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samedi 9 décembre 2017

1963, Edgar Morin baptise la génération « yé-yé » dans « Le Monde »

Dans deux tribunes, le sociologue donnait un sens à cette « nouvelle classe d’âge », attirée par « un message d’extase sans religion, sans idéologie », véhiculé notamment par un « très viril » Johnny.

LE MONDE  • Mis à jour le 

A l’occasion de l’hommage à Johnny Hallyday, nous republions ces deux articles d’Edgar Morin publiés dans 
Le Monde en juillet 1963, dans lequel le sociologue analyse le phénomène « Salut les copains », incarné par Johnny. Après la parution de ces textes, il avait eu l’occasion de rencontrer le chanteur, qui l’avait alors renommé « le meilleur ami des jeunes »
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Sylvie Vartan et Johnny Hallyday, en 1967.


I. UNE NOUVELLE CLASSE D’ÂGE


La vague de rock’n’roll qui, avec les disques d’Elvis Presley, arriva en France ne suscita pas immédiatement un rock français. Il n’y eut qu’une tentative parodique, effectuée par Henri Salvador, du type Va t’faire cuire un œuf, man ! La vague sembla totalement refluer ; mais en profondeur elle avait pénétré dans les faubourgs et les banlieues, régnant dans les juke-boxes des cafés fréquentés par les jeunes. Des petits ensembles sauvages de guitares électriques se formèrent. Ils émergèrent à la surface du Golf Drouot, où la compétition sélectionna quelques formations. Celles-ci, comme Les Chats sauvages, Les Chaussettes noires, furent happées par les maisons de disques. Johnny Hallyday monta au zénith. Il fut nommé « l’idole des jeunes ».

Car ce public rock, comme aux Etats-Unis quelques années plus tôt, était constitué par les garçons et filles de 12 à 20 ans. L’industrie du disque, des appareils radio comprit aux premiers succès que s’ouvrait à la consommation en France un public de sept millions de jeunes ; les jeunes effectivement, poussés par le rock à la citoyenneté économique, s’équipèrent en tourne-disques, en radios transistors, se fournirent régulièrement et massivement en 45-tours.


Du Golf Drouot à la Nation


L’élargissement vint : du rock on passe au twist ; les jeunes vedettes de la chanson varient leur répertoire. A Europe 1, Daniel Filipacchi lance l’émission « Salut les copains ! » ; le mot-clé n’est pas « idole », comme l’avaient cru les marchands de disques, mais « copain ». C’est sur un ton de camaraderie que « Daniel », souvent entouré de Johnny Hallyday, Sylvie Vartan, Françoise Hardy, Petula Clark, présente les disques, discute. Le twist règne en despote éclairé, tolérant d’autres styles, d’autres tons. La notion de copain n’est pas refermée sur les vedettes de moins de 20 ans : on peut être copain même jusqu’à 30 ans, à condition d’avoir le je-ne-sais-quoi copain ; ainsi Brigitte Bardot, Petula Clark (bien que mariée et mère) sont copines. Un Claude Nougaro n’est qu’à demi copain.

Le succès de « Salut les copains ! » est immense chez les décagénaires (comment traduire « teen-agers » ?). Les communications de masse s’emparent des idoles-copains. Elles triomphent à la TV. La vague des vedettes de 15 ans s’élance derrière les déjà presque croulants Richard [Anthony], Johnny (pour qui l’âge du service militaire semble sonner le glas), Sylvie, Françoise. C’est Sheila, dont une récente exhibition à la TV fait démarrer en trombe le disque L’école est finie, Sophie, triomphant dans l’agréable Quand un air vous entraîne. En 1962, Filipacchi lance timidement une revue, Salut les copains, qui aujourd’hui fête son premier anniversaire avec un tirage d’un million d’exemplaires, tandis qu’à la suite, boy-scouts, jeunesse catholique, jeunesse communiste s’évertuent à singer le style « copains » 1. Le Bonjour les amis catholique, le Nous les garçons et les filles communiste, se trémoussent en twistant dans le sillage de « SLC ».

