Meurtre d'Adeline M.Les deux psychiatres français cloués au pilori par la justice genevoise expliquent leur méthode.
Au premier plan, Fabrice A. devant le Tribunal criminel. Au centre, les experts psychiatres français. Image: Patrick Tondeux
Un meurtrier relégué au second plan. Des sommités de la psychiatrie française mises en accusation. Renversement de situation incroyable au quatrième jour du procès de Fabrice A. Le Tribunal criminel a considéré ce jeudi que le rapport du duo d’experts, malmené la veille en audience, accusé de «parisianisme» par le procureur général, comportait des «irrégularités» et ne répondait pas aux exigences légales afin d’être en mesure de se déterminer sur un éventuel internement à vie. Leur travail est tout simplement jeté aux oubliettes! Contactés, les deux intéressés réagissent avec une élégance… toute parisienne.
«C’est fou cette histoire!» réagit en éclatant de rire le Dr Daniel Zagury, à qui l’on apprend la nouvelle. «Pourquoi faire appel à des Français si c’est pour dire que leur méthode ne convient pas ?» Une méthode qui a, par ailleurs, parfaitement convenu à la justice vaudoise, laquelle avait fait appel à ses services dans l’affaire du généticien Laurent Ségalat.
Les raisons de l’irritation du Tribunal criminel genevois? Les experts français ont pris possession du dossier de Fabrice A. le 3 juin 2015. Ce même jour, alors que l’un des psychiatres n’avait pas pris connaissance du dossier, il «a décidé de rencontrer le prévenu pour un seul et unique entretien». En plus, «il ressort des auditions des experts français devant le Ministère public et le Tribunal criminel que ceux-ci n’avaient pas connaissance d’éléments factuels importants et déterminants susceptibles d’influencer leur diagnostic ainsi que le pronostic et qu’ils n’ont pas intégré dans leur raisonnement certains éléments qui auraient pu avoir une telle influence». Un tel désaveu infligé de cette manière à des experts psychiatres, c’est du jamais-vu à Genève.
«Nous ne sommes pas avocats»
«La lecture du dossier avant ou après l’entretien avec un prévenu n’a qu’une importance relative, souligne Daniel Zagury. Ce qui est important, c’est de connaître les faits, pas de maîtriser sur le bout des doigts les huit classeurs de cette procédure et d’être capable de tout réciter en audience. Nous ne sommes pas avocats, ni procureurs. Plus un psychiatre se déporte sur l’aspect juridique, moins il s’intéresse à l’aspect clinique.» Pour étudier le cas de Fabrice A., le Parisien Daniel Zagury s’est appuyé essentiellement sur les précédentes expertises et l’a interrogé une fois. Ces quelques heures d’entretien lui ont suffi pour comprendre que le prévenu se complaisait dans le récit de sa perversion, s’écoutait parler, quitte à dire tout et son contraire.
Les spécialistes ont-ils bâclé leur travail comme le laisse supposer le Tribunal? La qualité d’une expertise ne se mesure pas au nombre de ses pages – 24 dans ce cas de figure – mais à son contenu, dense et effectué en profondeur. Un travail facturé 10 000 euros au total, contre 50 000 francs pour les Suisses. A 66 ans, Daniel Zagury enchaîne, certes, les expertises, mais affirme ne pas réaliser plus de quinze examens de cas lourds comme celui-ci par an.
«Ni vexé ni aigri»
«Je ne suis ni vexé ni aigri. C’est la règle du jeu. Je ne regrette rien de ce que j’ai dit», réagit pour sa part le Dr Pierre Lamothe, sans aucun narcissisme. Le psychiatre lyonnais affirme avoir décortiqué pendant des jours, étalés sur des semaines, les huit classeurs. «Si je n’avais pas eu tous les éléments en main, je serais retourné à Genève entendre le prévenu», qu’il a également entendu une fois de son côté.
Ce ponte de la psychiatrie, âgé de 70 ans, a «le sentiment d’avoir répondu à la mission». Il s’interroge: «Si l’on n’était pas d’accord avec notre manière de travailler et le résultat, il était temps de nous demander des précisions tant lors de l’audition de quatre heures devant le procureur général qu’après le rendu de nos écrits.» L’expertise signée le 9 novembre 2015 a en effet été transmise en mai dernier au Tribunal.
Sans vouloir commenter la décision fatale, Pierre Lamothe rappelle avec humilité qu’«une expertise ne prétend pas être exhaustive». Et d’ajouter: «Je ne suis pas expert pour dire ce qu’on veut nous faire dire.» A savoir que Fabrice A. est incurable. Les experts ont au contraire évoqué des pistes de traitement, laissant des portes entrouvertes.
Le directeur du service de psychiatrie légale des prisons de Lyon depuis 1978, habitué depuis des décennies à sonder les âmes des grands criminels, connaît bien le contexte dans lequel baignait Fabrice A. à La Pâquerette. «J’étais aux côtés du professeur Jacques Bernheim quand il a ouvert La Pâquerette à Genève en 1986.» Pierre Lamothe n’avait plus de contact avec le centre de sociothérapie depuis des années et ne connaissait pas la directrice en poste au moment du drame. Il s’est bien gardé de juger le travail de cette institution et des psychiatres en charge de Fabrice A. durant son parcours carcéral. Ses liens ont-ils pu être mal perçus par le Tribunal?
Les raisons de ce psychodrame judiciaire se trouvent peut-être ailleurs. Daniel Zagury prend de la distance et s’amuse même de cette situation: «Il y a quelque chose d’irrationnel dans cette décision qui dépasse nos personnes. Cela a peut-être à voir avec des crispations historiques et politiques entre Genève et les Français…» (TDG)
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