Seize spécialistes du cancer s’élèvent, dans une tribune au « Monde », contre la dérive bureaucratique et comptable du système de santé français qui pénalise les patients.
LE MONDE | | Par Collectif
Tribune. Pour une pathologie grave et chronique comme le cancer, notre système de soins n’assure plus à ce jour aux malades un accès rapide et équitable aux médicaments les plus innovants – sans parler d’autres technologies indispensables telles que scanner et IRM. Certains traitements majeurs du cancer du sein, du col de l’utérus, de la prostate, du poumon, du rein et de la vessie, de l’estomac, des maladies du sang… ne sont tout simplement pas accessibles aux patients français, faute d’être agréés ou financés par notre système de santé.
On a vu en 2017 une malade atteinte d’un cancer du sein lancer une souscription en ligne pour financer son traitement, brutalement interrompu faute de remboursement, et l’association Imagyn réunir 8 000 signatures pour demander l’accès des personnes atteintes d’un cancer du col de l’utérus à un médicament – le bevacizumab – qui prolonge leur vie… Sans résultat.
Soignants désemparés
Trop longtemps, le ministère de la Santé s’est contenté de répondre qu’il avait « identifié le problème ». En réalité, il en est à l’origine. Les mécanismes de cette régression sont complexes. Ils commencent avec la réduction de l’accès aux nouveaux traitements du fait de l’allongement des procédures d’évaluation et de fixation des prix – plus de 400 jours en moyenne, 180 étant la norme européenne. On voit perverti par des restrictions comptables, le système inventé par la France pour financer les médicaments innovants en plus des forfaits de la tarification à l’activité, la « T2A » – aujourd’hui heureusement remise en cause par le gouvernement.
« EN 2016 ET 2017, DE NOMBREUX MALADES ONT VU LEUR TRAITEMENT PUREMENT ET SIMPLEMENT INTERROMPU FAUTE DE MOYENS. »
Résultat : en 2016 et 2017, de nombreux malades ont vu leur traitement purement et simplement interrompu faute de moyens. Les inégalités ainsi générées sont antirépublicaines. Elles instituent des possibilités de traitement variables d’un établissement à l’autre, d’une région à l’autre, d’un malade à un autre – y compris en fonction de son « importance sociale ».
Les raisons profondes de cette situation largement méconnue du grand public sont triples. Notre pays consacre environ 11 % de son produit intérieur brut à sa santé, plus des trois quarts de cette dépense étant couverts par l’assurance maladie. Nul pourtant ne conteste la nécessité d’une maîtrise des dépenses, mais certains des choix opérés laissent les soignants désemparés. Toutefois, si l’assurance maladie est en déficit, ce n’est pas du fait des traitements du cancer. En effet, la prise en charge des cancers (responsables de 30 % des décès en France), compte pour un peu plus de 10 % des dépenses de santé et les anticancéreux pour moins de 2 %.
Gestion court-termiste
Ne raisonner qu’en termes comptables, c’est méconnaître les fondements de l’économie réelle : un malade maintenu dans une vie active contribue positivement à l’économie. Il a été démontré que la perte de productivité liée au cancer coûte en fait plus cher que les traitements eux-mêmes.
Cette gestion court-termiste influe malheureusement sur les décisions prises par les structures chargées de l’évaluation des médicaments, où le souci principal est budgétaire là où il devrait n’être que scientifique.
Autre erreur, la mise en cause systématique de l’industrie du médicament, qui pourtant prend seule le risque financier du développement des anticancéreux. Il y a dix ans, notre pays était leader européen en matière d’industries de santé. Il a aujourd’hui reculé au 4e rang en valeur, derrière la Suisse, l’Allemagne et l’Italie. En 2017, l’Agence européenne des médicaments a autorisé 91 nouveaux médicaments ; seuls six d’entre eux seront produits en France.
