoune verte, son jean et ses baskets, comme flottant dans un autre espace-temps. Avec ses lunettes rondes et sa barbe soigneusement taillée, il a des airs de geek new-yorkais ou parisien. A la fois là et pas là. Pigeant immédiatement ce que vous voulez dire même si ses silences vous poussent à bafouiller. Jonathan Safran Foer est un drôle de phénomène. Il parle comme il écrit, avec des démonstrations par l’absurde, des litanies obsédantes. Son dernier livre, L’avenir de la planète commence dans notre assiette (L’Olivier), mélange l’intime et le global, la viande et la mort, la littérature et l’essai. «Personne ne peut lire la prose lucide et pleine de compassion de Safran Foer et se précipiter sur un cheeseburger», a écrit The Guardian. C’est vrai. Par des petites phrases chocs («si les vaches étaient un pays, elles occuperaient la troisième place dans les émissions de gaz à effet de serre», «je suis celui qui met ses enfants en danger», etc.), il finit par vous faire flipper. C’est le but.
Pourquoi le besoin d’écrire ce livre près de huit ans après la publication de Faut-il manger les animaux ? Les thèmes sont proches : celui-ci vise à convaincre de manger moins de viande…
Je peux vous répondre, même si je ne suis pas sûr que ce soit une réponse honnête. Je sais pourquoi je suis ici, dans ces bureaux parisiens, à 10 heures du matin. Mais quand je commence un livre, je ne sais jamais vraiment ce qui m’y a poussé. Après Faut-il manger les animaux ? j’avais l’impression d’avoir dit assez sur le sujet, mais je sentais au fond de moi un malaise parfois intolérable quand je pensais au changement climatique. Imaginez, vous êtes assis dans votre cuisine, vous lisez vos mails, vos enfants s’amusent dans la pièce à côté, ils ne vous embêtent pas. Le ton finit par monter entre eux, ils s’énervent, se lancent des grossièretés. Vous ne bougez pas, vous vous dites que ce sont juste des enfants, ce n’est pas si grave. Et puis, ils se mettent à crier et alors là vous explosez, vous vous levez et vous criez : «Assez !» Voilà, c’est ce qui m’est arrivé. J’essayais de travailler sur un roman, en profitant de la vie. Mais en même temps, je m’inquiétais de la réalité du changement climatique et je me voyais ne rien faire. Je me sentais déprimé à l’idée de ne pas être en accord avec mes convictions. Alors, je me suis dit : «Assez ! Je vais être sérieux, la meilleure chose à faire, c’est d’écrire.» Contrairement à la dernière fois, je n’avais pas de thèse à asséner, de chiffres à révéler, il fallait juste que je raconte cette bataille livrée à l’intérieur de moi-même. Alors je me suis laissé guider par ma curiosité et mes digressions.
L’idée n’était donc pas d’écrire un essai scientifique…
Non, j’ai lu beaucoup de livres sur le changement climatique. Certains sont bien écrits, intéressants, mais ils ne me font rien, aucun effet. Mon but n’était pas forcément d’écrire un bon livre, juste d’être aussi honnête que possible, de raconter mon expérience d’être humain confronté à la crise climatique.
Et le résultat vous satisfait ?
En tant qu’écrivain, je me sens mieux, j’ai dit ce que j’avais à dire. En tant qu’être humain, je ne suis pas sûr de me sentir mieux.
La façon dont vous avez écrit ce dernier livre, en disant et redisant sans cesse la même chose (vous l’écrivez d’ailleurs : «Redire est aussi important que la chose qu’on dit») provoque le même effet qu’un derviche tourneur, on finit par être fasciné par ce lamento, c’est voulu ?
Oui, car il va falloir dire et redire les choses encore longtemps avant que les habitudes changent. Il y a tant de choses que nous faisons sans en avoir conscience ! On ne vole pas dans un magasin parce qu’on sait que l’on ne doit pas voler, c’est inscrit en nous. Eh bien, on doit inscrire en nous qu’on ne vole pas la planète !
