En quelques heures, 130 morts. Tous abattus froidement, à bout portant, sans sommation, sans échappatoire, sans risque de riposte, sans autre alternative pour certains que l’arbitraire des tueurs qui, à l’occasion, semblent avoir voulu épargner quelques vies pour garantir la retranscription fidèle de l’extrême détermination de leurs actes.
Mais cette froideur, cette détermination, cette violence imparable, cette lâcheté de tuer sans risque, même si, à la fin du compte, ces tueurs y perdent la vie, ne nous est pas inconnue. Elle reproduit étroitement ce que l’on a déjà vu ici ou ailleurs, sur d’autres continents, aussi en d’autres temps.
Véhiculée par d’autres hommes, tout aussi avides de tuer avec le même détachement, la même précision et la même arrogance, cette violence n’est pas plus aveugle que vengeresse. Elle est tout simplement génocidaire. Car la seule chose que nous laissent entendre ces tueurs consiste à affirmer qu’ils refusent à d’autres, pourtant inconnus, le droit de vivre, au nom du fait qu’ils n’aiment pas la façon dont ils vivent.
Au lendemain des attentats de janvier 2015, nous nous sommes donc trompés dans nos analyses. Car les journalistes de Charlie Hebdo n’étaient finalement pas les symboles de la liberté d’expression, les policiers froidement abattus dans le dos ou sur le sol n’étaient pas les symboles de l’ordre républicain, les Juifs exécutés dans l’Hyper Cacher n’étaient pas des symboles du sionisme. Non, comme les attentats du vendredi 13 novembre nous l’ont cette fois démontré, ces hommes et ces femmes ont simplement été tués pour ce qu’ils étaient aux yeux de leurs assassins : des dessinateurs, des Juifs, des policiers, des jeunes, des amateurs de sports collectifs.
Jusqu’alors les activistes et autres terroristes nous avaient habitués à l’odieuse rhétorique qui consiste à prétendre que l’on peut tuer des hommes pour atteindre ce qu’ils représentent. Mais les assassins de Daech tuent des hommes et des femmes pour ce qu’ils sont et rien que pour cela. C’est là un premier trait commun à tous les génocidaires. Le terme « génocidaire » s’applique précisément à ces criminels de masse qui tuent au nom d’une cause que leurs victimes ignorent et dans laquelle elles n’ont aucune responsabilité. Le génocidaire ne se réduit pas à cette forme ultime de l’extermination de peuples entiers. On le retrouve à l’œuvre dans d’autres processus de mise à mort d’innocents, comme ceux qui ont frappé la France en janvier et novembre 2015, avec des caractéristiques similaires.
Coupables d’être ce qu’ils sont
Le second trait, c’est justement la qualification des victimes : des coupables aux yeux de leurs bourreaux. Coupables d’être ce qu’ils sont. Pas de ce qu’ils pensent, ni de ce qu’ils disent ou font. Non, juste d’être ce que leurs bourreaux disent qu’ils sont. Comme le furent les Juifs des nazis, les Tutsis des génocidaires hutus, les musulmans des nationalistes serbes, le peuple nouveau des Khmers rouges, etc.
La revendication de Daech est, à ce titre, éloquente et bien comparable à la rhétorique khmère rouge ou aux vociférations de la Radio Mille Collines appelant à exterminer les « cafards » en guise d’invitation à massacrer les Tutsis. Ici, c’est la « perversité » des uns, l’« idolâtrie » du rock des autres dans « la capitale des abominations et de la perversion », selon la retranscription que Daech a diffusée.
Elle s’appuie sur une sacralisation d’une forme dévoyée de « pureté » autorisant la mise à mort de son opposé, « l’impur ».Les tueurs de Daech ont d’abord tracé au sein du monde arabo-musulman une ligne de mort entre le pur et l’impur. Simple comme la pureté arienne des nazis, la pureté khmère des Khmers rouge, la pureté orthodoxe des bourreaux serbes. Elle se suffit à elle-même, cette pureté, nul besoin de la démontrer, il suffit juste d’exterminer son opposé pour que les tueurs s’imaginent indemnes d’impureté.
Le troisième trait, c’est la mise à mort systématique, froide et minutieuse de civils désarmés. Exécutés, devrait-on dire. Qu’elles se déroulent au Cambodge, devant les fosses communes de Choeung Ek, à coups de gourdin sur la nuque de centaines d’innocents agenouillés, ou dans les bois de Pologne et des Balkans, mitraillés par milliers par les Einsatzgruppen, ou encore devant les terrasses de cafés parisiens, ces mises à morts de civils témoignent, malgré les incontestables différences numériques, du même modus operandi qui précisément caractérise l’ambition génocidaire : abattre à la chaîne des êtres désarmés.
Mosaïque fertile
On le voit, la frontière ne passe pas entre l’islam et la chrétienté, pas plus qu’entre le monde arabo-musulman et l’Occident, mais bien entre le pur et l’impur, entre ceux qui peuvent vivre et ceux qu’ils veulent éliminer. Jusqu’à Daech, les génocidaires avaient toujours inscrit leur ambition criminelle dans l’espace territorial de leur volonté de pureté. Il fallait purifier une terre, une nation, voire de nouveaux horizons territoriaux à conquérir, mais la purification allait de pair avec l’invasion et la conquête.
Aujourd’hui, Daech a déterritorialisé le génocidaire. Effet de la globalisation sans doute, l’abattage de l’impur déborde les frontières territoriales et s’étend partout où ses bras armés sont susceptibles de frapper.
Mais ils ne gagneront pas ! Les génocidaires perdent toujours. Ils ne peuvent briser les liens qui unissent les hommes entre eux. Alors, justement, pour leur résister :
Cessons d’accuser nos banlieues qui produisent bien plus d’artisans, de cadres, d’employés, d’entrepreneurs, de policiers, de gendarmes, de militaires, de banquiers, d’hommes de loi, de médecins, d’infirmiers, d’assistants sociaux, de journalistes, d’intellectuels, d’universitaires et d’élus de la République que de djihadistes !
Cessons donc d’exiger des musulmans ordinaires, ceux qui composent aujourd’hui la mosaïque fertile de la citoyenneté française et européenne, qu’ils rendent des comptes au nom de ceux qui, précisément, veulent d’abord leur mort.
Arrêtons enfin de stigmatiser ceux qui fuient la mort et cherchent refuge dans nos pays au fallacieux prétexte qu’aujourd’hui des tueurs se seraient infiltrés parmi eux. Craignons qu’un malveillant politicien français exige alors la fermeture définitive de notre école de la République au motif que, depuis un siècle, à l’instar des dirigeants khmers rouges, tous formés dans les universités françaises, bien des terroristes, des criminels de guerre et des dictateurs s’y sont infiltrés ou en ont bénéficié avant de devenir des tueurs.
Richard Rechtman (Directeur d’études à l’EHESS)
Psychiatre et anthropologue, spécialiste depuis près de trente ans du génocide cambodgien, Richard Rechtman travaille désormais sur le djihadisme dans une perspective comparatiste, c’est-à-dire en le mettant en perspective avec d’autres processus génocidaires. Il a notamment publié Les Vivantes (Editions Léo Scheer, 2013) et L’Empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, avec D. Fassin (Réédition Champs/Flammarion, 2011)
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