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mardi 22 octobre 2019

Face à l’ubérisation, Ken Loach livre bataille

Par Gurvan Kristanadjaja — 
Des livreurs Deliveroo ont participé le 7 août à un mouvement de grève symbolique, à l’initiative du Collectif des livreurs autonomes parisiens (Clap), place de la République à Paris.
Des livreurs Deliveroo ont participé le 7 août à un mouvement de grève symbolique, à l’initiative du Collectif des livreurs autonomes parisiens (Clap), place de la République à Paris. 
Photo Denis Allard

Avec son film «Sorry We Missed You», en salles ce mercredi, le Britannique part en guerre contre un énième avatar du libéralisme : les plateformes de livraison. Rencontré par «Libération», le cinéaste espère susciter un tollé contre ce système d’exploitation via les nouvelles technologies.

Un moment important. Après le projet de loi mobilités au printemps, la grève des livreurs Deliveroo cet été, la diffusion d’une enquête de l’émission Cash Investigation sur les pratiques douteuses des plateformes en septembre et le rapprochement de collectifs de livreurs avec la CGT à l’automne, la sortie du film Sorry We Missed You de Ken Loach ce mercredi vient donner encore plus d’épaisseur au débat sur la condition des travailleurs «ubérisés» en France. Dans cette fiction, le réalisateur britannique, palme d’or à Cannes en 2016 pour Moi, Daniel Blake, narre le quotidien de la famille Turner, victime malgré elle de l’ubérisation, l’externalisation à grand renfort d’algorithme. Après avoir enchaîné les petits boulots, Ricky, le père, devient chauffeur-livreur pour une société de transport. Il bascule du salariat à l’entreprenariat, convaincu par la firme qu’il sera son propre patron. Criblée de dettes, la famille pauvre de Newcastle, dans le nord-est de l’Angleterre, est rapidement déstabilisée par la cadence infernale imposée par les livraisons. Le père se retrouve piégé par sa condition de micro-entrepreneur. Soit le quotidien des milliers de livreurs Amazon Prime, que Ken Loach ne cite jamais, soumis au diktat de l’algorithme.

Les sphères politiques, médiatiques, syndicales et désormais culturelles semblent s’aligner cet automne, huit ans après l’arrivée d’Uber en France, première plateforme internationale à s’être affranchie du salariat pour développer son activité. Dans ce contexte, Sorry We Missed You pourrait jouer un double rôle : être au cœur du débat et faire office de médiateur. Au gré des avant-premières de la cité des Beaudottes à Sevran (Seine-Saint-Denis) jusqu’aux Champs-Elysées, en passant par Lyon, le film fait se rencontrer des cercles qui ont des motivations communes à se mobiliser. Au cours de ces séances, la fiction n’est qu’un prétexte pour témoigner d’une réalité longtemps restée invisible. Pour Ken Loach, habitué aux prises de position économiques et sociales radicales, c’est l’un des intérêts de cette histoire : mettre sur le devant de la scène une réalité «que tout le monde connaît, mais dont personne ne parle». «J’espère que le film mettra les gens assez en colère pour qu’ils demandent du changement», explique le cinéaste, que Libération a rencontré la semaine dernière.

«Prolétaires»

A 83 ans, Loach apporte aussi aux échanges sa longue expérience de documentation sur les questions du travail et de la précarité. Lorsqu’on lui soumet le terme de «nouveaux prolétaires» souvent attribué à ceux qui parcourent les rues pour livrer des repas ou des colis, il tranche dans le vif. «Ce sont des prolétaires, simplement. L’exploitation s’est intensifiée, mais c’est la même exploitation. Auparavant, il y avait une personne pour accélérer la cadence, aujourd’hui c’est la même chose, mais ce sont les nouvelles technologies qui le font», analyse le cinéaste.
Preuve que l’ubérisation vient se nicher dans la précarité, quelle que soit sa nature, Sorry We Missed You relate le quotidien de quadragénaires blancs, anglais, frappés par la pauvreté et le chômage quand, en France, les travailleurs pour les plateformes sont plutôt des jeunes issus de l’immigration vivant en banlieue.
Engagé politiquement, antilibéral viscéral, Ken Loach déploie une vision dichotomique de cette nouvelle forme de travail, héritée de la pensée marxiste : d’un côté les patrons qui profitent, de l’autre les travailleurs exploités. «Pour ces entreprises, les règles sont excellentes : ils ont une force de travail facilement exploitable et peu de régulations. Mais du point de vue des travailleurs, c’est un désastre : la pauvreté augmente et la précarité est impitoyable. On a clairement besoin d’un changement important. L’ubérisation n’est pas durable», insiste le cinéaste, qui pointe, outre les abus sociaux, de nouvelles réalités, à commencer par celle de l’urgence climatique : «Tu ne peux pas vivre dans un système où tout est livré individuellement dans des vans qui roulent à l’essence, ce n’est pas viable.»

«Destruction»

Par la voix de Ken Loach, le sujet devient éminemment politique lorsqu’il réclame sans ciller un grand service public de livraison en lieu et place de celui des multinationales : «Le salariat ne peut être qu’une étape pour un changement plus durable. Il faut nationaliser, créer un service public de livraison comme l’était la Poste autrefois. Si on prend Amazon, par exemple, il faut en repenser le business model parce qu’il provoque la destruction de nos villes et de nos villages.» Reste désormais à convaincre «ceux qui décident» de la nécessité d’opérer ce changement de système. Et là, Ken Loach a le mérite d’être plus écouté sur le sujet que quiconque en France ces huit dernières années : la semaine dernière, il a même présenté Sorry We Missed You à l’Assemblée nationale.

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