Les disputes incessantes entre les « analytiques » et les « combatifs », notamment sur l’islam en France, l’immigration, la religion et le terrorisme, offrent un spectacle affligeant, estime Michel Guerrin, rédacteur en chef au « Monde ».
C’est une guerre intellectuelle dont les protagonistes s’envoient du mépris en guise de roquettes. Le champ de bataille est celui de la sociologie et les acteurs des sociologues. Les deux camps s’affrontent sans dialoguer. Leurs joutes sont pourtant passionnantes, par des livres, articles ou interventions dans les médias, qui sont deux façons d’analyser la société. Tous les sujets y passent. Mais ils ne voient pas la même chose. Mais alors pas du tout.
D’un côté, il y a les sociologues scientifiques ou analytiques, qui disent laisser leurs convictions au vestiaire pour décrypter la société. De l’autre, les sociologues engagés ou critiques, pour qui nos institutions sont d’abord une machine à fabriquer des puissants et des faibles, des oppresseurs et des opprimés. A les écouter, les scientifiques seraient les complices de la droite, les autres de la gauche radicale.
L’opposition est vieille comme la sociologie. Mais elle revient au galop. C’est le seul camp analytique qui rouvre les hostilités. Gérald Bronner et Etienne Géhin viennent de signer Le Danger sociologique(PUF, 244 p., 17€), qui fait polémique (« Le Monde des Livres » du 6 octobre). Le prochain numéro de la revue Le Débat, en librairie le 23 novembre, contient un dossier dont le titre est du même tonneau : « La sociologie au risque d’un dévoiement ». Les contributeurs sont Bronner et Géhin, Dominique Schnapper, Olivier Galland, Pierre-Michel Menger et Nathalie Heinich. Un colloque devait prolonger en décembre le débat – il a été ajourné.
Une cabale des « combattants »
Ces auteurs s’inquiètent du poids pris par la sociologie engagée à l’université ou ailleurs, notamment chez les jeunes chercheurs. Ils sont effarés par la façon dont sont menées les enquêtes, la façon dont « les combattants » font parler les statistiques, manient le sophisme, font l’impasse sur les questions qui dérangent leurs convictions, oublient de citer des publications qui les contredisent. Cela vaudrait pour nombre de sujets, par exemple le fait que les différences entre l’homme et la femme seraient uniquement des constructions sociales. Mais c’est un autre sujet qui pousse les « analytiques » à sortir du bois : la manière dont les « combatifs » abordent l’islam en France, l’immigration, la religion, le terrorisme tout en clouant au pilori quiconque a une autre lecture.
Quand le sociologue Hugues Lagrange écrit en 2010 dans Le Déni des cultures (Seuil) que le mal d’intégration des jeunes des cités ne s’explique pas seulement par le déclassement économique et social mais par des facteurs culturels – famille, religion, rôle des femmes, etc. –, il est l’objet d’une cabale venant des sociologues engagés. Pour un peu il serait raciste. Quand, en 2016, l’écrivain algérien Kamel Daoud, après les violences sexistes de Cologne durant la nuit du Nouvel An, écrit que le monde arabo-musulman a un « rapport malade à la femme, au corps et au désir », il se fait démolir et traiter d’islamophobe. Cette fracture des sociologues fait enfin penser à la guéguerre que se livrent deux voix fortes sur la montée du sentiment djihadiste en France, à savoir Gilles Kepel et Olivier Roy. Le premier privilégie le facteur religieux, le second le facteur social.
Les sociologues analytiques savent bien que la pauvreté, les barres d’immeubles sinistres, l’école dégradée, l’accès à l’emploi au faciès construisent une génération dans la douleur. Ils disent juste que c’est plus compliqué. Que la culture, la religion et le libre-arbitre déterminent aussi le devenir de chaque personne. « Ceux qui m’attaquent oublient la moitié du problème », nous confiait Hugues Lagrange, il y a quelques mois.
Les mésaventures de Lagrange et de Daoud sont prolongées par Olivier Galland dans Le Débat. Dans son texte « La sociologie du déni », l’auteur affirme que la grande majorité des enquêtes des sociologues qui travaillent sur les immigrés et leur intégration sont construites « autour d’une conception victimaire ». Ces études disent beaucoup sur ce que les immigrés, leurs enfants et petits-enfants subissent, très peu sur ce qu’ils pensent de la France, du mode de vie occidental, du statut de la femme, de la religion, de l’homosexualité, etc. – comme si les immigrés formaient une entité déresponsabilisée par la discrimination. Ces questions, Galland les a alors posées dans une étude dont les premières indications qu’il donne dans Le Débat ont de quoi inquiéter.
« Du Bourdieu mal digéré »
Nathalie Heinich, qui vient de publier Des Valeurs, une approche sociologique (Gallimard, 416 pages, 25 euros), prix Pétrarque de l’essai France Culture-Le Monde 2017, moquait déjà les idéologues de l’observation sociale dans un livre de 2009, Le Bêtisier du sociologue (Klincksieck). Elle qui a fait sa thèse avec Pierre Bourdieu s’en prend aux enfants du maître : « Ils font du Bourdieu mal digéré. Ils sont si orientés, si habités par la culpabilité colonialiste, qu’ils ne découvrent rien, ne voient rien, ne veulent pas le voir, sont juste au chevet du parc des opprimés qu’il ne faut jamais heurter. » Ainsi, nous aurions peu d’études sur la montée de l’antisémitisme chez les musulmans, l’échec du multiculturalisme, les zones de non-droit dans les banlieues, la façon dont la religion a fait disparaître la mixité de l’espace public, etc.
Nathalie Heinich, qui se range dans la gauche réformiste, l’a constaté à ses dépens : « Poser des questions, c’est être qualifié d’islamophobe ou être mis dans les filets de l’extrême droite. » Il faudra pourtant que les deux camps se parlent. Car le spectacle des disputes est affligeant. Nathalie Heinich parle de « dérive suicidaire » d’une sociologie française en perte d’influence. Mais dialoguer n’est pas gagné quand on pense à ce que nous disait Kamel Daoud : « Nous vivons une époque de sommations. Si on n’est pas d’un côté, on est de l’autre. »
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