Au lendemain des fêtes, à l'heure des migraines et des rhumes, les petites boîtes jaunes de Doliprane ont la cote dans les officines. S'il est en vente libre, bon nombre de patients profitent d'une visite chez le médecin pour se faire prescrire et rembourser cet antalgique courant dont le principe actif est le paracétamol : sur les 237 millions de boîtes vendues en 2012, 190 millions étaient liées à une ordonnance. Montant de la facture pour la collectivité : 276 millions d'euros pour la Sécurité sociale (c'est le cinquième poste de remboursement) et 117 millions pour les mutuelles.
Pis, ce médicament, qui n'est pourtant protégé par aucun brevet, n'est toujours pas considéré comme un générique. Le pharmacien n'a pas le droit de lui substituer un autre paracétamol, bien qu'il en existe des dizaines sur le marché. La boîte de Doliprane 500 mg ou 1 000 mg étant vendue 1,95 euro contre 1,90 pour ces copies, le surcoût s'élève à 9,5 millions d'euros. L'emblème du laboratoire français Sanofi n'est pas le seul dans ce cas. Efferalgan et Dafalgan, les deux marques de paracétamol du britannique BMS, bénéficient de la même protection et du même prix. Les Français en achètent 180 millions de boîtes par an sur un marché total d'environ 500 millions, le paracétamol étant le médicament le plus consommé en France.
En décembre 2013, l'Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) a jeté un pavé dans la marre en indiquant qu'elle envisageait d'inscrire le Doliprane, l'Efferalgan et le Dafalgan au répertoire des génériques, tandis que le Comité économique des produits de santé (CEPS) annonçait une baisse de 5 centimes de leur prix. « Cette baisse interviendra fin 2014 et permettra d'économiser à l'Assurance-maladie une vingtaine de millions », indique Dominique Giorgi, président du CEPS.
Ces deux annonces, qui semblent aller dans le bon sens du point de vue des finances publiques, sont bien embarrassantes pour le gouvernement. En effet, la protection dont bénéficient ces médicaments a une contrepartie tacite : le maintien de leur production en France. Le Doliprane est produit à Lisieux (Calvados) et le Dafalgan, comme l'Efferalgan, à Agen. La baisse de leur prix et la concurrence des génériques pourraient bien mettre en péril l'avenir de ces sites.
Le casse-tête du Doliprane est emblématique des paradoxes du système français. D'un côté, tout le monde s'accorde à dire qu'il faut réduire la facture des médicaments, l'une des plus élevées au monde par habitant. De l'autre, les autorités doivent composer avec les héritages d'un passé pas si lointain. « Jusqu'au début des années 1990, le prix des médicaments était fixé selon des considérations très politiques », rappelle un observateur. « Ils étaient négociés en échange de promesse d'usines et de création d'emplois. Sans oublier le financement des partis politiques. »
Dans ce contexte, comment l'Etat peut-il se montrer à la fois plus économe sur les médicaments courants, et plus généreux dans le financement de traitements innovants et onéreux, notamment dans le cancer ? Cette équation se pose avec acuité dans une France « accro » aux médicaments. Quatre pistes sensibles politiquement, mais à explorer en priorité.
- S'ATTAQUER AUX RENTES DE SITUATION
Comme le Doliprane, plusieurs médicaments bénéficient d'une exception. C'est le cas par exemple des antiasthmatiques administrés par voie respiratoire comme la Ventoline ou la Seretide – deux médicaments du laboratoire britannique GSK produits à Evreux – qui ne peuvent pas non plus être substitués en pharmacie. En France, ces médicaments ne sont pas inscrits au répertoire des génériques, officiellement protégés par le brevet de leur inhalateur. Une exception française, puisque dans les autres pays européens, ces médicaments – dont la molécule est tombée dans le domaine public – sont génériqués. « Il faut mettre fin à certaines rentes de situation des laboratoires et éviter le chantage à l'emploi avec les cotisations des assurés sociaux et des adhérents mutualistes », estime Jean-Martin Cohen Solal, délégué général de la Mutualité française. Selon lui, 961 millions d'euros d'économies auraient pu être réalisés en 2012 si le principe de substitution avait été correctement appliqué. Et en élargissant encore le répertoire des génériques, 400 millions d'euros supplémentaires auraient pu être dégagés.
Autres économies possibles : le déremboursement des spécialités dont l'intérêt thérapeutique a été jugé insuffisant par la Haute Autorité de santé (HAS), l'instance qui « note » les médicaments. Dans la ligne de mire, près de 500 produits, dont des sirops contre la toux, des décontracturants, des veinotoniques comme le Daflon de Servier et des vasodilatateurs comme le célèbre Tanakan d'Ipsen. Les premiers déremboursements ont déjà permis de diminuer de manière importante leur consommation.
