Si le mouvement a permis à des femmes de sortir de la honte et du silence, les réseaux sociaux ne peuvent pour autant se substituer aux magistrats, estime, dans une tribune au « Monde », l’historienne de la psychanalyse Elisabeth Roudinesco.
LE MONDE | | Par Elisabeth Roudinesco (historienne et collaboratrice du « Monde des livres »)
Tribune. Si l’expression « Me too » a été employée dès 2006 aux Etats-Unis par la militante afro-américaine Tarana Burke, le mouvement #metoo, visant à rendre publiques les agressions sexuelles, a pris, en octobre 2017, un essor planétaire, permettant à des femmes violées, lapidées, torturées sous diverses dictatures de sortir de la honte et du silence.
Loin d’être une révolution, ce grand passage à l’acte résulte d’une lutte d’émancipation de longue durée et dont la temporalité diffère selon les continents et les régimes politiques.
Injure et délation revendiquées
Que de sombres prédateurs aient été poursuivis en justice, voilà une belle victoire contre la barbarie. Mais cela ne doit pas nous interdire de critiquer les dérives d’un tel mouvement. Car la confession publique n’est jamais un progrès en soi.
Jamais une explosion de rage, fût-elle nécessaire, ne doit devenir un modèle de lutte contre les inégalités et les maltraitances. Nul ne peut nier les exigences d’un droit fondé sur des preuves et le respect de l’intimité. Les usagers des réseaux sociaux ne sauraient se substituer aux magistrats pour jeter en pâture à l’opinion publique des bourreaux ou des criminels.
A cet égard, autant le déclenchement du mouvement #metoo a été un moment positif, autant le hashtag français #balancetonporc est inacceptable. En effet, il revendique l’injure comme arme de libération et la délation comme idéal de punition.
D’où la réponse cinglante d’un autre collectif de femmes qui ont cru bon, dans une pétition publiée le 10 janvier dans Le Monde, de défendre une « liberté d’importuner » tout en louant les mérites du « frottage ». D’un côté l’injonction, de l’autre le libertinage kitsch sous couvert de galanterie. On aurait aimé un débat plus nuancé.
Ricanements réactionnaires
Ce mouvement de critique radicale du pouvoir masculin a partie liée avec une expérience de pensée célèbre qui prône la distinction entre le sexe et le genre (gender). Les études de genre (gender studies) ont produit, depuis des décennies, des innovations dans le monde académique occidental.
Il suffit de citer les travaux de Robert Stoller, psychanalyste américain qui a changé le regard que nous portons sur le transsexualisme, puis ceux des historiens, des philosophes ou des sociologues – de Thomas Laqueur à Michelle Perrot, en passant par Pierre Bourdieu et Jacques Derrida – pour comprendre à quel point ce concept a été utile pour étudier non seulement l’histoire des femmes, mais aussi celle des minorités sexuelles opprimées par des siècles de domination patriarcale.
Le genre désigne un sentiment d’identité, alors que le sexe définit l’organisation anatomique de la différence entre le mâle et la femelle. Les deux termes sont indissociables. Mais chaque époque privilégie l’un sur l’autre, alors qu’il est absurde de prétendre que l’un exercerait, par essence, une suprématie sur l’autre.
Toutes les dérives auxquelles nous assistons aujourd’hui se concrétisent donc dans des mouvements collectifs de revendications, lesquels suscitent, a contrario, des ricanements réactionnaires. Les uns se réclament du genre pour promouvoir un culte identitaire sans référence à l’anatomie, les autres privilégient le sexe dit « naturel », avec pour horizon la reconstruction d’un nouvel ordre viriliste : amour de la chefferie, misogynie, rejet du mariage homosexuel, de l’avortement, des procréations assistées, etc. De Viktor Orban à Jair Bolsonaro, en passant par Donald Trump, partout surgissent ces visages hideux de la haine.
L’écriture inclusive est ridicule
C’est au nom du genre que des collectifs de femmes françaises réclament une féminisation outrancière de la langue, alors que depuis des lustres, les titres, métiers et fonctions sont féminisés selon des règles linguistiques logiques. Quant à l’écriture inclusive, elle est ridicule.
A cela s’ajoute le phénomène queer (effacement des différences). A force de séparer le sexe du genre, les collectifs en sont venus à prôner la dissolution complète des frontières. Le patagon utilisé serait à mourir de rire s’il ne s’introduisait lentement dans certains secteurs de l’université. En voici un exemple : « Nous appelons les docteur.e.s, chercheur.e.s, historien.e.s, masterant.e.s et philosophEs à venir dans un atelier d’études queer, d’où seront bannis les propos transphobes, intersexophobes, pro-culture du viol, putophobes, le tout sous le haut marrainage des maîtresses de conférences de l’intersectionnalité. »
C’est au nom de cette même doctrine et de l’événement #metoo que certains chercheurs veulent « dégenrer » les arts et lettres. Films, livres et tableaux doivent donc être soumis à une relecture inquisitoriale : Balthus, Antonioni, John Ford, Albert Cohen, Alfred Hitchcock ne sont-ils pas désormais coupables d’être des misogynes « hétéronormés » ?
Mais il y a pire encore. Croyant lutter contre les préjugés, des parents militants ont imaginé d’élever leurs enfants en leur faisant croire qu’ils étaient sexuellement neutres (ou theybies). Cette année, certains ont ainsi obtenu, dans l’Etat de New York, l’effacement du sexe sur les registres de l’état-civil, affirmant que les enfants seraient libres un jour de choisir leur genre.
De quelle liberté s’agit-il ? Pourquoi un mouvement d’émancipation démocratique a-t-il pu ainsi se retourner en son contraire au point de donner naissance à un tel délire ? Il est urgent de réfléchir à cette question brûlante.
Elisabeth Roudinesco est historienne de la psychanalyse à Paris-VII-Diderot et collaboratrice du « Monde des livres ».
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