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mardi 31 janvier 2017

Quand l’école de la vie s’invite en classe

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | Par 


Radieux, vingt-quatre enfants et six adultes forment un large cercle. Les premiers ont 9 à 10 ans, l’âge idéal pour entrer dans la ronde. La fin de l’enfance est proche, mais l’heure de la rébellion n’a pas encore sonné. Il faut saisir ce répit – deux, trois ans ? – avant l’irruption de l’adolescence. Nous sommes dans une classe de CM1, à l’école Beausoleil, à La Chapelle-sur-Erdre (Loire-Atlantique), début janvier.

Tous, ils jouent le jeu avec ferveur. Le jeu ? C’est le « Swizz ». Les joueurs font circuler une « boule d’énergie » fictive, qui obéit à leurs ordres et à leurs gestes. « Boule de feu ! », lance une fille, bras tendus à l’horizontal, poignets joints, dans la position du lanceur de Dragon Ball Z (une ­série tirée d’un manga). Et tous les joueurs de se pencher en arrière pour esquiver le feu. « Swizz ! » : la balle reprend sa ronde sur la droite. « Ya ! » : elle file à gauche. « Olé, colère ! », enrage un blondinet : c’est qu’il a confondu les règles. Il tape des pieds au sol. Cette (fausse) fureur passée, tous les joueurs lancent en chœur : « Olé ! »

« C’est un rituel qui soude le groupe », glisse ­Cécilia Sallé, chargée de mission à l’Ireps (instance régionale d’éducation et de promotion de la santé) des Pays de la Loire, qui anime cet atelier. Les yeux brillent, les rires fusent. A l’évidence, le jeu séduit. Un jeu ? Son enjeu est des plus sérieux. Il s’agit d’apprendre aux enfants à – bien – vivre ensemble. Avec leurs semblables, et même avec ceux qui ne leur ressemblent pas. Brûlant défi. Il tient en un aphorisme : « Avant de s’agrandir ­au-dehors, il faut s’affermir au-dedans », affirmait Victor Hugo, psychologue avant l’heure (Post-Scriptum de ma vie, 1901).


A l’école Beausoleil, en ce matin de janvier, l’objectif était bien de renforcer les « compétences psychosociales » des enfants. Mais encore ? Derrière cette nébuleuse, se cache un concept défini par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en 1993. « Les compétences psychosociales sont la capacité d’une personne à répondre avec efficacité aux exigences et aux épreuves de la vie quotidienne », écrit l’OMS.

Vaste défi, en effet. Il faut – faudrait ? – pouvoir identifier, manifester et réguler ses propres émotions ; exprimer ses points de vue ; comprendre les émotions et parfois défendre l’opinion d’autrui ; savoir coopérer, décider, persuader ; résoudre les conflits et gérer les situations difficiles ; s’affirmer et résister à la pression des pairs ; forger une pensée critique et créative…
Ce « parfait petit être sociable » existe-t-il ? Et de telles ressources peuvent-elles s’apprendre autrement qu’à l’école de la vie, en tâtonnant ? Eh bien la réponse est oui. Il y a des centaines de programmes conçus pour cela. Depuis deux à quatre décennies, ils sont développés dans les pays anglo-saxons. La plupart s’adressent aux enfants âgés de 3 à 15 ans. Aux Etats-Unis, ils sont même déployés dans les apprentissages scolaires courants.

En France, le concept reste méconnu. Pour autant, ces programmes commencent à être expérimentés en milieu scolaire. C’est même un champ éducatif « en plein essor », assure Béatrice Lamboy, docteure en psychologie clinique. « Cette prise de conscience de l’importance de développer les compétences psychosociales des enfants est assez ­récente en France. Mais elle progresse très vite », confirme Pascale Haag, psychologue, maître de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS, Paris).

