Le Monde Par Catherine Mary 30 octobre 2018
Tests d’ancestralité, bases génétiques en ligne, enquêtes judiciaires... les informations liées à l’ADN n’ont jamais été aussi partagées.
Ils avaient semé la psychose, et le souvenir de leurs crimes s’est ancré dans les esprits. En Californie, le « Golden State Killer », avait commis une douzaine de meurtres et une cinquantaine de viols dans les années 1970 et 1980. En France, en 2014, « le violeur du 8e » agressait la nuit à l’arme blanche des femmes jeunes dans cet arrondissement de Lyon. En Arizona dans les années 1990, « The Canal killer » avait tué deux jeunes femmes dont les têtes avaient été retrouvées dans un canal à Phoenix.
L’effroi n’est pas la seule raison pour laquelle ces affaires ont défrayé la chronique. Pour les résoudre, les enquêteurs ont poussé aux limites les possibilités d’exploitation de l’ADN retrouvé sur les scènes des crimes, relançant ainsi des enquêtes restées parfois bloquées durant des années.
Les avancées scientifiques et technologiques permettent un décryptage toujours plus approfondi de la composition des génomes, tandis que la démocratisation des tests génétiques se traduit par un partage inédit des informations liées à l’ADN, notamment par les banques de données généalogiques.
Les enquêteurs, soucieux de décrypter les vérités enfouies dans l’ADN, sont tentés par ces nouvelles possibilités. Ils inaugurent de nouveaux usages qui, tout en satisfaisant l’investigation, ouvrent aussi des brèches dans des cadres juridiques pensés lors de la création des fichiers d’empreintes génétiques en 1989 aux Etats-Unis et au début des années 2000 dans les pays européens. Certains révèlent aussi des failles béantes en matière de protection de l’anonymat des données génétiques, comme viennent de le démontrer deux études parues début octobre dans les revues Science et Cell.
En avril 2018, plus de 17 millions de personnes avaient eu recours à des tests d’ancestralité, proposés par des sociétés comme 23andme, Ancestry.com ou Myheritage et informant sur les origines géographiques ou la prédisposition à certaines maladies
Ces deux études ont été inspirées par l’enquête qui a conduit à l’arrestation, en avril 2018, de Joseph DeAngelo, le « Golden State Killer » présumé. Depuis des années, le fichier national d’empreintes génétiques restait muet face à l’ADN prélevé sur les scènes de crime. Les enquêteurs se sont donc tournés vers la base de données généalogiques GEDmatch, contenant les données génétiques produites par des tests d’ancestralité.
En avril, plus de dix-sept millions de personnes avaient eu recours à ces tests proposés par des sociétés comme 23andme, Ancestry.com ou Myheritage et informant sur les origines géographiques ou la prédisposition à certaines maladies. Les résultats reposent sur l’analyse des variations ponctuelles du génome qui distinguent les individus. Si notre génome est partagé à 99,9 % avec nos semblables, il s’en distingue par 0,1 %, soit un nucléotide sur 1000.
Analyse des segments du génome
Au total, les génomes de deux individus choisis au hasard diffèrent d’environ dix millions de variations ponctuelles. Certaines signent une origine géographique ou informent sur une prédisposition plus ou moins grande à certaines maladies.
Les tests d’ancestralité consistent en une analyse de 700 000 de ces variations. Outre une interprétation de cette analyse, le client reçoit également un fichier de résultats bruts qu’il peut télécharger. Il peut alors poursuivre leur exploitation à l’aide de banques de données généalogiques telles que GEDmatch, comptant environ un million de profils génétiques. Ces banques mettent à la disposition de leurs usagers des logiciels de comparaison entre les profils génétiques, reposant sur l’analyse des segments du génome indiquant un degré de parenté et révélant l’existence d’un ancêtre commun.
Pour certains, c’est la promesse de retrouver des parents éloignés ; pour les enfants adoptés, l’espoir d’identifier leurs parents et leurs frères et sœurs biologiques ; pour les enquêteurs, la perspective de dénicher les auteurs de crimes impunis. Pour retrouver Joseph DeAngelo, ils ont ainsi identifié un cousin du troisième degré à partir duquel ils ont pu établir l’arbre généalogique au sein duquel, grâce à des indices complémentaires, ils ont repéré le meurtrier présumé.
Les auteurs de l’article publié dans Science, issus de la société Myheritage, de l’Université de Columbia et de l’Université de Jérusalem, ont évalué le risque pour une personne anonyme d’être ainsi identifiée, à partir d’un ensemble de 1,2 million de données génétiques détenues par Myheritage. La probabilité de trouver, dans la base de données GEDMatch, un profil ADN apparenté à un cousin du troisième degré ou plus proche est de 60 %. Elle est encore de 15 % pour un cousin du deuxième degré ou plus proche. Ils ont ensuite montré qu’une fois qu’un cousin est retrouvé, des données démographiques élémentaires telles que le lieu approximatif de résidence et la date de naissance peuvent être utilisées pour identifier l’individu recherché, grâce à la reconstruction de l’arbre généalogique.