Le music-hall exsangue renaît sous l’affluence des copains ; les tournées se multiplient en province, sillonnées par les deux groupes leaders, le groupe Johnny-Sylvie et le groupe Richard-Françoise. Paris Match consacre chez les « croulants » le triomphe des « copains », puisqu’il accorde aux amours supposées de Johnny et Sylvie la place d’honneur réservée aux Soraya et Margaret. Ici Paris potine en publiant les Mémoires d’une amie délaissée de Johnny, qui jusqu’alors sauvegardait son standing en ne s’abandonnant qu’aux seuls ex-amants de « BB ». L’apothéose « copains » se situe dans un des ultimes samedis de juin 1963, où le grand barnum copain, Daniel, organisa le rassemblement de masse autour des vedettes. Cent cinquante mille décagénaires étaient au rendez-vous sabbatique, manifestant cet enthousiasme qui a le don d’ahurir totalement l’adulte.


De quoi s’agit-il ?

 

– De la promotion de nouveaux artistes de la chanson. Au premier rang, comme auteur-compositeur, interprète, je mettrais Françoise Hardy, qui mute toute prose en poésie, toute poésie en musique. Mais dans l’ensemble, toute la promotion « copains » de Filipacchi-Ténot est excellente (les deux compères étaient au préalable des amateurs avisés du jazz) ;

– de l’irruption puis de la diffusion du rock et du twist français ;

– d’un épisode important dans le développement du marché du transistor et du 45-tours ;

– d’un épisode important dans l’extension du marché de consommation à un secteur jusqu’alors hors de circuit, celui des décagénaires.

Ce phénomène, qui s’inscrit dans un développement économique, ne peut être dilué dans ce développement même. La promotion économique des décagénaires s’inscrit elle-même dans la formation d’une nouvelle classe d’âge, que l’on peut appeler à son gré (les mots ne se recouvrent pas, mais la réalité est trop fluide pour pouvoir être saisie dans un concept précis) : le « teen-age », ou l’adolescence. J’opte pour ce dernier terme.

Les communications de masse (presse, radio, TV, cinéma) ont joué un grand rôle dans la cristallisation de cette nouvelle classe d’âge, en lui fournissant mythes, héros et modèles. Dans un premier stade, le cinéma fait émerger les nouveaux héros de l’adolescence, qui s’ordonnent autour de l’image exemplaire de James Dean. Dans un deuxième stade, c’est le rock qui joue le rôle moteur. Mais tous les moyens de communication sont engagés dans le processus. Elvis Presley devient vedette de cinéma, comme vont peut-être le devenir en France Johnny, Sylvie, Françoise, qui tournent leur premier film, la seconde Françoise prenant place dans le char de la première, Sagan.


La nouvelle classe adolescente


L’adolescence surgit en classe d’âge dans le milieu du XXsiècle, incontestablement sous la stimulation permanente du capitalisme du spectacle et de l’imaginaire, mais il s’agit d’une stimulation plus que d’une création. Dans les pays de l’Est comme dans les pays arriérés économiquement, nous voyons des cristallisations analogues, comme si le phénomène obéissait plus à un esprit du temps qu’à des déterminations nationales ou économiques particulières. Cela dit, c’est dans l’univers capitaliste occidental que le phénomène s’épanouit pleinement, et par l’intermédiaire des « mass media ».

L’adolescence, en tant que telle, apparaît et se cristallise lorsque le rite de l’initiation dépérit ou disparaît, lorsque l’accession à l’état d’homme se fait graduellement. Au lieu d’une rupture, sorte de mort de l’enfance et de renaissance à l’état adulte, se constitue un âge de transition, complexe, ambivalent, sorte d’espace biologique – psychologique – social, qui fournit le terrain favorable à l’éventuelle constitution d’une classe d’âge adolescente.
Les classes d’âge, dont l’organisation structure les sociétés archaïques, disparaissent des sociétés historiques occidentales jusqu’au XXe siècle. Assez curieusement, de nouvelles classes d’âge tendent à se reformer à la pointe évolutive des sociétés actuelles. L’âge adulte se voit flanqué d’une part par le « teen-age », d’autre part par un « troisième âge » en formation, où l’on s’efforce de soustraire à la casse la cohorte des post-quinquagénaires.