Expertise sans expert
La troisième raison est une crise profonde de l’expertise, sous-tendue par la question devenue paralysante des liens d’intérêt avec les industriels du médicament. Les véritables spécialistes du cancer, les chercheurs, sont tenus à distance par les organismes d’évaluation pour cette seule raison. Les résultats de cette expertise sans expert sont trop contestables pour que nous ne réfléchissions pas à leur indispensable amélioration. Dans la société du scandale du Mediator, la défiance systématique et le pointillisme vérificateur l’emportent sur la sollicitude et l’énergie créatrice. Demander, comme le font les agences, à des cancérologues inexpérimentés – mais sans lien d’intérêt – de produire des recommandations qu’ils font valider ensuite, sous le manteau, par des experts avec liens d’intérêt, est tout simplement risible et pourtant c’est une réalité.
« NOTRE PAYS N’EST PLUS REGARDÉ DANS LE MONDE COMME UN TERRAIN PROPICE À L’INNOVATION ET À L’INVESTISSEMENT. »
Un autre monde est possible, avec certes une dose de confiance, donc de risque. Les cancérologues ont une certitude : ce monde-là serait plus favorable aux malades. Notre système de santé, lui, n’est favorable qu’à la bureaucratie. Il déploie à l’envi des agences censées évaluer et réguler les activités de soins et de recherche, dont les effectifs et le budget sont passés respectivement de 600 à 6 000 fonctionnaires et de 100 millions d’euros environ à 1.8 milliard d’euros en dix ans. Un rapport de l’Inspection générale des finances avait pointé de nombreuses redondances entre les missions des agences de l’Etat, mais ni la pléthore bureaucratique ni la dépense n’ont été réduites. Les compétences des agents de ces structures et leur engagement – qui ne sont nullement contestables – méritent mieux que des règles étriquées et archaïques.
Au moment où la ministre de la Santé souhaite une révision des méthodes d’évaluation et de financement de l’innovation en santé, incluant le raccourcissement des procédures et l’évaluation en « vie réelle », nous voulons appeler à un indispensable « New Deal » qui préservera la qualité de notre système de soins.
La France décroche. Déjà, nos voisins européens offrent aux malades du cancer un meilleur accès à l’innovation, plus rapide et plus équitable. Notre pays n’est plus regardé dans le monde comme un terrain propice à l’innovation et à l’investissement. Si, demain, on décidait d’aller vers un système moins kafkaïen, il nous semble que nombre de professionnels pourraient se mettre au service d’un projet porteur d’une espérance nouvelle. Les signataires de ce texte, comme de très nombreux autres cancérologues, n’attendent qu’un signe de la part des autorités de santé.
Liste des signataires :
Pr. Jean-Marc Classe, président de la Société française de chirurgie oncologique (SFCO) ; Pr. Stéphane Culine, président du Groupe d’étude des tumeurs urogénitales (GETUG) ;Dominique Debiais, vice-présidente de l’association Europa Donna France ; Dr. Nadine Dohollou, membre du bureau de l’Union nationale hospitalière privée de cancérologie (UNHPC) ;Dr. Anne Floquet, présidente de la Société française d’oncologie gynécologique ; Pr. Gilles Freyer, membre du bureau du Groupe d’investigateurs nationaux pour l’étude des cancers de l’ovaire (Gineco), enseignant de sciences humaines et sociales à l’Université Lyon 1 ; Pr. Ivan Krakowski, président de l’Association francophone des soins oncologiques de support (Afsos), président du groupe recherche Unicancer-Afsos ; Pr. Jean-Pierre Lotz, président de la Collégiale des oncologues de l’AP-HP ; Dr. Didier Mayeur, secrétaire général de l’Afsos ; Pr. Pierre Michel, président de la Fédération francophone de cancérologie digestive (FFCD) ; Dr. Hervé Naman, président du Cercle de réflexion de l’oncologie libérale (CROL) ; Pr. Jean-Marc Phelip, secrétaire général de la FFCD ; Pr. Henri Roché,président de la Société française d’oncologie médicale (Sofom) ;Dr Frédéric Selle, président du Gineco ; Pr. Pierre-Jean Souquet, président de l’Intergroupe français de cancérologie thoracique (IFCT) ; Pr. Jean-Jacques Zambrowski, médecin interniste, économiste de la santé, président de l’entreprise Medsys.
Ces signataires sont régulièrement sollicités pour participer à des programmes de recherche ou d’enseignement continu bénéficiant de financement de structures publiques, de fondations et associations à but non lucratif, ou de firmes pharmaceutiques dont certaines commercialisent des médicaments anticancéreux.
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