Leur étude révèle également qu’en une journée de recherche, il est possible de lever l’anonymat d’un profil génétique contenu dans une base de données publique de recherche
Encore plus surprenant, leur étude révèle également qu’en une journée de recherche, il est possible de lever l’anonymat d’un profil génétique contenu dans une base de données publique de recherche telle que 1000 Genomes Project. Ils ont pour cela repéré dans la base GEDmatch deux individus cousins au 6e ou au 7e degré de la personne recherchée et également apparentés entre eux, d’où l’existence d’un ancêtre commun aux trois.
Ayant remonté à cet ancêtre commun, dont ils ont étudié la descendance, il leur a suffi ensuite de sélectionner la personne recherchée en s’appuyant sur des informations démographiques élémentaires, tels l’âge et le sexe. Selon leurs estimations, une base de données génétique ne couvrant que 2 % de la population adulte permet d’établir une correspondance avec un cousin du troisième degré ou plus proche pour presque n’importe quelle personne recherchée.
« Bien que les décideurs politiques et le public soient probablement favorables au renforcement des capacités médico-légales pour résoudre les crimes, cela repose sur des bases de données et des services qui sont accessibles à tous », commentent les auteurs de l’étude. « La même technique peut être utilisée à des fins nuisibles telles que la ré-identification de sujets de recherche à partir de leurs données génétiques », complètent-ils. « Avec ces banques, il y a plus de personnes fichées mais également plus de données pour chaque personne, et le recours à ces banques va devenir de plus en plus fréquent, à chaque fois que la consultation des fichiers nationaux échoue », complète Natalie Ram, de l’université de Baltimore (Maryland). « Une large proportion de la population des Etats-Unis est répertoriée dans la banque GEDmatch et les personnes qui acceptent que leurs données y soient conservées s’exposent non seulement elles-mêmes, mais aussi leur famille », s’inquiète t-elle.
Correspondances entre bases de données
Entre avril et août, treize crimes ont été résolus aux Etats-Unis par des enquêtes fondées sur des recherches dans des banques de données généalogiques, et certains acteurs s’engouffrent déjà dans la brèche.
La société américaine Parabon NanoLabs, spécialisée dans l’analyse médico-légale d’ADN, a créé un département consacré aux recherches dans les bases de données généalogiques. Une centaine de crimes sont en cours d’élucidation grâce à elles.
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L’étude publiée dans la revue Cell et menée par Noah Rosenberg de l’Université de Stanford en Californie révèle par ailleurs des correspondances inattendues entre les fichiers d’empreintes génétiques de la police nationale et ces bases de données.
L’inclusion dans les fichiers de police était initialement conditionnée par des contraintes visant à concilier sécurité et protection de la vie privée. Cette protection était notamment garantie par la restriction de l’analyse à des régions non-codantes du génome, alors qualifiées d’« ADN poubelle » par les généticiens car ils le croyaient dépourvu de signification biologique. Ces scientifiques avaient repéré en différents lieux de ces régions non-codantes la répétition de séquences de nucléotides. Le nombre de ces répétitions varie suivant les individus. L’empreinte génétique consiste en une série de chiffres correspondant au nombre de répétitions en ces différents lieux, qui servent alors de marqueurs. En France, l’empreinte génétique correspond ainsi à vingt et un marqueurs, contre vingt aux Etats-Unis.
La fin de l’« ADN poubelle »
Mais ce concept d’« ADN poubelle » a volé en éclats car les généticiens ont depuis révélé l’existence de liens entre les séquences de ces régions non-codantes et la modulation de certaines régions codantes impliquées dans des maladies ou signant l’origine géographique.
Plusieurs études ont ainsi montré des associations entre différents marqueurs du Fichier national automatisé des empreintes génétiques (FNAEG) avec une maladie rare, la pseudo-hyperkaliémie, ou des maladies coronariennes. Par ailleurs, les endroits du génome utilisés comme marqueurs sont entourés de variations dont certaines sont recherchées dans les tests d’ancestralité. D’où les correspondances. D’après les résultats de l’étude, environ 30 % des couples parents-enfants et 35 % de couples de frère et sœur pourraient être ainsi retrouvés en comparant les données génétiques présentes dans les fichiers nationaux à celles présentes dans les bases de données généalogiques.
