TRIBUNE
Le débat sur le suicide assisté est lancé. A titre personnel, j’ai toujours été favorable à ce que les personnes en fin de vie puissent choisir une mort digne, accompagnées de leurs proches. La discussion laisse une large place aux témoignages des uns et des autres. En revanche, l’expérience de ceux qui refusent d’assister un parent dans son projet de suicide reste inaudible. Les lignes qui suivent entendent occuper cette position inconfortable. J’espère ainsi éclairer quelques aspects du suicide assisté, tel qu’il est pratiqué en Suisse, pays connu pour sa législation progressiste en la matière.
Mon témoignage est celui d’un fils qui reste sidéré par le suicide de sa mère. A la fin du mois de janvier 2009, ma mère s’est tuée en ingérant le poison que lui a procuré une association d’aide au suicide. Ma mère n’était pas en fin de vie et elle ne souffrait pas d’une maladie fatale. Ce qui ne l’empêchait pas d’avoir de bonnes raisons de vouloir en finir. Ce n’est pas à moi d’en juger.
Aussi loin que je puisse me souvenir, j’ai toujours connu ma mère hantée par le fantasme de la mort et du suicide. Son obsession morbide a pris une nouvelle tournure quand elle a adhéré à une association d’aide au suicide à la fin des années 90. En 2001, elle m’avait annoncé qu’elle entendait y recourir. Ce projet m’avait bouleversé mais il était resté sans suite à ma connaissance. Durant les années qui ont suivi, ma mère continuait d’évoquer la mort comme issue à son mal-être. Je ne m’en inquiétais pas trop : son désespoir n’était pas tel qu’elle aurait pu y puiser la force nécessaire pour mettre fin à ses jours. Et je croyais naïvement qu’aucune association n’accepterait de l’aider alors que ses jours n’étaient pas en danger.
Pourtant, son projet s’est concrétisé dans les premiers jours de décembre 2008. Mes parents sont venus chez moi et m’ont alors annoncé que, d’un commun accord, ils avaient sollicité l’intervention de l’association à laquelle ils avaient adhéré et que celle-ci avait répondu favorablement. Cette annonce a marqué le début des deux mois les plus éprouvants qu’il m’ait été donné de vivre. Il a fallu que j’apprenne à faire face au décompte morbide qui dès lors rythmait mes jours et mes nuits. Mon esprit ne pouvait plus se détourner de la date fatidique du 30 janvier 2009, à 16 heures.
Le temps m’a paru d’autant plus long que je ne savais que faire. La décision de recourir au suicide assisté va de pair avec la demande d’être accompagné par ses proches. Ma mère m’a ainsi demandé d’être auprès d’elle à ses derniers instants. Comment le lui refuser ? C’était m’opposer à un choix qui lui appartenait et manquer cruellement de compassion et de sensibilité. Mais comment accepter ? Comment accompagner ma propre mère à la mort alors qu’elle pouvait vivre de longues années encore ? Je ne pouvais pas envisager d’être le fils qui permettrait à sa mère de commettre un projet de suicide qu’elle ne parvenait pas à réaliser par elle-même. Il ne me restait donc qu’à devenir le fils indigne, celui qui refuse à sa mère sa dernière volonté. L’embarras dans lequel je me trouvais ressort d’une lettre écrite dans l’espoir de lui faire comprendre ma décision :
«La situation dans laquelle tu me propulses m’est incompréhensible. Comprends-moi. Si tu souffrais aujourd’hui d’une maladie incurable, en phase terminale, je serais à tes côtés pour t’accompagner, y compris face à ton éventuelle demande d’abréger un calvaire devenu inutile.
Mais ce n’est pas le cas. Quelles que soient les souffrances que tu endures, le mal qui te ronge n’est pas sur le point de t’emporter. […] La manière dont tu as choisi de mourir n’est ni un accompagnement à la fin de vie ni un suicide. Mais elle est un petit peu des deux. De l’accompagnement aux mourants, elle emprunte le cérémoniel, la présence des proches, appelés pour veiller une mort qu’on va hâter. Du suicide, elle reprend l’ultime liberté de l’individu qui, finalement, dispose de sa propre vie. Du croisement des deux naît un acte qui n’a pas de nom. Il est inqualifiable, au sens propre de ce terme.
