Par Loup Besmond de Senneville, le 6/11/2017
Longtemps tenue loin des bancs de l’université, l’éthique médicale a désormais sa place dans les
formations des futurs soignants, en particulier des médecins.
L’éthique médicale doit-elle s’enseigner à l’université ? C’est une question presque aussi vieille
que le monde. Au Ve
siècle avant notre ère, Socrate se la posait déjà : la vertu peut-elle s’enseigner ?
Peut-on transmettre la morale ou relève-t-elle du cheminement intime et des valeurs de chacun ? Les
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facultés de médecine et autres écoles de professionnels de la santé ont longtemps penché, en
France, pour la deuxième option. L’éthique ne pouvait s’apprendre que sur le terrain, en particulier
durant les stages. Mais depuis le début des années 2000, cette idée est de plus en plus battue en
brèche. En atteste cet avis du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), publié en 2004, qui
interpelle les pouvoirs publics sur la nécessité de privilégier chez les futurs professionnels de santé
la réflexion et le recul critique plutôt que l’accumulation de concepts : « Former à l’éthique, n’est-ce
pas “allumer des feux” plutôt que de “remplir des vases”, pour paraphraser Montaigne ? » L’équipe
de rapporteurs, dirigée à l’époque par le philosophe Pierre Le Coz plaide avec force pour « une plage
de cours centrés sur l’éveil des dispositions au questionnement devant les cas particuliers à la
lumière de la pluralité des situations, des contextes ». Une option déjà défendue quelques mois plus
tôt par Alain Cordier, ancien directeur de l’AP-HP et alors président du directoire de Bayard (éditeur
de La Croix) dans un rapport qui a fait date : « Éthique et professions de santé ».
Les raisons de ce basculement ? « Il y a d’abord eu l’énorme choc auquel nous avons été
confrontés dans les années 1990, avec le sida, répond Nadine Le Forestier, neurologue au centre SLA
de la Pitié-Salpêtrière et membre de l’espace éthique de la région Île-de-France. Cela a modifié notre
rapport au monde : les médecins se sont retrouvés face à des patients qui ont très vite exigé qu’on
les considère et qu’on fasse très vite avancer la recherche. » D’où la mise à mal, selon cette
neurologue enseignant l’éthique dans plusieurs facultés parisiennes, du rapport paternaliste qui
régnait alors en maître entre les médecins et leurs patients. Le besoin d’information des malades a
aussi été renforcé, ces dernières années, par la complexification des soins et des techniques
médicales. « Les patients ont besoin de savoir, ils se renseignent par eux-mêmes, exigent d’être très
vite informés. Aujourd’hui, lorsqu’ils arrivent chez leur médecin pour une première consultation, ils
ont deux dossiers sous le bras : le premier avec des informations tirées d’Internet, et un second avec
des éléments donnés par des associations. »
Désormais, même si chaque université garde la maîtrise des détails de son propre cursus, la
tendance est générale : longtemps optionnels, ces enseignements sont devenus obligatoires dans la
plupart des facultés de médecine. En première année d’études, par laquelle passent désormais tous
les apprentis médecins, mais aussi les futurs pharmaciens, chirurgiens dentistes, sages-femmes et
kinésithérapeutes. À l’université Paris-Descartes, qui accueille chaque année 2 500 étudiants de
première année, le parcours « santé, société, humanité responsables », qui s’étend sur une trentaine
d’heures, prévoit notamment des cours sur la construction de la personne (avec une approche
philosophique, psychologique, sociologique et médicale), ainsi qu’une initiation à l’éthique
médicale. C’est le professeur Christian Hervé qui a mis en place ce parcours – l’un des premiers du
genre dans une faculté française – dès la fin des années 1980. « On a fait intervenir des juristes, des
cliniciens et des patients », se souvient-il, puis quelques années plus tard des sociologues. Il
introduit dans les parcours des futurs soignants des cours sur la vulnérabilité, la citoyenneté et la
notion d’individu. « Tout l’enjeu pour le personnel soignant est de se situer dans la société, en se
plongeant dans la complexité de l’individu », poursuit-il.
Dans la suite de leur parcours, les futurs médecins parisiens recroiseront l’éthique en cinquième
année d’études, durant laquelle ils pourront suivre un cours d’éthique, optionnel. Suivra, l’année
d’après, une dizaine d’heures, obligatoire cette fois, d’« éthique, médecine du travail, santé
publique ». De fait, le programme officiel d’études médicales publié en 2013 par le ministère de
l’enseignement supérieur fait une place à part entière à l’éthique médicale, alors qu’elle était
auparavant intégrée à l’apprentissage de la déontologie. Les textes sont précis, énonçant sept
thèmes : à la fin de l’externat, c’est-à-dire au bout de six années d’études, les futurs médecins
devront ainsi connaître les principes éthiques relatifs à des sujets comme l’IVG, le diagnostic
préimplantatoire, le don d’organes, la recherche biomédicale, le consentement aux soins, les
malades vulnérables et la fin de vie.
« Ces étudiants se préparent à entrer dans un monde professionnel où les règles juridiques et les
évolutions techniques se sont multipliées, constate le père Bruno Saintôt, directeur du département
d’éthique biomédicale du Centre Sèvres. La pression sur eux sera très lourde. » Ce prêtre intervient
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régulièrement au Centre Laennec, un établissement jésuite qui accueille, à Paris, Lyon et Marseille,
plusieurs centaines de futurs médecins, parallèlement à leur formation. Ils y révisent leurs cours,
s’entraident pour la préparation des écrits et des oraux, et se forment aux questions éthiques. Au
programme : examen de cas cliniques susceptibles de poser des cas de conscience et discussion
sur la manière de les prendre en charge. « Nous prenons en compte la partie éthique du dossier, mais
aussi l’aspect juridique, la vie et les valeurs du patient », explique le père Saintôt. C’est à travers le
passage au crible de ces dilemmes médicaux que les étudiants apprennent peu à peu à raisonner par
eux-mêmes, tout en tenant compte des avis des autres, et à dépasser leurs émotions. « J’insiste
toujours beaucoup sur la qualité de la relation. Comment j’entre en relation avec mon patient ?
Quelle relation je bâtis avec lui ? Comment est-ce que je prends en compte la vie de la personne ?,
interroge le jésuite. Une fois médecins, il faudra que ces étudiants soient capables d’une chose
essentielle, et éminemment difficile : prendre des décisions tout en étant confrontés au tragique. »
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