Outre l’accès aux banques de données généalogiques, les recherches familiales sont aussi rendues possibles par des dispositifs législatifs. Aux Pays-Bas, une loi autorise depuis 2012 le recrutement de volontaires pour tenter d’identifier des empreintes ADN apparentées à celles du suspect parmi les membres de sa famille.
Une enquête génétique inédite réalisée chez 17 500 volontaires et chez 15 000 suspects a ainsi permis de retrouver le meurtrier présumé de Nicky Verstappen, un garçon de 11 ans, violé et assassiné en 1998 alors qu’il participait à un camp de scouts. Le traité de Prüm signé en 2005, sur la coopération policière et judiciaire entre les Etats européens, permet aussi l’échange d’informations entre les fichiers d’empreintes génétiques de différents pays afin d’augmenter les chances de recoupement avec le profil du suspect.
Nécessité d’encadrement
Autre brèche fendant le cadre juridique des usages de l’ADN, l’analyse de caractères morphologiques tels que la couleur des cheveux, des yeux, de la peau pour tenter d’esquisser des portraits-robots.
Autorisés depuis 2003 aux Pays-Bas, avec une référence explicite à la « race », ainsi qu’au Royaume-Uni, ils sont interdits en France ou en Suisse, où la loi limite les recherches aux régions non-codantes de l’ADN. Ce qui n’a pas empêché leur usage dans l’enquête sur les viols en série du 8e arrondissement de Lyon, à la suite d’un arrêt de la Cour de cassation de 2014. « Ce qu’on désigne par portrait-robot génétique est en fait une caricature qui indique certains traits phénotypiques. Il doit être perçu comme une aide à l’enquêteur ayant pour but de cerner des individus. L’idée est d’apporter des informations plus fiables qu’un simple témoignage ou de venir le conforter. Il ne s’agit pas de le systématiser mais cela permet de relancer une enquête dans les cas où l’information manque », précise Frédéric Brard, de l’institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale. « L’avis de la Cour de cassation ne fait pas jurisprudence mais il donne une tonalité selon laquelle, dans un cadre similaire, le législateur considère que c’est acceptable », complète t-il.
Autre brèche fendant le cadre juridique des usages de l’ADN, l’analyse de caractères morphologiques tels que la couleur des cheveux, des yeux, de la peau pour tenter d’esquisser des portraits-robots
Mais l’absence de cadre juridique défini inquiète les spécialistes en sciences humaines. « La loi insiste sur l’identification, c’est-à-dire sur une série de chiffres qui signent l’empreinte génétique. C’est le dispositif légal qui a été mis en place pour qu’il n’y ait pas de débordement », proteste ainsi la sociologue Gaëlle Krikorian, de Médecins sans frontières.
« Si vous mêlez le crime, la génétique et la race, cela produit un mélange explosif », résume l’anthropologue Amade M’Charek de l’université d’Amsterdam (Pays-Bas). « Les catégories telles que Afrique de l’Ouest ou Europe de l’Ouest auxquelles se réfèrent les résultats des tests géo-génétiques sont très vagues et sujettes à interprétation en fonction du contexte local » poursuit-elle. Au Royaume-Uni, en 2004, la présence d’ADN originaire d’Afrique de l’Ouest dans l’empreinte génétique d’un suspect a conduit les enquêteurs à cibler la population issue des Caraïbes, localement implantée.
Comment, dès lors, intégrer ces nouveaux usages de manière à renforcer les moyens de l’enquête judiciaire tout en garantissant le droit du citoyen propre à l’état de droit sur lequel se fonde le régime démocratique ?
« Ces technologies sont intéressantes et nous souhaitons tous avoir une police efficace. Mais la question est de savoir comment nous pouvons les utiliser de manière sage, sans criminaliser ou incriminer un groupe ou une population donnée », insiste Amade M’Charek.
« Il ne s’agit pas de s’opposer de manière frontale à ces outils mais de savoir comment on les utilise, pour quoi faire, comment c’est encadré et, au-delà de l’encadrement légal, quel dialogue il y a entre les différents acteurs sur les pratiques et la réflexion politique et éthique sur ces pratiques. Ce dialogue existe au sein des laboratoires, mais la réflexion n’est pas partagée, ce qui fait qu’il n’y a pas de consensus. Le seul cadre est le cadre légal qui est devenu très bancal », constate Gaëlle Krikorian.
« Il n’y a pas de réponse simple à l’encadrement de ces nouveaux usages dont l’enjeu est aussi sociétal », remarque Oriola Sallavaci de l’Anglia Ruskin University au Royaume-Uni. « C’est une question d’équilibre entre la lutte contre la criminalité et la protection de la vie privée. Ces nouveaux usages devraient être étudiés par des comités indépendants dont les membres représenteraient les différentes spécialités impliquées, comme c’est le cas dans le domaine de la bioéthique », conclut-elle.
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