D’où vient cet engouement ? « Des centaines d’évaluations des programmes internationaux de renforcement de ces compétences, et plusieurs ­méta-analyses, ont montré leurs bénéfices à court et long terme », indique Béatrice Lamboy. Ils réduisent les problèmes anxio-dépressifs et de comportement ; permettent un meilleur développement psychologique ; limitent les addictions au tabac, à l’alcool, aux drogues ; réduisent les comportements violents, agressifs, délinquants… Enfin, ceux qui en bénéficient ont de meilleurs résultats, et améliorent leurs diplômes et leur insertion dans la société. « Nos comportements prosociaux durant l’enfance prédiraient mieux notre niveau de revenus à l’âge adulte que notre QI », note Maria Melchior, épidémiologiste à l’Inserm.


Des bienfaits confirmés



Deux exemples de programme, parmi bien d’autres. Life Skills Training est développé depuis plus de vingt ans aux Etats-Unis, chez les 8-11 ans ou les 11-14 ans, en milieu scolaire. Une quinzaine d’études ont montré son efficacité. Le taux de consommation de cannabis, d’alcool et de tabac serait 59 % à 75 % plus faible dans le groupe ayant bénéficié du programme, par rapport à un groupe contrôle. Cette réduction se maintiendrait à 45 % six ans après.

Le Bullying Prevention Program a été développé en Norvège pour réduire les conflits dans les écoles. En 1984-1985, il a été évalué auprès de 2 500 jeunes. Huit et vingt mois après l’intervention, le nombre de jeunes ayant déclaré avoir commis des brutalités ou en avoir été victimes était réduit de moitié. Il y avait aussi moins de vandalisme, de bagarres, de vols, d’états d’ivresse… En Angleterre, en Allemagne, aux Etats-Unis, ce programme a confirmé ses bienfaits.

Comment adapter ces interventions au contexte français ? Comment les déployer ? Les Pays de la Loire font figure de pionniers. Une expérimentation a été lancée par l’agence régionale de santé (ARS) et le rectorat de Nantes, en partenariat avec l’enseignement catholique. Son but : transférer aux enseignants (CM1, CM2 et 6e) les aptitudes à développer ces compétences chez leurs élèves. L’Ireps, qui a conçu un Cartable des compétences psychosociales (CPS), forme les enseignants et ­co-intervient en classe.

« A ce jour, plus de 6 000 élèves et plus de 240 enseignants de la région ont eu accès à ce Cartable des CPS. L’ARS consacre 250 000 euros par an, sur trois ans, à cette expérimentation », précise Daniel Rivière, de cette ARS. Vaut-il mieux qu’un éducateur pour la santé et un enseignant co-interviennent en classe ? Que les enseignants reçoivent une formation initiale, continue ou à distance ?

Retour à l’école Beausoleil. Après le rituel de la « boule de feu », on entre dans le vif du sujet. « Je suis en colère et je me calme » : tel était l’objet de la séance. Les élèves sont répartis en trois groupes. Autour d’une table, huit élèves et deux adultes planchent. Théo s’essaie à mimer « avoir les oreilles en feu ». Pour Victor, ce sera « être rouge comme une tomate ». Claire pioche « se sentir comme un volcan en éruption ». Pas ­facile… « Qui peut raconter quand il a été en ­colère ? », ­demande Cécilia, l’animatrice de l’Ireps. « Quand j’ai beaucoup révisé et que j’ai eu une mauvaise note ! », lance Margot.

« Comment savez-vous que vous êtes en colère ? Et comment repérer la colère chez les autres ? », poursuit l’animatrice. Le cœur bat plus vite, la voix devient grave, les sourcils se froncent… ­Chacun y va de son symptôme. Ensuite, Cécilia ­demande à chacun d’écrire sur des post-it ses idées pour « redescendre du toboggan de la colère ». « Moi, c’est de taper sur mon petit frère qui me soulage. Il chouine, je rigole tranquillement », dit Raphaël, à la tête d’ange. « Il y a d’autres façons de faire, tout de même », plaide ­Cécilia. Des idées plus clémentes fusent : faire des câlins à son chat, crier dans l’oreiller, ­s’isoler, jouer dans sa chambre, faire du ping-pong… « Je respire fort et doucement », propose Solenn, la maîtresse.