Dans votre livre, vous anticipez ce moment où vous serez en pleine promotion et où, après plusieurs interviews et une journée chargée à l’étranger, vous n’aurez qu’une envie, c’est de manger un bon hamburger. C’est ce que vous allez faire ce soir ?
Non, mais je pourrais très bien le faire. Nous avons différents instincts en concurrence. Je ne peux pas imaginer un monde dans lequel je pourrais remanger de la viande mais je ne peux pas non plus imaginer un monde dans lequel je n’en aurais pas envie. Durant ces dix dernières années, j’ai dû manger quatre fois de la viande. Ce que je voulais souligner, c’est non pas la décision mais le combat intérieur pour l’appliquer. Ce n’est pas une religion, si je mange de la viande, ce n’est pas grave. Je peux très bien manger un bouillon dans lequel un morceau de viande a cuit. La planète n’exige pas que je devienne végétarien, juste que je mange moins de viande. Mais manger moins de viande ne sauvera pas la planète non plus.
Si l’on parle de sauver la planète, vu le contexte géopolitique, vous auriez pu écrire un livre pour convaincre les Américains d’aller voter en masse aux prochaines élections pour éviter un nouveau mandat de Donald Trump. Ça vous a effleuré ?
Je ne sais pas si un livre serait suffisant. Pour moi, la mesure la plus efficace serait d’abaisser l’âge à partir duquel on peut voter. Il faut l’abaisser au moins à 16 ans, voire à 14 ans. Dans le judaïsme, on dit que 13 ans est l’âge de la maturité, c’est d’ailleurs célébré par la bar ou la bat-mitsva. C’est l’âge où l’on devient conscient du monde qui nous entoure. Mais il y a plein d’idées formidables qui ne se réalisent jamais. Beaucoup de gens me disent : «C’est bien beau de faire porter la responsabilité de l’avenir de la planète sur les individus mais c’est aussi aux gouvernants d’agir !» Je leur réponds : «Peut-être, mais cela n’arrivera pas.» Vous savez combien de pays vont atteindre leur objectif de réduction des gaz à effet de serre fixé par l’accord de Paris ? Deux, la Gambie et le Maroc.
La jeunesse commence à se mobiliser, ça vous réjouit ?
J’aimerais mieux que, plutôt que de boycotter l’école, les jeunes boycottent la viande et l’avion, cela aurait davantage d’impact. Les gouvernants n’en ont rien à faire de nos cris, en revanche ils surveillent tout ce qui touche au porte-monnaie.
Que pensez-vous de Greta Thunberg ?
C’est formidable ce qu’elle entreprend mais que faisons-nous pendant que nous l’écoutons ? Elle gère remarquablement bien son action et son image. Le problème, c’est que faire de tout ça ?
Portrait de l’écrivain américain Jonathan Safran Foer. Photo Iorgis Matyassy pour Libération
Comment vous y êtes-vous pris pour écrire ce livre et combien de temps cela vous a-t-il pris ?
En tout, un an et demi. Dans un premier temps, j’ai écrit de façon intuitive, sans me poser de question. Dans un second temps, j’ai privilégié le rationnel. J’ai taillé dans le texte, je l’ai mis en forme.
Je n’ai pas de règles précises pour écrire. En général, c’est au moins quatre heures par jour mais il y a des jours où je n’écris pas. Pour sauver la planète, on n’a pas besoin de devenir quelqu’un d’autre. Ce n’est pas parce que j’écris un livre que je dois devenir un écrivain obsédé par son livre et négligeant tout le reste. Mes étudiants [Jonathan Safran Foer enseigne l’écriture à la New York University, ndlr] pensent qu’écrire un livre c’est grimper l’Annapurna. Je leur dis : vous écrivez un paragraphe par jour et au bout de deux ans vous avez un livre. Le plus difficile est d’aller dans la bonne direction, de ne pas se perdre dans la psychologie des personnages.
Votre livre est empreint de culture juive, des souvenirs de vos ancêtres dans les shtetl jusqu’à votre anxiété permanente…
Ce n’est pas de l’anxiété, c’est juste que j’interprète sans cesse les choses. Et ça, c’est très juif. Vous voyez à quoi ressemble le Talmud ? On apprend aux juifs à l’interpréter dès le plus jeune âge. Je viens d’une famille juive non religieuse, je ne me sens pas anxieux, j’essaie juste d’être productif et non destructif.