La constitution d’une classe adolescente n’est pas qu’un simple accès à la citoyenneté économique. De toute façon, cette accession signifie promotion de la juvénilité. Cette promotion constitue un phénomène complexe qui implique notamment une précocité de plus en plus grande (ici, sans doute, la culture de masse joue un grand rôle en introduisant massivement et rapidement l’enfant dans l’univers déjà passablement infantilisé de l’adulte moderne).

La nouvelle classe d’âge présente de multiples visages, depuis le blouson noir avec chaîne de vélo jusqu’au beatnik, l’intellectuel barbu et rebelle








A la précocité sociologique et psychologique s’associe une précocité amoureuse et sexuelle (accentuée par l’intensification des « stimuli » érotiques apportés par la culture de masse et l’affaiblissement continu des interdits). Ainsi le « teen-age » n’est pas la gaminerie constituée en classe d’âge, c’est la gaminerie se muant en adolescence précoce. Et cette adolescence est en mesure de consommer non seulement du rythme pur, mais de l’amour, valeur marchande numéro un et valeur suprême de l’individualisme moderne, comme elle est en mesure de consommer l’acte amoureux.

La formation de la nouvelle classe s’effectue dans un climat de promotion des valeurs juvéniles dans l’ensemble de la société (ultime hommage : Maurice Chevalier lançant le « yé-yé » en même temps que son A soixante-quinze berges, chant d’espoir des septuagénaires) ; rester jeune est devenu l’ambition du « croulant ». Effectivement, dans l’esprit et dans le corps, on peut désormais se maintenir jeune. Il s’agit, plus encore que d’une promotion des valeurs juvéniles, d’une accentuation prodigieuse du processus de juvénilisation de l’adulte dans un monde ou l’« adolescence permanente » 2 est, sinon encore le mot d’ordre, du moins déjà le souhait secret qui parcourt par frissons l’adulte et le vieillard.

La nouvelle classe d’âge englobe des décagénaires des différentes classes sociales : ceci va dans le sens de la constitution de la gigantesque couche salariale des sociétés modernes, où les multiples hiérarchies et différenciations dans l’autorité, la richesse, le prestige, le statut n’empêchent nullement l’homogénéisation des goûts et des valeurs de consommation, à commencer dans la culture de masse. C’est celle-ci qui est le pilote de cette homogénéisation, et, dans ce sens, on peut dire que la constitution de la nouvelle classe d’âge est un aspect du développement de la culture de masse.

Cela dit, la nouvelle classe d’âge n’est pas totalement homogène. Elle présente, même dans ses héros, un visage complexe, ou plutôt de multiples visages, depuis le blouson noir avec chaîne de vélo (image prédélinquante dans la perception des parents et adultes) jusqu’au beatnik, l’intellectuel barbu et rebelle, héritier de ce que les journaux appelaient il y a dix ans les existentialistes ; depuis Claudine Copain, l’écolière de 14 ans lançant ses mignardes imprécations contre le prof de maths, jusqu’au très viril Johnny. Toutefois, on peut dégager des traits communs.


La classe d’âge s’est cristallisée sur :


– Une panoplie commune, qui du reste évolue au fur et à mesure que les « croulants » avides de juvénilité se l’approprient ; ainsi ont été arborés blue-jeans, polos, blousons et vestes de cuir, et actuellement la mode est au tee-shirt imprimé, à la chemise brodée. Des canons d’élégance décagénaires se sont donc constitués et se renouvellent rapidement selon les normes de démocratisation ;

– une aristocratisation propre à la mode adulte (sur quoi se greffe une dialectique supplémentaire provoquée par le pillage adulte et la volonté permanente de se différencier de la classe pillarde) ;

– un certain type de maquillage féminin (yeux fardés, fond de teint, pas de rouge à lèvres), certains types de coiffure, de l’ophélique cascade pileuse aux nattes mutines ; bref, des canons de beauté et de séduction autonomes ;

– l’accession à des biens de propriété décagénaires : électrophone, guitare de préférence électrique, radio à transistors, collection de 45-tours, photos ;

– un langage commun ponctué d’épithètes superlatives comme « terrible »« sensass », langage « copain » où le mot copain lui-même est maître mot, mot de passe (est-il interdit d’y voir la forme devenue twisteuse de cette aspiration qui nous poussait à dire « camarades »« frères » ?) ;

