Hier inconnue, la bédéaste, décidée à « mettre fin au patriarcat », a connu un succès fulgurant en popularisant le concept de charge mentale.
Un pot sans prétention, un apéro au punch maison, avait annoncé l’éditeur Florent Massot au patron de La Caravane, un bar de quartier du 11e arrondissement, à Paris. Il y aurait une quinzaine de personnes : la petite équipe de la maison d’édition qu’il venait de relancer, quatre-cinq amis d’Emma, l’auteur dont on fêtait la parution du premier album, Un autre regard (110 pages, 16 euros), et peut-être quelques lecteurs. Une invitation avait été lancée sur Facebook.
Florent Massot est arrivé vers 18 heures, ce jeudi de la mi-mai, avec cinquante exemplaires sous le bras et l’espoir d’en écouler une trentaine. Des gens font la queue sur le trottoir. « Vous venez pour qui ? », demande-t-il. « Emma ! » « Et vous la connaissez depuis longtemps ? » « Hier, mais je suis fan de ce qu’elle fait. Elle a mis un mot sur ce que je vis. » Quand elle est arrivée, Emma, alors bédéaste amateur qui venait de remettre au goût du jour la notion de charge mentale, cette tâche invisible endossée majoritairement par les femmes qui consiste à planifier et à organiser la vie de famille, n’a pas tout de suite saisi qu’ils, enfin, plutôt elles, étaient là pour elle. Le pot sans prétention s’est mué en une soirée dédicace hors norme. Trois heures ininterrompues, 140 exemplaires vendus. Il a fallu réapprovisionner dans la soirée. Du jamais-vu pour une inconnue.
« Dessins moches » mais engagés
La veille, au réveil, la jeune femme, Emmanuelle à l’état civil, Manu pour ses proches, a cru à un bug en voyant que sa bande dessinée Fallait demander, postée sur le Net, avait été partagée plus de 25 000 fois dans la nuit. Mais des journalistes appelaient, 150 000 nouvelles personnes visitaient sa page : ses vignettes sur la charge mentale faisaient bel et bien le buzz.
Dans les jours qui suivent, Un autre regard passe numéro 1 des ventes sur Amazon. L’Express.fr bat son record d’audience avec l’article consacré au « syndrome des femmes épuisées d’avoir à penser à tout » (2 millions de lectures). Et les demandes de traduction – en anglais, coréen, italien, géorgien – affluent de toutes parts. « Des Indiennes et des Malgaches m’ont raconté que la chaussette qui traîne par terre, c’est la même scène dans leur maison, explique Emma, loin d’avoir anticipé un tel emballement. Je savais que le patriarcat était universel, mais j’ignorais que la façon de le vivre dans le couple l’était aussi. »
Six mois plus tard, ses dessins, qu’elle qualifie elle-même de « moches » mais engagés, souvent inspirés de son quotidien – le gars chauve et barbu, c’est Romain, le père de son fils de 6 ans –, font toujours autant parler. Le tome 2 d’Un autre regard vient de sortir (Massot Editions, 16 euros, 110 pages). Les soirs de dédicace, les librairies sont pleines.
Mais le tour de force de l’auteure, ingénieure en informatique la semaine – plus pour très longtemps –, n’est pas tant d’attirer les foules (250 000 abonnés sur Facebook) que d’avoir réussi à imposer dans les dîners des sujets laissés sous le tapis. Des femmes qui n’avaient jamais milité la contactent pour savoir comment s’engager. Des hommes la remercient de leur ouvrir les yeux. La pétition pour l’allongement du congé paternité lancée en mai, c’est Thibaud, trentenaire parisien, qui a compris, en lisant Les Vacances, que laisser une jeune mère épuisée, seule avec son nourrisson de dix jours dont elle n’a pas forcément le mode d’emploi, n’a pas de sens.
« Mes sujets féministes sont ceux qui marchent le plus car les gens, et surtout les femmes, pensent que ce qui les concerne n’est pas de la politique, explique la jeune femme. Moi, je pense que si. Mon projet de l’année à venir, c’est de montrer que la politique, c’est ça » – parler épisiotomie, comprendre pourquoi les hommes se font « parfois douloureusement attendre » quand sonne l’heure du bain –, et non pas seulement « un truc chiant et éloigné de nous ». Cette politique de proximité dont Titiou Lecoq, l’auteure de Libérées (Fayard, 260 pages, 17 euros), martèle qu’elle se joue devant le panier de linge sale.