Ce livre est sorti aux Etats-Unis en septembre, il a été bien accueilli ?
Ce n’est pas un thriller non plus, ce n’est pas très sexy mais il fait son chemin. L’accueil est bien meilleur en Europe. En Italie, par exemple, il est numéro 1 des ventes. Ce qui me laisse à penser que les Européens sont plus désireux de lutter contre le réchauffement. Vous êtes bien plus progressistes qu’aux Etats-Unis. On a longtemps qualifié les Etats-Unis de «nouveau monde» et l’Europe de Vieux Continent. Aujourd’hui c’est l’inverse : ce sont les Etats-Unis qui apparaissent comme le vieux monde et l’Europe comme le nouveau.
Vous écrivez que vous voulez renoncer aux produits laitiers et aux œufs, et incitez vos lecteurs à ne pas manger de viande avant le dîner. Vous respectez ces préceptes-là ?
Je ne mange ni œufs ni laitages au petit-déjeuner et mes dîners sont uniquement végétariens. Le rapport scientifique le plus intéressant publié l’an dernier disait qu’en Occident on devrait manger 90 % de viande et 70 % de laitages en moins si l’on voulait avoir un impact sur le réchauffement. Je voulais juste trouver un compromis entre ce qu’il faut faire et ce qu’on peut faire. Et comme le dîner est le moment le plus convivial de la journée, je me dis que changer notre mode d’alimentation au petit-déjeuner et au déjeuner n’altérera pas nos modes de vie.
La littérature peut-elle avoir une influence sur la marche du monde ?
Cela a pu arriver. Mais en 2019, je ne sais pas. Une seule chose ne suffira pas, il faut une conjonction de rapports scientifiques, d’articles, de livres, la voix d’une fille de 16 ans… J’étais à Paris en juillet, quand il y avait la canicule. Cela ne stressait personne. Les gens se contentaient de soupirer en disant «il fait chaud». Rien ne pourra nous forcer à changer nos modes de vie, cela doit s’imposer à nous. Ce n’est pas le système qui changera en premier, c’est nous.
Vous évoquez dans votre livre ce moment où Emmanuel Macron a retiré sa taxe sur les carburants devant la fronde des gilets jaunes. Ce moment-là vous a marqué ?
Ce n’est pas équitable de taxer les individus, cela fait peser la faute sur les mauvaises personnes. Comment demander à des gens qui peinent à boucler leurs fins de mois de payer pour les fautes des autres ? Je préférerais qu’on impose les plus hauts revenus. Les gens ne devraient pas être taxés sur la viande, par exemple, c’est la viande qui devrait coûter le vrai prix. Il faut que les gouvernements arrêtent de subventionner massivement l’agriculture intensive et aident les petits producteurs. Cela rendra les industries plus responsables et cela deviendra plus facile de renoncer à manger de la viande tous les jours. Le problème, c’est que l’industrie a pris le pouvoir sur les paysans. Il est faux de dire qu’arrêter de manger de la viande c’est mettre les paysans en difficulté. Au contraire, cela redonnerait plus de valeur aux petites exploitations agricoles. A New York, le maire a lancé un programme, «Meatless Monday», pas de viande le lundi. Je lui ai dit que c’était très courageux, il m’a répondu : «Je l’ai fait uniquement parce que les étudiants me l’ont demandé.»
Certains vous diront que c’est encore un interdit de plus…
Les gens ne peuvent pas manger de chien à l’école, non ? Et ils ne se plaignent pas de l’interdit ! Vous n’avez pas non plus la liberté de ne pas payer d’impôt, ni de ne pas envoyer vos enfants à l’école. Alors pourquoi pas se dire une bonne fois pour toutes que la viande le lundi ou avant le dîner, c’est non ?
Jonathan Safran Foer L’avenir de la planète commence dans notre assiette Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Amfreville. L’Olivier, 304 pp.
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