Dix-sept heures, un mardi de décembre 2013, à l'école André-Boulloche de la Paillade – quartier ouest de Montpellier, moins réputé pour ses résultats scolaires que pour ses barres de béton sorties de terre, dans les années 1960, pour accueillir pieds-noirs et travailleurs immigrés.
La cloche a sonné depuis une demi-heure, et pourtant, Bénédicte Voisin et Aline Legrand, enseignantes de CP et de CE1, tiennent leur auditoire en haleine. Face à elles, une trentaine de petites têtes uniformément brunes – écoliers d'origine marocaine, algérienne, turque ou africaine pour la plupart –, autant de mamans et une poignée de pères.
Aline Legrand saisit un livre, l'ouvre cérémonieusement. « C'est l'histoire de Ming », commence-t-elle, un grand-père chinois qui s'émeut, chaque jour, de tenir la main de sa petite-fille. Plus l'institutrice avance dans la lecture, moins les enfants s'agitent. Sur leurs lèvres, sur celles de leurs parents, le même sourire se dessine. Suivront trois autres « classiques » de la littérature enfantine. Vingt minutes pour « briser la glace », explique Bénédicte Voisin, avant que les parents ne soient invités à s'emparer d'un ouvrage. Certains avec plus d'aisance que d'autres.
« L'ÉCOLE, SEUL ASCENSEUR SOCIAL POSSIBLE »
« Un livre, ce n'est pas un bien de consommation courante dans le quartier », résume Roland Gispert, directeur de cette école de dix classes passée par tous les « labels » de l'éducation prioritaire – ZEP, RAR, Eclair… Une école qui accueille 65 % d'enfants d'origine étrangère, certains ne parlant pas du tout le français ; 25 % d'enfants de gens du voyage. « Pas de mixité sociale, poursuit-il, et pourtant, ici plus qu'ailleurs, l'immense majorité des familles fonde tous ses espoirs en l'école, le seul ascenseur social possible. »
Là, l'équipe pédagogique n'a pas été surprise par les derniers résultats de l'enquête PISA : la France, pays le plus inégalitaire de l'OCDE, se révèle incapable de faire réussir les élèves qui n'ont pas, à la maison, les codes de l'école. C'est pour tenter de combler le fossé qui sépare ces familles de l'institution scolaire que Bénédicte Voisin organise, depuis trois ans, une « fête des histoires » – à raison de quatre à cinq fêtes par an. Vingt minutes de lecture collective, vingt minutes entre parents et enfants, vingt minutes, encore, pour un goûter festif. « Rien d'extraordinairement innovant, assure-t-elle, modeste, mais cela permet de montrer notre engagement pour la réussite de ces enfants. »
A Trappes (Yvelines), où elle a débuté, Mme Voisin avait été séduite par les bibliothèques de rue mises en place par ATD Quart Monde, dont elle est devenue membre. Mais c'est en arrivant dans le Languedoc-Roussillon, région qui présente – avec la Corse et le Nord - Pas-de-Calais – un taux de pauvreté parmi les plus élevés de France métropolitaine, que la pétillante quadragénaire a eu envie de transposer ce dispositif entre les murs de l'école.
« IL FAUT DU TEMPS POUR FAIRE TOMBER LES PREJUGÉS »
L'idée « n'est pas la mienne », avoue-t-elle. Elle la doit à Maryline Renard, organisatrice de « fêtes des histoires » en maternelle. « En vingt ans de carrière, des Ulis à la Paillade, j'en ai vu des familles s'ouvrir à l'école simplement parce qu'on a pris le temps de bien les accueillir, de leur parler d'autre chose que de difficultés scolaires, explique Mme Renard. Mais cette confiance ne se décrète pas, il faut du temps pour faire tomber les préjugés de part et d'autre… »
Le rapport que les familles en situation de précarité entretiennent avec l'école est rendu complexe par leur peur de l'échec, précise Mme Voisin : « Leur propre histoire scolaire, souvent douloureuse, leur crainte de ne pas comprendre les exigences du système. En ouvrant nos portes, on contribue à réduire, un peu, la distance qui nous sépare. »
Du côté des parents, on lui donne facilement raison. « Ecouter les maîtresses qui racontent, c'est bon pour les enfants… et pour moi aussi ! », s'enthousiasme Touraya, venue avec sa fille Ashar, en CP, et son plus jeune fils. « J'aime écouter, mais pas trop raconter, dit-elle. Je sais pas mettre le ton, je vais trop vite, ça fait pas le même effet… »
« ON EST DANS L'ECOLE, MAIS C'EST PAS SCOLAIRE ! »
Assises sur un banc, Iba et sa maman se contentent de tourner les pages d'un beau livre d'images. Plus loin, Youssra, fait, après trois mois au CP, la lecture à deux camarades, sous l'oeil attentif de parents. Représentante des parents d'élèves, Laetitia est une « habituée de la médiathèque, mais partager ce moment avec les maîtresses, c'est encore mieux… Ça change des discussions sur les notes… On est dans l'école, mais c'est pas scolaire ! ».
Durant la petite heure que dure la fête, Mme Voisin ne perd pas de vue « ses » parents. « Je ne sais pas précisément qui est lecteur, qui ne l'est pas… Je ne veux pas être intrusive, dit-elle. Je n'ai pas de formule magique pour les lier à l'école, juste cette passerelle à bâtir… avec des livres. »
Pour tisser ce lien si primordial à la réussite scolaire, l'école Boulloche s'est engagée dans plusieurs projets. Une aide aux leçons à laquelle les parents sont conviés, un soir par semaine, des réunions sur des sujets concernants, des cours d'alphabétisation. « C'est un travail de longue haleine qu'il faut sans cesse reprendre, parce que des familles fragilisées arrivent, que d'autres repartent », témoigne Roland Gispert. « Personne ne vit ici par plaisir », confie-t-il, passant rapidement sur les difficultés rencontrées à la rentrée – enseignant menacé, véhicule dégradé, préau tagué, arbre de la cour scié… « Mais avec les familles qui se fixent, la relation est apaisée, conclut-il. On ne peut pas être enseignant ici sans être un peu militant ! »
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