Structures spécialisées insuffisantes, arsenal médicamenteux réduit ou inadapté, flambée des overdoses d’opioïdes : les professionnels tirent le signal d’alarme, alors que près de 20 % des Français souffrent de manière chronique.
LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | | Par Pascale Santi
« Je suis au bout du rouleau. » C’est ainsi que Sofiane (les prénoms ont été changés) entame la consultation lorsqu’il s’assoit face à Nadine Attal. Elle dirige le Centre d’évaluation et de traitement de la douleur (CETD) de l’hôpital Ambroise-Paré (AP-HP) à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine). « Je souffre, je n’en peux plus », dit en préambule cet homme de 44 ans, qui a du mal à se déplacer et porte une minerve. Comme un fardeau, il pose un grand sac plastique qui prend la moitié du bureau et contient son dossier médical. C’est son premier rendez-vous.
En juin 2014, il reçoit une plaque de 100 kg sur la tête alors qu’il est en intérim sur un chantier comme conducteur d’engins. Il se relève, avec un traumatisme crânien léger. Mais quelques semaines plus tard, il décrit des douleurs cervico-brachiales « atroces », puis d’autres vers l’épaule. Presque chaque jour, ses mains se paralysent, une décharge électrique, qui part du trapèze, le laisse à terre. Une IRM a montré une syringomyélie (une cavité à l’intérieur de la moelle épinière), peut-être présente de longue date, mais que le choc a révélée. De plus, il n’a plus de revenus : la société par intérim ne l’avait pas déclaré comme travaillant ce jour-là. Il est donc « en combat depuis trois ans et demi pour obtenir réparation ». A cela s’ajoutent céphalées et nausées tous les matins, « une douleur qui cogne au niveau du front, comme un battement de cœur ». Pour l’apaiser, il prend des médicaments, dont un morphinique, et s’allonge dans le noir, ce qui le fait dormir. Nadine Attal modifie ce traitement qui n’est pas adapté à la migraine chronique. Sofiane a consulté de nombreux médecins, sans amélioration de ses maux.
La douleur a exclu Sofiane du monde d’avant, lorsque « tout allait bien ». Au détour de la conversation, il glisse qu’il devait se marier, avant l’accident, mais que ça va mal dans son couple. Cet homme a de plus un fort sentiment d’injustice et d’exclusion, l’angoisse d’avoir une maladie grave, décrit le professeur Attal. La douleur a envahi sa vie.
Le CETD de l’hôpital Ambroise-Paré fait partie des 250 structures de ce type réparties sur le territoire. Mais seulement 3 % de patients douloureux chroniques bénéficient d’une prise en charge dans l’un de ces centres, où les délais de premier rendez-vous vont jusqu’à plusieurs mois. « Si rien n’est fait, au moins 30 % de ces structures disparaîtront au cours des trois prochaines années » : tel est l’un des constats dressés par le Livre blanc que laSociété française d’étude et de traitement de la douleur (SFETD) a rendu publics mardi 17 octobre, à l’occasion de la journée mondiale de lutte contre la douleur. « Ces centres manquent cruellement de moyens, alors que le nombre de consultations ne cesse de croître. »
« Fardeau pour le patient et un des motifs de consultation les plus fréquents, la douleur reste au XXIe siècle dans le monde un problème de santé non résolu et encore trop souvent ignoré », constate Serge Perrot, président de la SFETD. Au moins 12 millions de Français (soit 20 % de la population) souffrent de douleurs chroniques.
A la différence des douleurs aiguës, les douleurs chroniques durent depuis plus de trois mois et sont souvent accompagnées d’une altération de l’état général. Ce sont des douleurs musculaires, articulaires, neuropathiques (associées à des atteintes des nerfs). Ce « mal du siècle » a inspiré de nombreux écrivains, eux-mêmes confrontés à ce mal. L’œuvre de Baudelaire en est un théâtre où se mêlent ressentis physique et moral. Montaigne en décrit « l’intolérable de sa durée, le désespoir et la révolte lorsqu’elle est méconnue et mal traitée », soulignent Patrice Queneau et Gérard Ostermann dans Soulager la douleur (Odile Jacob, 1998). Bien avant, les philosophes s’y sont eux aussi intéressés de près, tels Epicure et les stoïciens.