Une étude menée en 2007, un an après une première vague de déremboursement, confirme une baisse de moitié du nombre de boîtes vendues (avec un chiffre d'affaires de 384 millions d'euros, contre 657 millions d'euros en 2006).
- METTRE FIN AUX PRESCRIPTIONS INUTILES
Mais les économies attendues ne sont pas aussi importantes qu'escomptées en raison du report, parfois injustifié, des prescriptions vers d'autres médicaments. En 2011, l'Institut de recherche et de documentation en économie de la santé a ainsi constaté une augmentation « médicalement inattendue » des prescriptions d'antitussifs (remboursés). Il suspecte les médecins de les prescrire comme placebo à la place des expectorants (déremboursés) « face à la forte demande des patients ».
Un mal bien de chez nous : en moyenne, chaque Français consomme 48 boîtes de médicaments par an. « Il y a davantage de prescriptions, ce sont des enjeux de comportements », reconnaissait à l'automne Marisol Touraine, la ministre de la santé. « Aux Pays-Bas, quand vous sortez de chez le médecin, vous avez une ligne et demie en moyenne de prescription sur votre ordonnance ; en France c'est cinq lignes », a-t-elle ajouté.
Autre constat alarmant : la part des génériques dans ces prescriptions reste modeste avec un quart des boîtes seulement. Ainsi, le Crestor d'AstraZeneca est la statine (anticholestérol) la plus prescrite en France, avec près de 340 millions d'euros remboursés en 2012, et plus généralement, la part de marché des marques (Tahor, Zocor…) reste très importante alors qu'il existe de nombreux génériques.
- RÉDUIRE LE PRIX DES GÉNÉRIQUES
Peu prescrits, les génériques sont aussi plus chers que chez nos voisins, car ils incluent la rémunération versée aux pharmaciens pour les inciter à substituer ces copies bon marché aux médicaments d'origine. La loi leur garantit ainsi une marge sur les génériques identique à celle des « princeps » et, en plus, la possibilité de négocier en direct des remises avec les fabricants. « En principe limités à 17 % du prix catalogue, ces rabais peuvent en réalité grimper jusqu'à 30 %, voire 35 %, regrette M. Giorgi.Mais il est difficile de renégocier les prix sans se poser la question du revenu des pharmaciens et de l'équilibre d'exploitation des industriels du générique. »
Résultat de toutes ces exceptions culturelles : la France dépense en moyenne chaque année 615 dollars (451,8 euros) par habitant pour ses médicaments. C'est moins que l'Allemagne (632 dollars) ou les Etats-Unis (985 dollars) mais bien plus que les Pays-Bas (479 dollars) ou le Danemark, le meilleur élève d'Europe (266 dollars).
- ENCADRER LE PRIX DES NOUVEAUX MÉDICAMENTS
Dernier levier d'action : éviter une flambée du prix des nouveaux traitements, notamment en oncologie. « Dans les centres de lutte contre le cancer, l'enveloppe pour les médicaments innovants et onéreux est passée de 95 millions en 2004 à 192 millions en 2012 », constate le professeur Josy Reiffers, président d'Unicancer. Plus inquiétant : les hôpitaux doivent payer de leur poche un nombre croissant de médicaments que l'Assurance-maladie refuse de rembourser. C'est le cas du Nulojix, un immunosuppresseur (1 000 euros par mois, à vie) ou du Jevtana, indiqué dans le cancer de la prostate (25 000 euros par patient en moyenne).
En toile de fond, une question délicate : que vaut un jour de vie supplémentaire ? Cette approche choisie par le Royaume-Uni pour évaluer ses médicaments commence à faire son chemin en France. « Ce n'est pas parce qu'un médicament a obtenu une autorisation de mise sur le marché qu'il doit être remboursé à n'importe quel prix », souligne Gilles Bouvenot, président de la commission de transparence de la HAS, qui évalue les médicaments notamment en fonction de nombre de jours de survie supplémentaire qu'ils apportent.
Conscients que les portes du remboursement risquent de s'ouvrir plus difficilement, des industriels comme le laboratoire suisse Roche commencent à proposer un mécanisme révolutionnaire, sur le principe du « satisfait ou remboursé ». L'idée : lier le paiement des traitements à leur efficacité chez chaque patient. « Si la démonstration n'est pas concluante, le prix du médicament est révisé à la baisse et l'entreprise peut être contrainte de rembourser une partie du chiffre d'affaires réalisé », précise M. Giorgi. « Ces clauses sont confidentielles car très risquées pour les entreprises, avec une influence potentielle sur leur cours de Bourse. » La fin d'un certain âge d'or.
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