Les proches s’y retrouvent empêtrés dans une situation où ils sont invités à participer au décès d’un être cher (comme dans l’accompagnement aux mourants), tout en étant sommés d’y reconnaître le geste souverain de la liberté individuelle (comme pour un suicide).
Nous sommes à la fois convoqués et tenus à distance. Nous sommes confrontés à une ultime double contrainte, face à laquelle il est impossible d’agir de manière juste et digne. Quoi que je fasse, j’enfreins ce que me dicte ma conscience. D’un côté, je me dois d’accompagner ceux que j’aime lorsqu’ils souffrent et lorsqu’ils sont face à la mort. De l’autre, je me dois de porter assistance à mes proches en danger, et en particulier de les protéger contre eux-mêmes si je peux me douter qu’ils vont attenter à leurs jours. La manière dont tu as choisi de mourir me confronte à une double contrainte dont je ne saurai pas me tirer. Quoique je fasse, je sais déjà que je serai seul face au remords de ne pas avoir agi comme je le devais face à ta mort, celle de ma maman.»
La culpabilité qui m’étreignait au moment d’annoncer à ma mère mon refus de l’assister était terrible. Elle a encore été aiguisée par la réaction de mes parents. Il faut dire que l’association les avait préparés à cette éventualité : ceux qui refusaient de participer étaient accusés d’être insensibles à la souffrance de leur parent et incapables de reconnaître dans sa décision l’expression la plus digne de sa liberté.
Je m’attendais à la réaction de mes parents et, à bien des égards, je pouvais même la comprendre. Pour ma mère, il était inconcevable que son fils unique ne la soutienne pas dans un moment désespéré. Mon père avait fait le choix d’accompagner ma mère, et il ne pouvait pas envisager que je ne fasse de même. Nos perspectives divergentes nous avaient rejetés sur deux rives qui ne pourraient plus se rencontrer. Nous avons vécu ces dernières semaines divisés par le mur invisible d’une incompréhension mâtinée de ressentiment.
Mes parents se préparaient à se séparer. Ma mère mettait de l’ordre dans ses affaires et instruisait mon père pour la tenue du ménage dont elle s’était toujours occupée. Elle s’était également attelée à l’organisation de sa cérémonie d’enterrement. L’idée même de ces préparatifs macabres me hantait au point de m’empêcher de dormir.
J’ai passé les fêtes de fin d’année à distance de mes parents. Il ne pouvait pas en être autrement. Comment aurais-je pu fêter le dernier Noël de ma mère ? Est venu le temps des anniversaires, en fonction desquels ma mère avait fixé la date de son suicide. Le premier était le sien. Incapable d’imaginer ce que j’aurais pu lui offrir comme cadeau quelques jours avant sa mort annoncée, je l’ai appelée au téléphone, tremblant, ne sachant que lui dire. Les formules convenues - «joyeux anniversaire, maman» - avaient perdu sens en pareilles circonstances. Le tour de mon anniversaire est venu. Ma mère m’a écrit une carte. Elle, dont la vie entière avait été faite de retenue et de maîtrise, y laissait échapper l’expression de sa tension et de son trouble. Chose inconcevable venant d’elle, elle commençait par se tromper sur mon âge. Son écriture, d’ordinaire tirée au cordeau, était hésitante. Chaque ligne épaissie de plusieurs couches de correcteur blanc. Finalement, évoquant les circonstances de sa mort toute proche, elle m’écrivait qu’elle avait quelque chose à me dire mais qu’elle n’y parvenait pas.
Au fond, je savais que l’état de ma mère était alourdi de non-dits et de secrets. J’ai alors essayé de lui ouvrir la voie, par une longue lettre dans laquelle je tentais de lui exprimer ce que je croyais avoir perçu de ses souffrances. Je m’aventurais même à lui demander de m’en dire plus sur l’origine de son mal de vivre, lui suggérant quelques pistes à partir d’événements qui avaient marqué notre vie commune. Mais la muraille de protection derrière laquelle elle s’était retranchée était infranchissable. Elle m’a répondu par une lettre formelle, qui réaffirmait que sa décision était irrévocable.