Au total, « 70 % des patients douloureux chroniques ne reçoivent pas les soins appropriés », pointe le Livre blanc. « Nos patients sont la plupart du temps en échec thérapeutique répété, ont cinq ans de douleur en moyenne, et des parcours de vie parfois lourds et compliqués », décrit Nadine Attal. « Chacun construit sa propre histoire de la douleur, selon sa génétique, ce qu’il a vécu dans l’enfance, etc. », explique Claire Vulser, responsable du CETD de l’hôpital européen Georges-Pompidou (HEGP, AP-HP).
Des outils de mesure
Pas simple de mesurer la douleur. Il est donc nécessaire de disposer d’outils, telle la réglette, pour noter de 1 à 10, ou l’échelle des visages (content, pas content), notamment pour les personnes qui ont du mal à parler, comme les enfants ou les personnes âgées. « Ressentez-vous des brûlures, des décharges électriques ? », telles sont des questions issues du DN4 (« Douleurs neuropathiques en 4 questions »), publié en 2005 par Didier Bouhassira –médecin et chercheur Inserm au CETD d’Ambroise-Paré – et son équipe. Un questionnaire traduit dans plus de 80 langues. Des outils d’intelligence artificielle commencent à voir le jour. Les chercheurs de l’université de Cambridge ont ainsi présenté en juin un algorithme qui lit les expressions faciales (yeux, bouche…) du mouton et évalue son taux de douleur. Des outils qui pourraient être utilisés chez l’homme.
Pour appréhender la douleur, « les mots ont un sens et peuvent même orienter le diagnostic », explique Nadine Attal. Ainsi une personne « étiquetée » migraineuse depuis longtemps souffrait en réalité d’une raideur du rachis : elle avait fait une chute de cheval à l’adolescence, décrit le docteur Vulser. Il est donc important d’écouter, d’autant plus que beaucoup se sont entendu dire auparavant : « Mais où avez-vous mal, vraiment ? » ou encore « C’est sans doute dans la tête ».
Dans tous les cas, le patient est acteur. « Je ne vous crois plus », dit Bernard en arrivant au CETD de l’hôpital Ambroise-Paré. Il prend de nombreux médicaments, mais a beaucoup d’effets indésirables, comme de violentes démangeaisons. Son corps semble à saturation. Cet homme ressent des douleurs neuropathiques à la suite d’un AVC il y a quatre ans, qui a également laissé quelques séquelles cognitives. « Entre 7 % et 8 % des AVC provoquent des douleurs chroniques, liées à des lésions du système nerveux central, qui sont compliquées à traiter », constate Nadine Attal. Il est essentiel de beaucoup expliquer. Des programmes d’éducation thérapeutique sont proposés, notamment par des associations de patients. « Le malade doit comprendre les soins, il faut lui redonner confiance, l’aider à rester dans l’emploi autant que faire se peut », explique Carole Robert, présidente de Fibromyalgie France et signataire du Livre blanc.
Toute douleur physique a forcément un impact psychologique… et la réciproque est vraie
Expérience désagréable, toute douleur physique a forcément un impact psychologique… et la réciproque est vraie. « Quand les troubles de l’humeur sont très installés, les traitements médicamenteux antalgiques ne suffisent pas », souligne Véronique Barfety-Servignat, psychologue à la consultation douleur et rhumatologie du CHRU de Lille et secrétaire générale de la SFETD. Les douleurs chroniques sont fréquemment intriquées avec des situations de deuil, de séparation ou encore de vécu traumatique (divorce, licenciement, retraite, décès, abus sexuel…). « Alors qu’une douleur persistante qui ne serait pas correctement prise en charge peut provoquer par la suite un tableau dépressif, par épuisement notamment, et majorer le vécu douloureux, une maladie dépressive de prime abord peut s’exprimer aussi sur le mode douloureux », affirment Antoine Bioy, professeur de psychologie clinique (université Paris-VIII), et Véronique Barfety-Servignat.