– ses cérémonies de communion, depuis la surprise-partie jusqu’au spectacle de music-hall, et peut-être, dans l’avenir, des rassemblements géants sur le modèle de celui de la Nation ;

– ses héros. Un culte familier d’idoles-copains est né. Il n’est pas particulièrement porté sur le « voyeurisme » ; ainsi la nature exacte des relations entre Sylvie et Johnny n’est pas une question obsédante pour les décagénaires. Certes, on ne souhaite pas que l’idole-copain de l’autre sexe se fixe ou se marie, mais on n’a pas l’obsession de sa vie privée. Ce culte est donc beaucoup plus raisonnable, moins mythologisant que celui du « star-system ». Mais là où il est beaucoup plus ardent, c’est dans l’acte même de la communion, le tour de chant, où le rapport devient frénétique, extatique.

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II. LE « YÉ-YÉ »


Dans le film Lonely Boy, consacré à Paul Anka, idole canado-américaine du « teen-age », on voit pendant le tour de chant du jeune artiste des admiratrices possédées, hurlantes, pâmées, défaillantes. Cet enthousiasme, qui renoue avec les cérémonies archaïques, qui atteint une acmé extatique, effraie l’adulte. Il craint cette frénésie qu’un rythme de twist éveille, oubliant qu’un battement de tambour, un cri « à mort salaud » déchaînent la sienne propre. Ce qui l’effare, c’est l’exaltation sans contenu.

Effectivement, il y a une frénésie à vide, que déclenche le chant rythmé, le « yé-yé » du twist. Mais regardons de plus près. En fait, à travers le rythme, cette musique scandée, syncopée, ces cris de « yé-yé », il y a une participation à quelque chose d’élémentaire, de biologique. Cela n’est-il pas l’expression, un peu plus forte seulement chez les adolescents, du retour de toute une civilisation vers un rapport plus primitif, plus essentiel avec la vie, afin de compenser l’accroissement continu du secteur abstrait et artificiel ?

D’autre part les séances twisteuses, les rassemblements twistés sont des cérémonies de communion où le twist apparaît comme le médium de l’inter-communication ; le rite qui permet aux jeunes d’exalter et adorer leur propre jeunesse. Une des significations du « yé-yé » est « nous sommes jeunes ».

Par ailleurs, si l’on considère le texte des chansons, on y retrouvera les thèmes essentiels de la culture de masse. Ainsi le « yé-yé » s’accouple avec l’amour : « Avec toi je suis bien, Oh yé-yé »,chantent Petula Clark et Dany Logan : « Oh ! oui chéries on vous aime malgré tout, Oh ! yé-yé Oh ! Oh ! yé-yé » (Vous les filles). À quoi s’ajoutent des thèmes proprement décagénaires, comme les commentaires taquins de garçons sur les filles, filles sur les garçons et aussi des évocations scolaires (Le twist du bacL’école est finie).

Le sens finalement dominant de l’extase désirée, appelée par le « yé-yé », est le jouir





Le « yé-yé » immerge dans les contenus de la culture de masse pour adultes, certes, mais nous ne devons pas dissoudre son caractère propre. Celui-ci nous introduit dans un jeu pur, dans une structure de vie qui se justifie essentiellement dans le sentiment du jeu et dans le plaisir du spectacle. Cette structure peut être dite nihiliste dans le sens où la valeur suprême est dans le jeu lui-même. Ce jeu est du reste ambivalent.

D’une part, il s’ouvre sur cette forme paisible et consommatrice du nihilisme qui constitue l’individualisme de jouissance personnelle ; de ce fait, donc, il nous renvoie encore à la culture de masse des adultes et plus largement à la civilisation bourgeoise actuelle. D’autre part, il peut y avoir dans le « yé-yé » les ferments d’une non-adhésion à ce monde adulte d’où suinte l’ennui bureaucratique, la répétition, le mensonge, la mort ; monde profondément démoralisant au regard de toutes les profondes aspirations d’un être jeune ; monde où la jeune lucidité (non partagée par tous les jeunes) ne voit de la vie des adultes que l’échec :

« Je sais bien que la vie est brève. Et j’en ai fait le tour » (Françoise Hardy, Comme tant d’autres).