« Le patriarcat m’avait mis dedans »
Emma tait encore son nom au cas où sa décision de se consacrer à temps plein à l’écriture ne serait pas viable sur le long terme. Elle a grandi près de Troyes, dans l’Aube, dans un village de 400 habitants, où cohabitent de « vieux gauchos, enseignants », dont ses parents, profs de maths, et des familles « très vieille France ». Sa sœur et elle portent des prénoms mixtes, n’ont pas reçu de mini-aspirateur à Noël ; mais c’est surtout une ambiance lourdingue au travail, voire sexiste, plus que cette éducation « hors des sentiers battus », qui l’a rendue féministe.
« Les hommes qui posent le plus de problème ne sont pas les machos, mais ceux qui ont des problèmes de virilité, dit-elle. Ils compensent le fait de ne pas avoir de femme en leur refusant toute forme de droit. Sur le consentement, ils ne sont pas au point, peuvent avoir des comportements sexuels abusifs, du type, je vais attendre que ma meilleure amie soit bourrée pour tenter le coup. Or, j’ai beaucoup travaillé avec des gens comme ça. »
Etre une fille dans le milieu très masculin de l’informatique lui a d’abord facilité la tâche. « Mais, quand j’ai commencé à prendre des responsabilités, ils n’étaient plus d’accord. Ils ne pouvaient plus se mettre dans la position du sauveur qui aide la princesse. » Passent encore les remarques sur les tenues, la parole coupée, le haussement de ton. Quoique. La planche sur le gars, casque sur les oreilles, qui prie sa chef enceinte d’attendre la fin de sa chanson pour lui répondre, c’est du vécu.
Mais la fois, en revanche, où son supérieur, le genre « gluant, à réclamer sa bise tous les matins », lui jette son stylo dans le décolleté, est celle de trop. Ses collègues grognent aussi. « Je lui parle. Il me répond qu’il fait ça pour nous faire plaisir. Puis, en entretien annuel, il explique qu’il m’aimait bien au début, j’apportais de la fraîcheur à l’étage, mais j’étais devenue arrogante. Il me rétrograde, me sucre prime et augmentation. » L’épreuve dure quatre ans avant qu’elle démissionne.
Comme d’autres, elle s’est « sentie nulle », a pensé que « c’était [sa] faute ». Jusqu’à ce que des amis lui expliquent que ses compétences n’étaient pas en cause. Elle souffrait d’être une femme, point. King Kong Théorie (Grasset, 2006), de Virginie Despentes, devient son livre de chevet. Les blogs Crêpe Georgette, Ça fait genre, ses lectures en douce au bureau. Elle traîne sur les forums, grands lieux de débats. « Le patriarcat m’avait mis dedans, j’allais donc mettre fin au patriarcat. » « Je suis très tenace, prévient-elle. Quand j’ai un truc, je ne lâche pas. J’ai passé cinq ans à essayer de faire des macarons parfaits. Malheureusement, je ne pensais pas que s’attaquer au patriarcat prendrait autant de temps. »
Tout le monde veut son petit bout
Le collectif contre le harcèlement de rue la tente, mais les réunions où tout le monde parle fort sans réussir à s’organiser pour coller des affiches, ça n’est finalement pas son truc. Elle préfère vulgariser, éduquer. Diffuser des idées pour que d’autres fassent le même chemin qu’elle. Pourquoi cette culture du présentéisme au travail alors que les enfants attendent ? Et ces femmes à moitié nues sur les murs du métro ? L’audience de son premier blog féministe stagne malgré les fiches pédagogiques qu’elle distribue le matin, à la sortie du métro, avant d’aller au travail. Et puis, un jour, elle griffonne trois dessins sur l’une. Les regards s’arrêtent. Début 2016, entre deux manifestations contre la loi travail, elle lance la page Emmaclit.
Emma, aujourd’hui, c’est la féministe sympa que tout le monde rêve d’inviter pour la Journée des femmes, le 8 mars, ou pour animer une conférence sur le plafond de verre dans l’entreprise. Marlène Schiappa, la secrétaire d’Etat chargée de l’égalité des droits hommes-femmes, l’a rencontrée. La Warner, le magazine La France agricole, la plus grande librairie belge, la médiathèque de Millau… Tout le monde veut son petit bout d’Emma.
Elle n’accepte pas tout, fait le tri. Aider quatre jours des ados à imaginer le monde du travail de 2050 la séduit. Dessiner la campagne de prévention contre les violences faites aux femmes de sa ville, Ivry-sur-Seine, dans le Val-de-Marne, aussi. Soutenir Benoît Hamon (ex-PS), elle qui vote Philippe Poutou (NPA), beaucoup moins. Etre payée 3 000 euros par une société de femmes de ménage qui communique sur l’allégement de la charge mentale, il n’en est pas question. Quant à la marque de régime qui l’a contactée pour vanter le seul programme minceur sans… charge mentale, il y a de grandes chances qu’elle se retrouve dans une prochaine BD sur le « féminisme washing » qu’elle s’est promis d’écrire.
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