La douleur a également des répercussions sur la vie sociale, professionnelle, et entraîne souvent un repli, ce qui nécessite un suivi au long cours. Or « l’accès est de plus en plus compliqué du fait de l’engorgement des centres médico-psychologiques, de la réalité financière des prises en charge en libéral et du manque de sensibilisation et de formation à la question de la douleur », regrettent ces deux professionnels.
Médicaments hors la loi
Quand les patients arrivent dans les CETD, « les possibilités thérapeutiques médicamenteuses sont restreintes. Les patients ont déjà essayé de nombreux traitements, parfois même difficiles à arrêter pour les antalgiques opioïdes », explique le professeur Nicolas Authier, chef du service du Centre de la douleur et de pharmacologie médicale du CHU de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme). « L’arsenal médicamenteux est réduit, et les médicaments sont souvent très mal supportés », constate Serge Perrot. Comment alors prendre en charge la douleur ? A côté des antalgiques « conventionnels », classés par l’OMS en non-opioïdes (paracétamol…) et opioïdes (codéine, morphine…), on trouve les antalgiques « adjuvants » (antidépresseurs, antiépileptiques…). De nombreux médicaments sont donc utilisés hors autorisation de mise sur le marché (AMM). « Actuellement, les caisses d’assurance-maladie redressent des centres de douleur pour utilisation de médicaments hors AMM, par exemple la kétamine, pour le péri-opératoire. Le Versatis (patch qui coûte environ 85 euros), indiqué pour des douleurs neuropathiques après un zona, est très largement utilisé hors AMM, car il peut bien marcher pour des douleurs postopératoires, explique Serge Perrot. Certes, il peut y avoir des abus, mais cela peut être le seul recours dans certains cas. Dans ma pratique, je suis à 80 % hors AMM », poursuit-il. La SFETD travaille sur un guide de bonnes pratiques. Didier Bouhassira regrette, quant à lui, qu’« il existe plusieurs molécules, disponibles en Europe, auxquelles on n’a pas accès, telles que le cannabis thérapeutique. On commence à se poser des questions sur des pertes d’opportunités de guérison », constate le spécialiste. Les avis sont divergents sur cette question.
Plus fréquemment, des approches complémentaires sont proposées, comme les thérapies cognitivo-comportementales (TCC), dont la thérapie d’acceptation et d’engagement (ACT), qui vise à défocaliser l’attention, ou encore la méditation de pleine conscience. « Le patient peut de nouveau se reconnecter avec les zones non douloureuses de son corps […]. La pratique méditative, en diminuant l’anticipation liée à la douleur, permet d’alléger le ressenti négatif associé à la perception douloureuse », écrit la néphrologue Corinne Isnard Bagnis dans La Méditation de pleine conscience(Que sais-je ? 125 pages, 9 euros). D’autres approches comme l’hypnose, l’acupuncture, la kinésithérapie, peuvent également être utiles, car elles aussi défocalisent l’attention. « Ces techniques apportent beaucoup au patient, qui n’a pas forcément moins mal, mais le vit différemment, et appréhende mieux son traitement », dit Claire Vulser. De même, de nombreux travaux ont montré que l’activité physique avait des effets positifs sur la douleur. « Le corps sécrète des endorphines, substances anti-inflammatoires qui vont améliorer le fonctionnement des muscles », souligne Serge Perrot dans La douleur, je m’en sors (In Press, collection « Questions de patients », 123 pages, 9,50 euros).