Une fois descendu du toboggan, qu’est-ce qu’on peut faire ? « S’excuser »« faire la paix », disent les enfants. « Parler, aussi, simplement », suggère Cécilia. Puis on passe aux « cartons de retour au calme ». Chacun tire un carton. Pour décolérer, la « sauterelle » propose de sauter 25 fois sur place. Le « journaliste », de raconter sa colère. « L’artiste », de la dessiner. Le « zen », de répéter 10 fois dans sa tête, les yeux fermés : « Je suis calme, détendu… »


Réponse à des comportements difficiles


La séance tire à sa fin. Le cercle se reforme. Chacun dit s’il a aimé ou non l’atelier – il y a une bonne majorité de oui. Et c’est le rituel de clôture : l’animatrice lit une page des Petits Délices, d’Elisabeth Brami, un livre sur les plaisirs partagés. « Bonne journée, on se revoit dans deux ­semaines », conclut Cécilia.

Réactions à chaud des enfants. « On arrive à se comprendre, à savoir ce qui énerve l’autre », ­relève Elouan. « J’ai bien aimé, on pouvait dire tout ce qu’on ressentait. Mais plein de monde n’écoutait pas », dit Romane. « Moi j’aime le ­rituel du début, ça nous donne de l’énergie », ­renchérit sa copine Romane.

« Pour les plus timides, cette approche accélère la mise en relation avec les autres, analyse ­Solenn. Elle nous donne aussi un autre regard sur nos élèves. » Pas facile, pour autant, de mesurer ses ­effets à court terme. « Nous étions ­demandeurs de cette approche en réponse à des comportements difficiles en cour de récréation », explique le directeur, Jean-François Bretagne. Son école accueille des élèves de milieux plutôt favorisés.

Quels sont les établissements qui bénéficient de ces interventions. « Etre situé dans un quartier prioritaire est un critère, mais ce n’est pas le seul », observe Cécilia. Au rectorat, Jean-Yves Robichon en atteste : « Nous sommes dans une logique de réponse aux demandes des établissements. » Leur motivation est un élément-clé.

« On travaille pour l’avenir », espère Jean-François Bretagne. Pour Didier, enseignant en CM1la mise en place de cette action a eu « dès l’an dernier des effets bénéfiques sur certains enfants. L’un d’eux, qui ne supportait pas la contradiction ni l’échec, a pu verbaliser la situation, comprendre le point de vue des autres ». Mais ces activités en petits groupes demandent la disponibilité d’un grand nombre d’adultes, pointe-t-il.

Et hors du temps scolaire ? « Ces interventions nous aident à construire des choses avec les élèves, comme les règles de vie dans la cour. En cas de ­conflit, elles aident les enfants à discuter, écouter l’autre, trouver un compromis », témoigne Jean-Louis, responsable éducatif de la ville de La Chapelle-sur-Erdre.


De plus en plus de demandes


« La mairie nous accompagne », relève Jean-François Bretagne. Tous soulignent l’intérêt d’une ­approche plus globale. « Notre objectif est de décloisonner nos actions de prévention en santé », dit ­Véronique Josse, coordinatrice du projet éducatif de La Chapelle-sur-Erdre. Par exemple, les directeurs des différents centres municipaux en lien avec la jeunesse (centre d’accueil et de loisirs, centre de la petite enfance, animation sportive…) suivent aussi des formations aux compétences psychosociales. L’idée ? Qu’ils diffusent ces pratiques.

« Il faut travailler auprès de l’ensemble des communautés autour de l’enfant », confirme Anne-Léopoldine Vincent, médecin-conseil auprès du recteur de Nantes. La maison des adolescents (MDA) de Nantes est aussi partie prenante. « On dit que l’âge de 8-12 ans est idéal pour la prévention, mais en début de collège c’est toujours possible. En quatrième, c’est plus difficile », témoigne Yanna Le Pen, animatrice socioculturelle à la MDA. Elle ­co-intervient en collège pour renforcer les CPS. « Ce sont toujours des projets construits avec l’équipe pédagogique de l’établissement. Depuis un à deux ans, nous avons de plus en plus de demandes, souvent autour du vivre-ensemble. » Des ateliers ludiques permettant aux collégiens de mieux se connaître, dès l’entrée en sixième, peuvent aider à lutter contre le harcèlement.

