CINÉMA
Un documentaire impressionnant sur des sans-abri perdus dans un Paris aux allures post-apocalyptiques.
«Vivre dehors, ça casse, ça use, ça tue. On n’est pas en état, on tient pas le coup…» C’est Wenceslas qui parle, assis sur un banc, son chariot chargé à bloc et garé derrière lui. Avec sa barbe et son bonnet de marin, il a l’air d’un capitaine jovial en attente d’un départ imminent pour une destination lointaine. Mais en réalité, ses grandes traversées le mènent non à l’aventure du grand large, mais aux abords des magasins rutilants de la Madeleine, à Paris, pour récupérer la nourriture invendue qui lui permette de tenir. Il dit qu’après quatre ans à la rue, il en a marre. DansAu bord du monde, ils sont une dizaine de personnes à s’exprimer ainsi frontalement, racontant leur expérience de la pauvreté.
Claus Drexel a tourné pendant un an, d’avril 2012 à mars 2013, il est sorti «en maraude» avec son équipe quatre ou cinq nuits par semaine, accumulant une centaine d’heures de rushs : «Les deux premiers mois, on a circulé dans Paris avec les équipes du Samu social, on a rencontré énormément de monde et, au terme de cette première approche, on a tourné avec une quarantaine de personnes [il n’en reste qu’une dizaine dans le film, ndlr], et je me suis rendu compte qu’il y avait une pluralité de problèmes possibles à traiter. Mais ce qui m’a touché, c’est que certaines personnes sont confrontées à des problèmes qui vont bien au-delà des questions économiques.» Les moments de tournage sont donc nocturnes, à l’heure où l’activité sociale reflue, où le bruit incessant des voitures se fait moins harcelant. Les sites les plus prestigieux de la capitale (la Concorde, le Louvre, le Jardin des Plantes, l’Arc de Triomphe…) défilent, étrangement déserts. «Je suis un grand admirateur de Werner Herzog, explique Claus Drexel, Français d’origine bavaroise, longtemps chef op et auteur d’un long métrage de fiction, Une affaire de famille, sorti en 2008. Pour reprendre ses termes, il y a la réalité comptable et la réalité extatique. Je voulais styliser le film de telle sorte que ces SDF que nous rencontrions apparaissent comme les derniers survivants d’un Paris post-apocalyptique. Paris, c’est une ville archétypale, la cité d’or dont ces SDF seraient les gardiens veillant sur des monuments historiques qui sont aussi leurs seuls refuges.»
Composé exclusivement de plans fixes au format cinémascope, tournés avec un appareil photo Canon et un objectif cinéma grand angle - qui permet d’avoir d’incroyables perspectives en arrière-plan des personnes interrogées -, le film est évidemment un documentaire sur l’extrême marginalité, sur l’état d’indigence en pays riche, mais qu’une vision de metteur en scène charge d’une force inhabituelle, comme si s’opérait un court-circuit entre l’éternelle misère des anciens galetas dépeints par Victor Hugo et la prophétie d’un proche effondrement résultant du krach économique de trop. Qu’il s’agisse de Jeny, cette jeune femme installée en haut des Champs-Elysées, lunettes de soleil sur le nez, et dont l’esprit vaticine sans qu’il soit toujours possible de comprendre où elle veut en venir, ou de Nicolas, les pieds sur terre, résidant sous un pont dans le VIIe arrondissement, dans une cabane qu’il a construite et qui lui procure un sentiment fragile de réussite, chaque personne sort de sa condition de passe-muraille, de fantôme ou de tas de chiffon pour témoigner avec une stupéfiante éloquence de ce qui d’habitude reste enfermé dans le silence de la relégation.
Jeny, qui souffre de troubles psychiques, passe ses nuits place de l’Etoile depuis plusieurs années. Photo Sylvain Leser. Haytham Pictures
Christine, emmitouflée dans sa couverture brillante aux abords du Jardin des Plantes, grelotte et tire sur sa cigarette. Un événement difficile à comprendre (une série d’agressions, dit-elle) l’a conduite à perdre sa maison et la trace de ses trois fils : «Je ne sais pas comment lancer un appel au secours. Je ne sais pas faire. Le pire de tout, c’est ne pas obtenir de réponse aux problèmes qui t’ont mené ici. C’est comme si les gens, les autorités, te donnaient pour perdu, comme si le fait d’être à la rue, ce n’est plus la peine de s’arrêter, de t’écouter… Les gens ne deviennent pas fous, ils disparaissent. Tout simplement.»«Vivre dehors, c’est quasiment une chose impossible», dit encore Wenceslas. Et cet«impossible» durable est, pour beaucoup, le cœur du film, sa question sans doute insoluble.