L’exaltation du « yé-yé » peut porter en germe la fureur du blouson noir, le refus solitaire du beatnik, mais aussi elle peut être la préparation purificatrice à l’état de salarié marié, casé, intégré, jouissant. C’est qu’en ce « yé-yé » sont encore indistincts le nihilisme de consumation et le nihilisme de consommation. Dans le « yé-yé », il y a superposition, voire mixage de contenus de la culture de masse et d’une absence de contenus.

« Yé-yé » est quelque chose qui sonne comme le dada de Tzara et quelque chose qui sonne déjà le gaga. Cette contradiction ou, si on préfère, cette hétérogénéité correspond bien à l’adolescence, âge de la préparation à l’état adulte et du refus de l’état adulte, âge ambivalent par excellence qui porte en lui toujours la possible révolte de la jeunesse et son probable conformisme.

Donc il faut lire les multiples sens du « yé-yé », tout en pensant que le sens finalement dominant lui-même ne réduira pas l’ambivalence. En effet, je crois que le sens finalement dominant de l’extase désirée, appelée par le « yé-yé », est le jouir ; ce jouir sous toutes ses formes englobe (et se déverse dans) le jouir individualiste bourgeois : jouir d’une place au soleil, jouir de biens et de propriétés – le jouir consommateur enfin. Mais l’approfondissement et l’intensification de la consommation est la consumation.


La « copinisation »


La nouvelle classe adolescente apparaît comme un microcosme de la société tout entière ; elle porte déjà en elle les valeurs de la civilisation en développement : la consommation, la jouissance, et elle apporte à cette civilisation sa valeur propre : la jeunesse.

Toutefois, bien qu’à l’image de la société, la nouvelle classe tend à s’enfermer dans une petite société étanche. Non pas agressivement (et cette absence d’agressivité ne traduit-elle pas la marque déjà profonde de la culture de masse ?). Avec une volonté d’indifférence, qui est peut-être sa grande illusion, le monde « copain » s’enferme dans un « nous, les jeunes, nous ne sommes pas croulants », comme s’il détenait en la jeunesse une qualité inaltérable et inaliénable, comme si son problème n’était pas précisément le vieillissement.

Mais gardons-nous de la perception superficielle. L’euphorique « nous sommes jeunes » cache un refoulement plus qu’une sotte innocence. Il trahit peut-être même un refoulement particulièrement intense d’une angoisse particulièrement intensifiée, celle du vieillissement. Car les progrès de la juvénilisation sont aussi ceux de l’angoisse de vieillir.

De même, la « copinisation » générale, je veux dire l’élimination des aspects désagréables de l’existence, reflète-t-elle une sotte frivolité ou le désir de gagner du temps sur l’inexorable sérieux, sur les conflits et tragédies réelles de l’homme et de la société ?

L’adulte est toujours surpris de voir surgir une force primitive, fulgurante, dans ce qu’il voudrait persister à concevoir comme inoffensive innocence








Sent-on que le jugement d’ensemble est difficile – difficile parce que le problème, qui semble superficiel, d’un grand meeting twisté, renvoie à la formation d’une classe d’âge, qui ramifie ses racines à l’intérieur de tout le corps social ? Pour le saisir, il faut une compréhension systématique de toute la civilisation en développement, ce qui appelle un grand effort de révision des lieux communs d’enquête et de réflexion.

Difficile encore parce que la perception des adultes, parents et éducateurs est au départ faussée, déviée, colorée. L’adulte est toujours surpris de voir surgir une force primitive, fulgurante, ou tout simplement étrangère dans ce qu’il voudrait persister à concevoir comme inoffensive innocence.

L’adulte doit faire l’autocritique, je dirais même l’hypercritique, de son attitude, qui, de toute façon, sera trop fortement chargée d’auto-justification. Il devra aussi bien se méfier de son amertume péjorative, de sa tristesse apitoyée comme éventuellement d’une contre-tendance à la complaisance, qui le ferait s’émerveiller de « cette splendide jeunesse ».

