LE MONDE | | Par Philippe Dagen (envoyé spécial à Francfort-sur-le-Main (Allemagne)
L’exposition « Geschlechterkampf, de Franz von Stuck à Frida Kahlo » à Francfort explore les représentations de la femme en Europe, des années 1860 aux années 1940.
Gustav Adolf Mossa (1883–1971) She, 1905 Oil on canvas, 80 x 63 cm
Musée des Beaux-Arts, Nizza. LAURENT THAREA / VG BILD-KUNST, BONN 2016
Geschlechterkampf » (« Lutte des sexes ») : l’impressionnante exposition du Städel Museum de Francfort énonce clairement son sujet et la violence de celui-ci. Elle se confirme avant même d’y entrer, puisque s’affiche sur la façade du musée l’agrandissement à la taille d’une bâche d’Elle, œuvre de Gustav-Adold Mossa. Une très jeune femme nue et géante, seins sphériques et regard candide, est assise sur un tas de corps également nus, mais de taille bien plus réduite, femmes et hommes entrelacés et écrasés par la déesse. Quelques taches de sang souillent ses cuisses et ses doigts. Le symbole est plus qu’explicite et, porté à de telles dimensions, il devrait effrayer les passants. A moins que ceux-ci n’y voient que la confirmation d’une très ancienne conviction : la femme est maléfique. Ses armes sont ses charmes et les désirs qu’ils suscitent. « Tu marches sur des morts, Beauté, dont tu te moques », écrit Baudelaire dans Les Fleurs du mal.
Le sujet est donc simple. Que la plupart des religions et bien des cultures aient considéré la femme de cette façon – coupable, forcément coupable – et qu’il continue à en être ainsi aujourd’hui dans une majorité de sociétés, ce serait perdre son temps qu’en aligner les preuves. Qu’est-ce qui fait cependant l’intérêt et l’originalité de l’exposition ? Son aire temporelle et géographique large : près d’un siècle, des années 1860 aux années 1940 en Europe, avec une attention particulière portée aux pays germanophones. La diversité des modes d’expression confrontés : peintures, sculptures, photographies, gravures et films. Et la cohérence et la continuité obstinées des thèmes, qui traversent époques et catégories artistiques, du préraphaélisme anglais à la Nouvelle Objectivité allemande et au surréalisme français en passant par les variantes du symbolisme international.
Dans les pays modernes de la révolution industrielle et de la foi dans le progrès, il se trouve un nombre considérable d’artistes – masculins évidemment – pour montrer la femme comme un être essentiellement charnel, qui se rit de la vertu et s’ingénie à faire abandonner à l’homme les principes moraux auxquels il serait, quant à lui, par nature attaché. Ils manifestent cette certitude en réactivant sans cesse des mythes et des symboles.
Un cortège mortel
La femme est elle-même un genre de serpent : John Collier et Franz von Stuck font glisser entre les seins et autour des hanches de leurs modèles des pythons luisants. Elle est aussi la fille de Méduse, fascinante et mortelle : von Stuck à nouveau, Félicien Rops, Carlos Schwabe. Elle se nomme Salomé, Dalila ou Judith, qui triomphent de la force mâle par la fascination et la séduction rusée : Max Liebermann, Lovis Corinth, Gustave Moreau, Aubrey Beardsley ; mais aussi Fritz Lang, dans Metropolis (1927), ou Georg Pabst, dans Loulou, La boîte de Pandore (1929). Des séquences judicieusement choisies en sont projetées près des peintures.
De ces assassines au vampire féminin et à la sphinge sanglante, il n’y a qu’une mutation : Mossa, Moreau, von Stuck, Gustav Klimt, Edvard Munch, auquel une salle remarquable est consacrée. Ce cortège mortel est accompagné d’amazones guerrières, de prêtresses du phallus, de ménades qui poursuivent le malheureux Penthée pour le mettre en pièces et d’une Clytemnestre courroucée dont la hache est rouge du sang d’Agamemnon. Cette toile-ci est de Collier et, à défaut d’être un chef-d’œuvre, elle a le mérite de la rareté.
EDVARD MUNCH (1863–1944) Asche, 1925. Munch Museum, Oslo. Munch Museum
Les auteurs de l’exposition ont en effet glissé intelligemment des œuvres méconnues parmi d’autres canoniques – les Munch, Klimt ou Moreau. Ainsi évitent-ils la monotonie d’un répertoire iconographique. La Berlinoise Jeanne Mammen est l’une des nouveautés : formée à Paris et Bruxelles au début du XXe siècle, elle s’empare de ces figures pour les réinterpréter dans des aquarelles si complexes de composition et sinueuses de lignes qu’elles paraissent préfigurer le dessin de Philippe Druillet, des décennies plus tard. Tout y est, du serpent au vampire, au sacrifice humain et au baiser du squelette, mais avec une légèreté qui retire aux sujets l’intention tragique que les artistes masculins exaspèrent jusqu’au grotesque. Grotesque volontaire parfois ? On s’interroge quand Leo Putz imagine, en guise d’allégorie, un combat entre des escargots mâles – teint sanguin ou brun – et femelles – nacré dans ce cas. La scène se passe sur une plage, et les gastéropodes énervés se tirent les antennes. On en reste pantois.
L’exposition démontre ainsi combien est vive la question des relations entre les sexes dans la seconde moitié du XIXe et jusqu’en 1914, et combien pèse un ordre social qui contraint la femme à choisir entre deux destins, la maman ou la putain. Que la psychanalyse soit apparue dans ce contexte paraît une évidence : elle répond à une crise suraiguë, dont ces images sont les preuves les plus claires, y compris par leur nombre et leur caractère répétitif.
L’ex-criminelle devient victime
Mais, en poursuivant son enquête après la première guerre mondiale, l’exposition montre aussi combien les fonctions s’inversent alors. Plus de Salomé ni de diablesse rousse, mais des prostituées tabassées ou égorgées, des viols, l’exploitation des corps : Otto Dix, Karl Hubbuch, Heinrich Davringhausen. On aurait pu ajouter George Grosz et Max Beckmann, pour vérifier combien l’ex-criminelle devient victime et son ex-supposé esclave son bourreau. Il y a là, outre l’intérêt propre des œuvres et, à nouveau, des raretés telles la Prostituée battue, de Josef Scharl, et les aquarelles des bordels de Hambourg d’Elfriede Lohse-Wächtler, un phénomène social et politique dont l’intensité se voit mieux grâce au contraste manifeste avec ce qui précède. Qu’une large place soit consacrée à Hannah Höch, Claude Cahun, Lee Miller et Frida Kahlo est logique : parce qu’elles sont représentées ici par des œuvres où la dérision de la virilité s’obtient par la satire, l’obscénité ou la parodie ; mais surtout parce que l’effondrement des vieux stéréotypes phallocratiques a été l’une des conditions nécessaires à l’apparition de l’artiste de sexe féminin, enfin.
Geschlechterkampf, de Franz von Stuck à Frida Kahlo, Städel Museum, Dürerstrasse 2, Francfort. Du mardi au dimanche de 10 heures à 18 heures, 21 heures les jeudi et vendredi. Entrée : de 12 € à 14 €. Jusqu’au 19 mars. Staedelmuseum.de.
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