Intouchables. A l’image, Claus Drexel a fait appel à un photographe, Sylvain Leser, qui depuis longtemps déjà va à la rencontre des SDF et leur tire le portrait. Leser a beaucoup voyagé, sur son site on voit ses nombreuses photos prises notamment auprès des intouchables d’Inde, la caste la plus basse, ceux qui n’ont rien et qui parfois rampent au sol pour quémander leur nourriture. C’est Leser qui, par ses nombreux contacts avec des personnes désocialisées, va faciliter un tournage forcément hasardeux, avec des gens qu’il n’est pas possible de joindre sur leur portable ou qui bougent sans arrêt : «J’ai quand même l’impression que si moi je passe cinq jours dans le monde de ces SDF, je suis en danger de mort, j’attrape la tuberculose, je perds pied. Mais, d’un autre côté, on peut dire aussi que si ces individus étaient contraints d’intégrer notre réalité, ils seraient en proie à une angoisse terrible et seraient peut-être dans une même situation fatale. Ils sont victimes souvent de traumatismes enfantins, et un déclic les a précipités à la rue. Cette régression infantile réclame donc qu’ils soient pris en compte, aidés, accompagnés comme il se doit…» Le film n’investigue d’ailleurs pas trop la question biographique. «Chacun a son mystère, et je ne voulais pas trop soulever la question du pourquoi [ce dénuement], ajoute Claus Drexel, parce que, souvent, ils n’ont pas d’explication claire à donner. Ou alors ils font des réponses très fabriquées : "Je suis rentré chez moi, c’était fermé parce que j’avais pas payé mon loyer et j’ai dormi dans la rue", ou "ma femme était au lit avec mon meilleur copain, j’en ai eu marre, je me suis tiré".»
«Poum !» Du Boudu sauvé des eaux de Jean Renoir aux nombreux clochards qui hantent les films de Leos Carax (Amants du Pont-Neuf ouHoly Motors) en passant par Sans toit ni loi d’Agnès Varda ou Paria de Nicolas Klotz, il existe une histoire française des projections imaginaires sur ceux qui déambulent dans les limbes de l’activité commune, productive, travailleuse et abritée. Quelque chose fascine et terrifie comme une dépossession toujours possible dans l’univers de l’accumulation de biens, au cœur même d’un système social a priori organisé pour protéger et porter secours. C’est bien la vulnérabilité des personnes interrogées et considérées ici qui saute aux yeux quand il faut rentrer le chariot dans la tente pour ne pas se le faire voler ou que des jeunes ivres sortant de boîte viennent vous chahuter, ou encore lorsqu’il faut dormir, assis et que d’un œil («c’est une autre sorte de sommeil, on tombe d’un coup, poum !» dit Christine).
Le docteur Jacques Hassin est l’un des chefs du Centre d’accueil et de soins hospitaliers de Nanterre (Hauts-de-Seine) depuis 2004. Il est le cofondateur de l’Observatoire de la grande exclusion du Samu social de Paris. Et a soutenu le projet de Drexel, alors qu’il est le plus souvent méfiant lorsque s’ouvre la «chasse médiatique aux SDF comme il y a une chasse à la baleine» à l’arrivée des premières froidures hivernales. Tous les soirs, sa structure accueille environ 250 personnes pour de l’hébergement d’une nuit, avec douche, repas chaud, consultation médicale, assistance sociale… Il confirme ce que nous disait Sylvain Leser quelques jours plus tôt, à savoir l’augmentation des situations de précarités et l’arrivée de nouvelles populations indigentes : «Il y a une évolution de la typologie de la marginalité. On a désormais des personnes qui vivent dans leur voiture ou qui touchent le RSA, mais qui, évidemment, avec 500 euros mensuels dans la capitale ne peuvent pas joindre les deux bouts. Il y a aussi des familles avec enfants. Les personnes que l’on voit dans le film relèvent de ce que j’appelle la grande marginalité, ils sont parvenus à un tel stade de désocialisation qu’il ne faut pas croire que l’on pourrait résoudre leurs problèmes en leur donnant de l’argent et un appartement. Je ne suis pas croyant, mais ce qui est en jeu là, c’est le manque radical d’amour avec des enfances le plus souvent massacrées. Je connais un ancien juge de paix qui parle anglais, russe, et qui est à la rue. Ce sont des fractures que le niveau d’étude ne suffit pas à combler.» Le film ne résout rien, bien entendu. Il nous convoque à un carrefour dense de questions humaines, politiques, sociales, avec une mélancolie qui est peut-être une ressource morale plus profonde que la simple indignation.
Au bord du monde documentaire de Claus Drexel (1 h 38).
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