« Beaucoup de travaux visent à personnaliser le traitement de la douleur pour savoir quels types de patients répondent à un traitement donné », explique Didier Bouhassira. Des recherches sont en cours sur les approches non médicamenteuses, notamment la stimulation magnétique transcrânienne, utilisée contre des douleurs résistantes aux traitements conventionnels. Non invasive, cette technique, dénuée d’effets indésirables, est utilisée en routine au sein de l’AP-HP depuis 2014. Il a déjà été montré que cette approche permettait d’obtenir un effet antalgique, durable sur plusieurs mois, chez des patientes atteintes de fibromyalgie. Appelée Transnep, une vaste étude clinique est en cours dans quatre centres (Boulogne-Billancourt, Créteil, Nantes et Saint-Etienne) pour traiter les douleurs neuropathiques. Les premiers résultats sont attendus fin 2017, précise le professeur Bouhassira.
En faire une discipline à part entière
En revanche, certains patients ne s’en sortent pas et gardent des douleurs séquellaires pendant des années. D’autres douleurs très complexes, comme en phase terminale de cancer ou lors de drépanocytose, peuvent être plus difficiles à traiter. Mais l’état de la plupart des malades adressés aux CETD s’améliore. A l’image de Maria, qui souffre depuis cinq ans d’amylose, une pathologie rare caractérisée par des dépôts inhabituels de protéines (substance amyloïde) dans les tissus, entre les cellules. Outre une cardiopathie, l’amylose a provoqué chez elle des douleurs neuropathiques dans la jambe gauche, décrites comme des fulgurances, des décharges électriques, qui étaient « abominables ». Dans son cas, des patchs de capsaïcine à haute concentration, une substance dérivée du piment, ont permis de la soulager. « Pendant deux mois, j’ai oublié que les douleurs existaient », raconte cette femme élégante de 65 ans.
La douleur a longtemps souffert d’une image défavorable au sein même du corps médical. Pourtant, il y a eu une vraie impulsion politique dans les années 1990 avec trois plans douleur, dont celui de Bernard Kouchner et sa loi de 2002.Mais depuis 2012, plus de plans ni de programmes, même si la nécessité de prendre en charge la douleur est inscrite dans l’article 1er de la loi de santé de 2016.
C’est un véritable cri d’alarme qui est lancé par la SFETD, qui tient son congrès du 16 au 18 novembre. Associée à une augmentation de la mortalité et un facteur de risques dans toutes les maladies, la douleur doit être reconnue comme une pathologie à part entière, selon les 60 auteurs du Livre blanc. Ils ont formulé plusieurs propositions. Outre la consolidation des CETD, faire de la médecine de la douleur une discipline universitaire – moins de 20 heures sont aujourd’hui consacrées à la douleur dans les études de médecine – et une spécialité médicale. « Les infirmières ont développé une vraie expertise dans les structures douleur, avec une consultation spécifique, mais cela n’apparaît nulle part. Je peux changer de service d’un jour à l’autre », constate Christine Berlemont, infirmière au CETD de l’hôpital Kremlin-Bicêtre. Si certains centres disposent aussi d’une équipe mobile qui va au chevet des patients, dans les petits établissements, les équipes douleur sont souvent mutualisées avec les soins palliatifs. L’ensemble de ces structures tiennent souvent grâce à des médecins motivés.
Au-delà des centres, qui ne s’occupent que de 3 % des patients douloureux chroniques, « la prise en charge de la douleur dans les Ehpad [établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes] est un véritable scandale, alors même que 50 % de la population âgée a des douleurs », lance Serge Perrot. De même, en psychiatrie, « les personnes schizophrènes, autistes, n’auraient pas de douleurs… ». De plus en plus de patients consultent pour des douleurs postopératoires, qui touchent de 10 % à 50 % des opérés, selon le type de chirurgie. Fait préoccupant : dans le cancer, une étude européenne a montré qu’un malade sur trois ne reçoit pas de traitement antalgique adapté à l’intensité de sa douleur, des résultats qui ne s’améliorent pas depuis vingt ans, note le Livre blanc.
Le traitement de la douleur chronique est en outre un défi économique et social, car celle-ci induit une forte consommation de soins et un important absentéisme professionnel. Près de la moitié des patients douloureux sont concernés par des arrêts de travail de longue durée. Une meilleure prise en charge multidisciplinaire, avec plus de moyens humains, permettrait sans doute de faire des économies.
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