Il y a une difficulté, enfin, qui tient à la nature et du phénomène juvénile actuel et du phénomène global de civilisation. Comme l’âge d’adolescence, la classe d’âge adolescente est complexe, ambivalente. En elle s’affrontent et se combinent des éléments contradictoires, de vecteurs multiples. D’où, dans le phénomène même, une incertitude.


Copain-clopant


Peut-on, par exemple, dire si la jeunesse est satisfaite ou mécontente ? Le schématisme de la question n’est-il pas faussant ? Ne peut-on la dire satisfaite sur certains plans et mécontente sur d’autres ? Ou, peut-être aussi, incapable de savoir si elle est satisfaite ou mécontente ?

Allons plus loin : cette incertitude n’est-elle pas fondée en réalité ? Ne traduit-elle pas le sentiment profond de la fraction d’humanité qui pénètre dans la civilisation du bien-être, du confort, de la consommation, de la rationalisation, qui s’en réjouit et s’en émerveille, mais qui en même temps pressent un mal-être dans le bien-être, un inconfort de l’âme dans le confort, une pauvreté affective dans l’affluence, une irrationalité fondamentale sous la rationalisation ? Sait-on s’il faut être satisfait ou insatisfait de cette société ? Ou plutôt ne sommes-nous pas à la fois très satisfaits et très insatisfaits ?

Dans ce monde qui renvoie à la juvénilité, et où la juvénilité renvoie au monde, il faut se garder de la pensée simplifiante et du jugement à bas niveau. Prenons, par exemple, ces délires frénétiques que suscite un tour de chant. C’est ce qui semble incontestablement lamentable à la plupart des adultes. Pour ma part, jusqu’à Lonely Boy, j’avais toujours considéré ces transes d’un œil clinique et amusé, trouvant plaisir à diagnostiquer dans notre société orgueilleuse des formes sauvages de la mystique, des formes élémentaires de la possession.

Avec Lonely Boy, comme si une membrane se déchirait, je crus percevoir quelque chose de plus : une vérité. J’ai trouvé émouvante l’extase pour un chant, la transe provoquée par une voix musicale, ce rapport si violemment émotionnel avec le rythme et la musique, même accompagné d’adoration futile, quand cette adoration n’est autre que le remerciement pour l’extase éprouvée.


Un message d’extase sans religion


Il y a un message d’extase sans religion, sans idéologie, qui nous est venu par une prodigieuse injonction de sève noire, de négritude déracinée, dans la civilisation américaine, et qui s’est incorporé dans l’humanité du XXe siècle. Le yé-yé en témoigne de façon virulente.

Certes, je suis de ceux qui voudraient que les extases aient un sens, qu’elles s’inscrivent dans un mouvement de réalisation de la fraternité humaine, du progrès de l’espèce. Mais je suis aussi de ceux qui préfèrent aux ferveurs trompées et corrompues des décades 1930 à 1950, une ferveur pour ainsi dire à vide, et inoffensive.

Ainsi me semble bon désormais ce qui tourmente ou désole bien des adultes. Inversement, nombre d’adultes se rassureront de ce qui paraîtra à certains comme des signes d’adaptation à non pas la vie, mais la médiocrité de vivre, dans une société médiocre et un temps médiocre.

Ici encore, heureux qui peut trancher de façon décisive. La classe d’âge adolescente a certes pour fonction de préserver l’adolescence. Mais elle a aussi pour fonction de préparer l’âge adulte. C’est un canal endigué qui achemine les jeunes, à travers les chahuts nécessaires, vers l’adaptation à la vie sociale. Finalement, ces jeunes, objets de tant d’angoisses et d’inquiétudes – qui eux-mêmes refoulent leurs angoisses et inquiétudes à grandes profondeurs, comme sans doute ils refoulent leurs besoins de ferveur sans emploi – s’en vont vers l’âge adulte, copain-clopant.

1 J’ai lu dans une publication paroissiale d’avant-garde que Dieu était le meilleur copain du monde. On savait depuis longtemps que Thorez était le meilleur copain de France.
2 Cf. Georges Lapassade, L’Entrée dans la vie (coll. « Arguments », Editions de Minuit, 1963).

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