En me demandant de l’accompagner dans son suicide, ma mère m’avait impliqué dans sa démarche. Plus le temps passait, moins j’étais capable de lui apporter l’aide qu’elle me demandait. Pour autant, je ne pouvais pas assister à ce drame sans rien faire. Mon désespoir était tel que j’y ai puisé l’énergie de faire ce que je n’aurais jamais imaginé. J’ai écrit au juge compétent pour lui demander d’imposer à ma mère une mesure de soins psychiatriques. Je ne l’ai fait que in extremis, ayant conscience de commettre, aux yeux de ma mère, un acte impardonnable. Au long de son parcours de souffrances, elle avait rompu avec les proches, médecins et avocats qui avaient osé lui suggérer de consulter un quelconque «psy».
Je l’ai fait la mort dans l’âme, mais je ne le regrette pas. J’ai alors eu le courage de signifier où devait, selon moi, être localisé l’univers morbide de ma mère. Je crois que je m’en serais éternellement voulu de n’avoir rien tenté pour l’empêcher de se tuer. Quoi qu’il en soit, le juge a refusé d’entrer en matière, se retranchant derrière un avis médical, affirmant par principe le sérieux de l’association qui l’accompagnait.
Est venu le dernier jour. Le matin, j’ai conduit ma fille à la crèche. A la sortie, un père m’a demandé : «Tu n’as pas l’air en forme. Qu’est-ce qui t’arrive ?» Je lui ai répondu simplement : «Aujourd’hui, c’est le jour du suicide de ma mère.» L’incrédulité de son regard a fait éclater le caractère inimaginable de la situation. J’ai dû lui expliquer que, dans mon pays, les fils peuvent être prévenus du suicide de leur mère, en connaître le jour et l’heure, et être démunis face à la survenue de ce drame. J’ai vécu cette journée comme un cauchemar solitaire que je ne pouvais partager. Vers 15 heures, j’ai quitté le laboratoire de recherche dans lequel je travaille pour errer dans les rues et les grandes surfaces. Incapable de me connecter au monde et à mes propres sentiments.
Ce n’est qu’à mon retour à la maison que j’ai pris connaissance du message par lequel mon oncle m’annonçait, dans le langage de l’association, que quelques membres de ma famille avaient accompagné ma mère «pour son dernier voyage». Plus tard, j’ai trouvé le courrier électronique d’adieu que ma mère m’avait adressé une demi-heure avant de prendre le poison qui l’a tuée. Je me suis demandé - et je me demande encore - ce que j’aurais fait si je m’étais trouvé derrière mon écran à l’instant où ce message est arrivé. Je n’en sais rien.
La dernière épreuve fut d’assister à la cérémonie d’enterrement qu’elle avait préparée jusque dans ses moindres détails. Je m’y suis retrouvé à l’écart de ma famille, seul à pleurer, sous le regard réprobateur de ceux qui avaient assisté ma mère. Ils voyaient dans ma tristesse la manifestation de mon refus de considérer le suicide de ma mère comme une délivrance et de le célébrer comme tel. Au cours de ces heures terribles, j’ai eu la chance de pouvoir compter sur quelques intimes, venus à mes côtés au dernier rang de l’église. Sans eux, jamais je n’aurais pu surmonter ces instants.
Un personnage manque à mon récit. Quand ma mère m’a pour la première fois parlé de son désir de recourir au suicide assisté, j’ai sollicité l’aide d’un psychanalyste. Jamais je n’aurais pu surmonter cette épreuve sans son aide. Jamais je n’aurais été capable d’articuler la première ligne de ce témoignage si je ne m’étais pas confronté au dur travail de la parole et de l’analyse. Et surtout, jamais je n’aurais pu sortir de cette épreuve en gardant le désir de prendre soin de la vie que ma mère m’a donnée.
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