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Par Philippe Dagen
Enfermé de force dans un asile à l'âge de 17 ans, James Edward Deeds y est mort en 1987. Entre les électrochocs, il dessinait des visages aux yeux exorbités et aux lèvres serrées. Des œuvres saisissantes exposées à la galerie parisienne Christian Berst jusqu'au 18 janvier. Au même moment, dans l'enceinte de Sainte-Anne, hôpital spécialisé en psychiatrie et neurosciences, est accrochée une anthologie de la collection d'art brut de l'architecte Alain Bourbonnais – habituellement présentée dans sa Fabuloserie, musée privé créé en 1983 à Dicy (Yonne). On y découvre des artistes connus – Aloïse Corbaz, Emile Ratier ou Scottie Wilson–, mais aussi l'anonyme dit "Pierrot le Fou" et le visionnaire Thomas Boixo, exceptionnel aquarelliste des rêves qui fut interné à Amiens.
L'art brut fait donc son grand retour.
Un terme hérité de Jean Dubuffet, qui nommait ainsi les oeuvres réalisées par les autodidactes, les malades mentaux, les "originaux" – tous ceux qui ne sont passés par aucune école, qui créent en dehors des systèmes habituels. La récente Biennale de Venise 2013 a ainsi donné au phénomène une visibilité et une autorité nouvelles, en lui consacrant une large partie des salles de l'Arsenal et en en confiant le commissariat à Cindy Sherman, figure majeure de l'art actuel. De même, la première édition parisienne de l'Outsider Art Fair, pendant la FIAC, a mis à l'honneur des galeristes spécialisés dans l'art brut.
ASSOCIÉ À L'ART ACTUEL
Pourquoi ce retour, pourquoi cette nouvelle alliance avec l'art actuel ? Sans doute parce que les frontières qui divisaient autrefois la création en secteurs tombent toutes. Les démarcations géographiques et culturelles sont effacées par la mondialisation, comme en témoignent la réouverture du niveau 5 du Musée national d'art moderne, depuis fin octobre 2013, et son nouvel accrochage intitulé "Modernités plurielles, 1905-1970". La séparation entre "professionnels" et "amateurs" cède elle aussi. Les surréalistes y travaillaient déjà lorsqu'ils voulaient inventer une culture ouverte à tous les vents : il n'aura fallu que trois quarts de siècle pour qu'ils obtiennent gain de cause...
Depuis les années 1950 et Jean Dubuffet, l'art brut avait certes ses défenseurs, son musée à Lausanne, ses grandes signatures, ses collectionneurs privés en Europe comme aux Etats-Unis (où il se nomme outsider art). Il était reconnu, mais ne se voyait que dans "ses" lieux, peu nombreux. Désormais, il n'y est plus cantonné et se trouve de plus en plus associé à l'art actuel.
Les premiers signes de cette évolution sont apparus il y a moins d'une décennie à Paris, à La Maison Rouge, où alternaient artistes vivants et créateurs d'un tout autre genre : en 2005, les "fous" dont l'actionniste viennois Arnulf Rainer collectionne les travaux depuis près d'un demi-siècle ; en 2008, le médium Augustin Lesage ; en 2012, l'interné Louis Soutter ; enfin, à l'automne prochain, la collection ABCD réunie par Bruno Decharme, l'une des plus importantes au monde. La réouverture du Musée d'art moderne de Villeneuve-d'Ascq, dans le Nord, complété d'une aile pour la collection de l'Aracine et une exposition en l'honneur de Adolf Wölfli, en 2011, à quelques mètres des Picasso et Braque, illustrent ce regain d'intérêt.
Il aura fallu que l'art, à partir des années 1960, pousse la réduction des formes jusqu'à des propositions conceptuelles offrant peu à voir et à ressentir, et que les expériences extrêmes des premiers temps du minimalisme se figent en un académisme trop prévisible. En réaction, ce dernier a suscité la résurrection de ce qui lui est le plus opposé - une création saturée de signes psychiques, parfois autobiographiques, souvent symboliques. Qu'aiment aujourd'hui artistes et amateurs dans l'art "brut" ? Son entière liberté.
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