Le sociologue Didier Fassin interroge « la passion du châtiment » qui touche le monde entier et ce qu’elle révèle.
LE MONDE DES LIVRES | • Mis à jour le | Par Julie Clarini
Punir. Une passion contemporaine, de Didier Fassin, Seuil, 208 p.
Voici un ouvrage qui arrive après dix ans de recherches menées sur la police, la justice et la prison, dix années d’études empiriques qui font de Didier Fassin l’un des sociologues les plus au fait du fonctionnement de ces institutions, capable de mener des comparaisons internationales (notamment entre la France et les Etats-Unis), d’analyser des évolutions globales et d’exhumer des logiques souterraines.
Dans La Force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, puis L’Ombre du monde. Une anthropologie de la condition carcérale (Seuil, 2011 et 2015), il avait mis au jour la réalité des pratiques masquée par les discours, débusqué les croyances cachées derrière les certitudes.
Avec Punir. Une passion contemporaine, son nouvel essai, il quitte le genre de l’enquête ethnographique pour un livre d’une autre nature, dont l’ambition est d’« interroger les fondements de l’acte de punir ». Court, resserré, celui-ci manifeste une ambition théorique. Disons d’emblée qu’il faut saluer l’entreprise, tant pour son audace intellectuelle que pour sa portée politique.
La prison ne sert à rien
Tout commence par un constat. Celui de la « passion contemporaine » pour le châtiment. Il suffit de regarder les chiffres de l’emballement carcéral. Tous les continents sont touchés par une inflation sans précédent : à titre d’exemple, pendant la décennie 1990, le nombre de personnes sous écrous double en Italie et aux Pays-Bas.
L’entrée dans le XXIe siècle change peu la donne : le nombre de prisonniers augmente de 145 % en Turquie, de 115 % au Brésil. A l’échelle planétaire, c’est un fait majeur. Or il y a là un mystère, du moins une inconséquence : la prison ne sert à rien. Pire, elle aggrave la situation. De solution qu’était le châtiment, il est devenu problème, remarque judicieusement Didier Fassin, « à cause du prix qu’il fait payer [aux] familles et [aux] communautés, à cause du coût économique et humain qu’il entraîne pour la collectivité, à cause de la production et la reproduction d’inégalités qu’il favorise, à cause de l’accroissement de la criminalité et de l’insécurité qu’il génère, à cause enfin de la perte de légitimité qui résulte de son application discriminatoire ou arbitraire ».
Bref, nous traversons un « moment punitif », qui voit une rétorsion inappropriée tenue pour seule issue possible. De cette séquence paradoxale, ni le droit ni la philosophie, disciplines que l’on convoque quand il est question de penser la peine, ne nous disent rien. C’est donc avec elles que le sociologue va batailler. Lui dit « dialoguer » : c’est en effet par un « dialogue critique » avec les définitions juridiques et philosophiques de la juste peine que le livre progresse, en convoquant deux types d’approche. La première est anthropologique (elle consiste à montrer que bien souvent ce qui devrait être n’est pas et que la réalité dément les principes avancés) et la seconde généalogique (elle tente de comprendre « comment on en est venu à punir comme on le fait aujourd’hui »).
Une cruauté presque archaïque
Alors, qu’est-ce que punir ? Essentiellement une chose, démontre Didier Fassin : l’infliction d’une souffrance. Cela ne va pas de soi, puisque certaines sociétés ont préféré d’autres formes de réparation. Aujourd’hui, néanmoins, la souffrance est le seul élément de la conception classique de la peine qui résiste à « l’épreuve empirique ». Au lecteur de rentrer dans l’argumentation méticuleuse ici déployée. Nous dirons pour notre part ce qui frappe : cette façon inédite de dévoiler la cruauté. Car personne ne tient vraiment à dénuder le châtiment des justifications juridiques et philosophiques dont il est paré.
Quand Didier Fassin le fait, c’est après avoir constaté que « la rationalité n’épuise pas les raisons qui poussent les agents à punir ». Il exhume donc, armé des réflexions de Durkheim et de Nietzsche sur la sanction comme vengeance, une cruauté presque archaïque, « une pulsion, plus ou moins refoulée, dont la société délègue les effets à certaines institutions et professions ». Ça déborde. Et en conséquence, pourrions-nous ajouter, les prisons aussi.
Sans compter que l’on punit toujours davantage alors même que le nombre de crimes et délits est en baisse. C’est bien à tout cela que se heurte l’idéal de la peine : à son absence de lien avec le taux de criminalité, à sa corrélation (troublante) avec la montée des inégalités, à l’inégale distribution sociale des peines – qui n’est pas un mince chapitre.
La prison touche de façon disproportionnée les catégories les plus dévalorisées de la population : « Selon que vous serez puissant ou misérable », selon que l’on cible la consommation de cannabis ou l’abus de biens sociaux… En somme, à l’épreuve de cette puissante lecture ethnographique et généalogique, la peine n’est rien de ce que l’on voudrait qu’elle soit. Elle apparaît comme une manifestation crue de la violence politique à l’œuvre dans nos sociétés inégalitaires.
Extrait de « Punir »« “Celui d’entre nous qui dit qu’il juge uniquement en fonction des faits et du détenu ne dit pas la vérité.” Commentant une série de peines de quartier disciplinaire récemment décidées pour des fautes mineures qui se sont produites dans un contexte de tensions au sein de l’établissement [pénitentiaire], [le directeur adjoint] ajoute que punir les prisonniers, même lorsqu’il est évident qu’ils n’ont fait que répondre aux provocations d’un agent, permet de satisfaire et d’apaiser le personnel : “Ça évite aux surveillants de vouloir se venger sur les détenus”, conclut-il sans ambages. (…)
En m’en tenant à ces brefs récits, je veux montrer la difficulté de répondre à la question “pourquoi punit-on ?” dès lors qu’on est confronté non pas à des dilemmes imaginaires mais à des faits réels. »Punir, pages 100-101
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