Mais chez des enfants en difficulté, qu’apporte la démarche ? Le 3 janvier, à l’école Beausoleil, un élève n’a pas pipé mot. « C’est un enfant qui a des relations compliquées aux autres, le contexte ­familial est difficile », souligne Solenn. L’enjeu, dans son cas, serait un accompagnement familial. Avec cet écueil : les familles qui en auraient le plus besoin sont souvent les plus réticentes.

Des programmes ciblant les familles ont été ­développés. Parmi eux, un programme américain réputé, le Strengthening Families Program (SFP), conçu dans les années 1980. Il propose une série de séances pour accompagner les familles avec des enfants entre 6 et 11 ans, en groupe. « Le programme SFP est aujourd’hui déployé dans 35 pays », précise Corinne Roehrig, médecin de santé publique, thérapeute familiale. Son effet majeur démontré est la baisse des comportements à risque de l’enfant ou de l’adolescent. Il est le seul programme familial qui diminue les premières ivresses. Il améliore aussi le climat familial, diminue la consommation de psychoactifs chez les parents et les enfants… Sur le long terme, il accroît la réussite scolaire et diminue la délinquance.

« Psychologie positive »


Corinne Roehrig a adapté ce programme au contexte français. Il est aujourd’hui expérimenté dans 14 villes françaises, notamment en région PACA. La thérapeute se dit ravie de l’écho que reçoit cette démarche. « Il y a vingt ans, quand j’allais dans les écoles pour en parler, on me prenait pour une ingénue… »

Tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Le psychiatre Xavier Pommereau, du CHU de Bordeaux, est convaincu de l’importance d’étayer les CPS chez les enfants et les adolescents. Former les professionnels qui les entourent est tout aussi essentiel. Pour autant, « il ne faut pas faire l’impasse sur l’effort de compréhension d’un problème repéré chez un enfant ».

Le déploiement de ces programmes se heurte aussi à des résistances. « C’est un champ polémique, reconnaît Béatrice Lamboy. En France, on n’est pas formés à ces approches éducatives pragmatiques, qui livrent des méthodes concrètes et efficaces pour faire face à des situations de vie. On nous taxe parfois de comportementalistes. » Le diagnostic est connu : notre système éducatif est très orienté vers la transmission de savoirs intellectuels. Mais il évolue, notamment avec la loi de 2013 qui fait place au vivre-ensemble et au savoir-être.

« Beaucoup de sociologues ou de psychanalystes nous ont reproché de vouloir normaliser les comportements, confirme Béatrice Lamboy. Mais la norme éducative existe déjà ! Le tout est de trouver les normes les plus favorables, celles qui permettent de favoriser l’épanouissement de tous. »

« Il y a, derrière tout cela, un fond de “psychologie positive” dont l’objectif est de “rendre les jeunes heureux”. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Dans quelle mesure ne va-t-on pas conditionner des ­générations à se comporter comme des humains béats ? C’est un peu caricatural, mais pas si ­absurde », estime le professeur Bruno Falissard, psychiatre, expert en santé publique et biostatistiques à l’Inserm.

« On peut s’interroger sur le caractère normatif de ces programmes, poursuit-il. Pour autant, ils sont sérieux et impressionnants par leur qualité et leur “praticabilité”. Ce sont des outils très intéressants, qui répondent au standard nord-américain des interventions en santé “fondées sur des preuves”. » C’est leur abus qui peut poser problème, juge-t-il. « En France, nous sommes très loin d’un tel abus. Mais le monde de l’éducation est parfois si imprévisible… » Pourrait-on lui prescrire un de ces programmes ?

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